Une convention citoyenne pour éclairer des dilemmes politiques et techniques

Une convention citoyenne pour éclairer des dilemmes politiques et techniques
Publié le 12 février 2025
Dans le cadre des Conventions citoyennes, des citoyens tirés au sort sont invités à délibérer collectivement et à formuler des propositions. Plusieurs variantes des formats participatifs sont possibles. Une initiative récente de la métropole de Rouen leur demandait d’arbitrer des dilemmes posés par l’aménagement de leur territoire.

A l’heure de l’urgence écologique et de la crise démocratique, construire des politiques publiques de long terme répondant aux impératifs de la transition écologique et aux attentes légitimes de développement de la qualité de vie des citoyens et du mieux vivre ensemble relève de la gageure. En effet, les élus font face à un faisceau d’injonctions et d’attentes souvent contradictoires ; le cadre réglementaire est souvent en retard sur les nouveaux défis à relever ; l’expertise des services, remise en question par la nouveauté des problématiques et la défiance des citoyens face aux propositions du politique, très grande. Pour les collectivités, il est pourtant crucial de définir des politiques de transition social-écologiques à même de répondre à ces défis pour les habitants du territoire. Ces politiques s’inscrivent nécessairement dans le long terme, et en rupture avec les pratiques qui ont prévalu jusqu’il y a peu. Au moment où la démocratie est contestée, où l’on a du mal à organiser un débat politique serein et où l’expertise est fragilisée par les fake news, impliquer les citoyens dans la préparation de l’action publique est essentiel.

Mais construire ces politiques en concertation avec les citoyens peut paraître également illusoire. La démocratie locale et délibérative n’a pas toujours réussi : opérations de communication, non prise en compte des résultats, temps supposé perdu pour la mise en œuvre des projets, manque de représentativité des participants… Alors même que la participation citoyenne peut être un maillon essentiel de la politique du quotidien, du vivre ensemble et de notre système démocratique, il est important de chercher les clés de sa réussite.

Les initiatives participatives de la Métropole de Rouen Normandie ne manquent pas et leurs particularités sont notoires ; elles sont réellement connectées à la fabrique de la ville et du territoire, elles sont souhaitées et menées par et avec les élus, intégrées au cœur des équipes techniques, animées avec un tissu de parties prenantes et d’associations particulièrement dynamiques et engagées dans la recherche de solutions. Enfin, la collectivité travaille main dans la main avec des intervenants externes opérateurs des projets qui ont intégré le dialogue dans leur pratique. Ainsi, les projets stratégiques et urbains sont effectivement co-construits avec un cercle élargi de parties prenantes.

Dans cet article, nous présentons une alchimie fragile mais puissante pour engager la transition. Faisant le choix de la délibération citoyenne dans la construction du projet de territoire et du plan d’actions pour la transition, les élus, les services et des citoyens ont inventé un modèle pragmatique et efficace de mise en débat de l’avenir du territoire.

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Ce modèle part du besoin des élus et des services techniques de la collectivité de comprendre le positionnement des citoyens sur des dilemmes structurants pour la définition du projet de territoire pour les 30 prochaines années. Afin de réaliser des choix complexes pour construire un territoire sobre, résilient face à la crise écologique et apportant de la qualité de vie aux habitants, en particulier les plus vulnérables, la délibération citoyenne semble incontournable. C’est pourquoi la métropole a choisi de compléter la concertation grand public par une « Convention citoyenne des transitions ». Mais encore faut-il en identifier les modalités qui permettront à la fois d’appréhender les grands changements à venir et de contribuer à la définition des politiques et des actions concrètes répondant aux défis que représentent ces changements. Une méthode a émergé lors des réflexions sur l’organisation de cette convention : proposer aux citoyens de définir la vision de la Métropole en 2050 mais aussi de se positionner sur des dilemmes identifiés par les services de la collectivité comme les nœuds des choix politiques à faire pour transformer le territoire. Les réponses à ces dilemmes devant être en accord avec la vision, un va et vient a été organisé à chaque session de travail pour vérifier la cohérence entre la direction que les participants souhaitaient prendre (la vision), leurs positions face aux grands dilemmes et leurs propositions pour résoudre les dilemmes et tendre vers le territoire souhaité. C’est l’approche par les dilemmes qui oblige les participants et la collectivité à creuser les alternatives et penser leurs conditions de mises en œuvre de manière équitable, car tout choix révèle les tensions locales, sociales, économiques et environnementales.

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Depuis la Convention citoyenne pour le climat (CCC, 2019-2020), les conventions citoyennes sont identifiées comme des innovations démocratiques qui permettent d’aborder des sujets complexes. Elles organisent une délibération approfondie à propos d’une question de politique publique soumise à des personnes tirées au sort en fonction de critères tels que l’âge, le genre, la catégorie socioprofessionnelle, le niveau de formation, etc. Elles ne représentent aucun intérêt autre que les leurs et leur ambition n’est pas de se substituer aux décideurs qui porteront l’entière responsabilité des choix qu’ils feront à la suite de la convention.

Les conventions citoyennes comme, avant elles, les conférences de consensus et les conférences de citoyens, sont construites en trois grandes phases : 1) une phase d’information approfondie autour des enjeux et de l’environnement dans lequel la question est posée, 2) une phase d’audition d’acteurs et de témoins et 3) une phase de production d’un avis rédigé collectivement. Au cours de ces trois étapes, les membres de la convention dialoguent entre eux, ainsi qu’avec les experts et les témoins. L’organisation de ces phases peut varier d’une convention à l’autre en fonction de ses finalités, de la nature du sujet traité et de la commande politique qui lui est assignée.

Les conditions dans lesquelles la Convention citoyenne pour le climat (CCC) a été organisée, comme l’ampleur du dispositif mis en œuvre, lui ont donné son caractère innovant et original. Lancée par le Président de la République comme une suite, visant à le dépasser, du Grand débat national qui lui-même se voulait une réponse à la crise des Gilets Jaunes, la CCC avait pour objet de mobiliser 150 citoyens et citoyennes pour qu’ils déterminent « une série de mesures permettant d’atteindre une baisse d’au moins 40 % des émissions de gaz à effet de serre d’ici 2030 (par rapport à 1990) dans un esprit de justice sociale ». L’ambition du Président de la République de reprendre « sans filtre » les propositions de la CCC n’a pas été réellement suivie d’effet, même si la loi Climat et Résilience a retranscrit plus de mesures proposées par la Convention que l’opinion publique ne l’a cru. Le contexte dans lequel elle s’est déroulée, la question posée aux membres de la Convention et l’interprétation du « sans filtre » ont eu pour conséquence d’amener la CCC à conduire sa réflexion à partir d’une feuille blanche et d’imaginer le maximum d’actions à proposer. Ce modèle a été repris dans nombre de conventions citoyennes qui se sont déroulées depuis, que ce soit sur le thème du climat ou sur d’autres thèmes (y compris la Convention citoyenne sur la fin de vie).

D’autres modalités de fonctionnement d’une convention citoyenne peuvent cependant être retenues : plutôt que d’imaginer une politique à partir de zéro, il est possible de proposer aux participants de mesurer les avantages et les inconvénients d’une ou plusieurs mesures de politique publique (fonction d’aide à l’évaluation) ou encore de trancher des dilemmes et donc d’exprimer des choix de priorité entre plusieurs actions (fonction d’aide à l’arbitrage).

Dans tous les cas, une convention citoyenne a pour objectif d’éclairer la décision publique et d’apporter aux décideurs des éléments de connaissance du contexte socio-politique, des enjeux et des conditions de mise en œuvre des actions qu’ils décident, éléments qu’aucune autre expertise ou expérience ne pourrait apporter. Une convention citoyenne propose rarement une solution spécifiquement originale mais elle peut en déterminer l’ambition. Elle n’invente pas mais elle oriente et permet de fixer des niveaux de priorité, des modalités d’appropriation, des conditions de réussite. Elle peut ainsi éclairer des choix politiques mais aussi techniques. Ces orientations sont le résultat d’une délibération collective, c’est-à-dire d’un échange d’arguments qui, au cours des discussions entre les membres de la convention comme entre ces derniers et les experts et témoins qu’ils auditionnent, permet de dessiner ensemble une idée plausible de l’intérêt général. En ce sens, la délibération citoyenne éclaire celle des élus et lui est complémentaire.

La Convention citoyenne des Transitions de la Métropole Rouen Normandie

La Convention citoyenne des Transitions (CCT) mise en œuvre en 2023-2024 par la Métropole Rouen Normandie avait pour objectif de contribuer à l’élaboration du projet de territoire de la Métropole à l’horizon 2050, afin de constituer le socle sur lequel construire trois documents structurants dans le cadre d’une démarche conjointe : le schéma de cohérence territoriale (SCoT), le plan climat air énergie territorial (PCAET) et le plan local d’urbanisme intercommunal (PLUi). Plus précisément, la convention, composée de 80 habitants et habitantes de la Métropole devait répondre aux questions suivantes : « Face à des changements majeurs de société, comment vivrons-nous dans la Métropole Rouen Normandie en 2050 ? Comment concilier urgence climatique et avenir plus juste pour nous tous ? »

Cette convention citoyenne était l’une des modalités de concertation avec le grand public mises en œuvre à l’occasion de la révision du SCoT-AEC / PLUi (le projet « Métropole 2050 » : dénomination de la démarche règlementaire conjointe d’élaboration du SCOT valant PCAET et de la révision du PLUi). Des réunions publiques de proximité, un dispositif de kiosque mobile pour aller à la rencontre des habitants, des balades urbaines et des rencontres organisées avec des enfants, des étudiants, des personnes en situation de handicap ont permis d’impliquer plus de 2000 personnes dans les réflexions préparatoires à la mise au point de ces documents majeurs de planification de l’action publique territoriale.

L’enjeu principal de l’élaboration du projet de territoire de la Métropole est d’intégrer dans la vision de son avenir les grandes caractéristiques qui sont les siennes aujourd’hui et la manière dont elles pourraient évoluer dans les 25 prochaines années dans le contexte de crise écologique, tout en améliorant la qualité de vie et la justice sociale. Le projet de territoire et les documents qui en découleront doivent répondre aux objectifs de neutralité carbone, de la préservation de la biodiversité, du zéro artificialisation nette (ZAN), de la protection des ressources et de l’adaptation au changement climatique.

Le territoire de la Métropole, qui compte 500 000 habitants, est composé de trois grands ensembles : des cœurs d’agglomération (Rouen et Elbeuf) autour desquels se concentre une part importante de l’activité économique, notamment les industries ; des espaces urbains moins denses, et des bourgs et villages qui relèvent pratiquement de la ruralité. Le territoire de la Métropole, traversé par la Seine sur un linéaire de 95 kilomètres, est composé d’un tiers de surfaces urbanisées, un tiers de surfaces agricoles et un tiers d’espaces forestiers.

Les problématiques de développement et d’attractivité économique, de consommation, d’énergie, d’aménagement du territoire (logement, mobilités, organisation des services rendus par le territoire), de risques naturels et technologiques et le rapport à la nature constituaient les thèmes de réflexion proposés aux membres de la Convention citoyenne. Ils ont été choisis pour couvrir le plus largement le champ des interactions complexes entre les différents domaines de l’action publique, et alimenter ainsi la définition des grandes orientations du projet de territoire de la Métropole, avant d’élaborer les programmes d’action et de définir leur traduction réglementaire dans le cadre du SCOT-AEC et du PLUi.

Le déroulement de la Convention citoyenne

L’intégration de ces thématiques dans une réflexion globale et transversale était un défi important de l’organisation de la Convention ; il fallait éviter de juxtaposer des réflexions verticales par grandes thématiques qui auraient dépolitisé le dispositif ou qui auraient eu pour effet de générer de trop nombreuses contradictions non maîtrisées entre les différentes catégories de réflexion et les temps de travail successifs. C’est la raison pour laquelle il a été proposé aux membres de la Convention de travailler simultanément sur deux plans distincts mais étroitement complémentaires : a) l’élaboration de la vision du territoire de la Métropole dans laquelle ils souhaitent vivre en 2050 et b) une réflexion approfondie sur plusieurs grandes familles de dilemmes concernant 1) l’aménagement du territoire, la construction de logements et les mobilités ; 2) le rapport aux risques d’inondation et industriels et le rapport à la nature ; 3) l’attractivité du territoire, la consommation, le modèle de développement et l’énergie (consommation et production). La réflexion sur les dilemmes aboutissait à un positionnement collectif et argumenté de la Convention sur une échelle symbolique du dilemme (un axe sur lequel étaient indiquées les solutions alternatives et parfois opposées pour résoudre un problème). La position était complétée par la formulation de propositions et de leurs conditions de réussite pour atteindre la vision de la Métropole en 2050. La Convention s’est réunie au cours de 6 week-ends et de 5 webinaires d’intersession, soit environ une centaine d’heures de travail collectif. Elle a rencontré des experts, des acteurs et a travaillé avec le Conseil de développement durable de la Métropole notamment sur l’avenir et le rôle de la Seine dans le projet de territoire.

Après un week-end de découverte des grands enjeux de l’aménagement du territoire de la Métropole dans le contexte du changement climatique, les membres de la Convention ont rédigé collectivement une première version de la vision de la Métropole dans laquelle ils souhaitent vivre en 2050. Ce texte a été retravaillé après chaque week-end consacré aux réflexions sur les dilemmes. La version finale de la vision a ainsi été enrichie, amendée, complétée par les réflexions plus spécifiques conduites à propos des grandes thématiques de l’aménagement du territoire. En outre, au cours de chaque session consacrée aux dilemmes de l’aménagement du territoire, des risques et des questions économiques, les membres de la Convention se sont prononcés sur les orientations à privilégier, sur les actions à mettre en œuvre et sur les conditions de réussite de ces actions.

L’étude d’un dilemme consistait à répondre à une question du type (exemple de la thématique « se déplacer ») : « D’ici à 2030, pour atteindre l’objectif [d’une société neutre en carbone] en 2050, faut-il plutôt se déplacer moins ou toujours autant mais de manière décarbonée ? ». La réponse attendue consistait à déterminer collectivement un positionnement sur un axe dont les pôles étaient « se déplacer moins » et « se déplacer autant mais de manière décarbonée ».

Dans un premier temps, en groupe de travail, la réponse était attendue pour chaque type d’espace de la Métropole (en cœur d’agglomération / dans les espaces urbains / dans les bourgs et villages). En fonction du positionnement du groupe de travail, ses membres choisissaient 5 actions à privilégier dans une liste de 25 actions environ envisagées par les services de la Métropole ou conseillées par des experts ; ils pouvaient aussi proposer des actions non prévues par la Métropole et rapprocher des actions d’autres thématiques dont ils considéraient qu’elles devaient être liées. Enfin, les membres des groupes de travail devaient indiquer les conditions de réussite de chaque action retenue.

Dans un second temps, les membres des groupes de travail (un par espace) mettaient en commun leurs conclusions provisoires et déterminaient une position à l’échelle de la Métropole, en l’explicitant. Cela donnait lieu à des débats intenses et approfondis sur les choix de tel ou tel groupe de travail et conduisait à une révision de la position initiale.

Dans un troisième temps, lors de la dernière session, en plénière, les membres de la Convention ont rediscuté tous les résultats obtenus au cours des 3 sessions précédentes : ils ont traité 9 familles de dilemmes appliqués à différentes échelles ou pour différentes activités) soit en tout 36 dilemmes, chacun étant voté par le plénum de la Convention. Les problèmes de l’aménagement du territoire ont été étudiés dans chacun des 3 grands espaces de la Métropole (cœur d’agglomération, espaces urbains et bourgs et villages) ; les risques industriels ont été étudiés relativement aux logements, aux équipements publics et aux autres activités économiques. L’attractivité du territoire a été réfléchie pour les commerces, la consommation de biens, l’agriculture, le tourisme et l’industrie. Pour chaque famille de dilemme, une position globale, à l’échelle de la Métropole était aussi définie.

Nous présentons ici certains des dilemmes et les positions votées par les membres de la CCT pour différentes situations. Les pastilles rondes sur l’axe de questionnement représentent la position des participants à l’issue de la délibération. Parfois les positions sont nuancées en fonction des échelles, des types d’activités ou de bâtiments.

Le rapport final qui contient toutes les positions sur les dilemmes ainsi que les propositions associées, a lui-même fait l’objet d’un vote et a été approuvé par 96 % des membres de la convention. La quasi-totalité des votes sur les dilemmes a obtenu des résultats largement positifs (de 62 % à 100 % d’approbation).

Un seul dilemme n’a pas permis d’obtenir une position majoritaire ferme sur l’ensemble des positions. Celui-ci portait sur la question des risques industriels : “de nouvelles installations peuvent-elles être construites à moins d’un kilomètre d’un site industriel à risque ?”. Ce sujet a été discuté pour l’implantation de logements, d’activités (SEVESO ou non) et pour les équipements publics. Pour chacun de ces types d’activités le débat a abouti à des consensus difficiles : concernant l’implantation de nouveaux logements ou d’installations industrielles non SEVESO, une majorité s’est prononcée pour faire avec le risque et accepter ces implantations à moins d’un kilomètre de zones à risques industriels, avec des mesures de maîtrise des risques. En revanche les citoyens ont considéré qu’il ne fallait pas implanter d’équipements publics ni cumuler plusieurs activités SEVESO à moins d’un kilomètre d’un site à risque existant. Ces débats par type d’activité ayant été tranchés, le vote global à l’échelle de la Métropole en revanche n’a été approuvé que par 49 % des votants contre 23 % et 28 % d’abstention. D’une manière générale, les votes sur les risques industriels et les risques d’inondation (“De nouvelles installations peuvent-elles être construites dans des zones où les hauteurs d’eau liées aux inondations seraient inférieures à 1 mètre ?”) ont été les plus clivants, exprimant la difficulté à se positionner de façon consensuelle sur ces questions.

Les enseignements

Il est possible de tirer plusieurs enseignements de cette expérience sur le plan de la méthode et sur celui du rôle des citoyens et des citoyennes.

Une méthode prospective, fondée sur des dilemmes, qui génère un dialogue large, global et concret

La méthode employée permet, on l’a déjà noté, de lier une vision globale et une étude approfondie des éléments qui la composent. La vision a été écrite tout au long du processus qui s’est déployé sur 11 séances de travail : le temps consacré à la réflexion collective a été moins long que lors de la Convention citoyenne pour le climat (7 sessions de 3 jours) mais nettement plus étendu que dans la plupart des autres expériences (généralement 3 à 4 sessions, 1,5 jours). Etant donnée l’ampleur du sujet, cela était évidemment nécessaire pour permettre aux membres de la Convention de discuter leurs points de vue suffisamment longuement, qu’ils se comprennent bien et qu’ils apprécient les projections et positions des uns et des autres. En effet, sur la question des déplacements ou sur celle des risques industriels, les positions initiales ne pouvaient être les mêmes. Par exemple pour les déplacements, un habitant du centre de Rouen ne peut avoir le même point de vue pratique qu’un habitant d’un bourg rural éloigné. En effet, si l’objectif de décarboner les mobilités fait consensus, la mise en œuvre concrète conduit à des clivages importants, tant du point de vue des ressentis qui peuvent diverger sur la facilité d’accès aux différents équipements et services, que du fait de l’adéquation des différents leviers (densité des transports en commun, possibilité d’accéder à un véhicule électrique…). Au sujet des risques industriels, pour reprendre cet exemple, le clivage a opposé ceux qui considéraient que les entreprises à risque sont des employeurs historiques dans la Métropole et sont donc importantes pour l’emploi et ceux qui insistent sur la pollution et les risques.

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Les échanges indiquent que l’absence de consensus provient principalement du difficile équilibre entre le maintien de l’activité économique et la gestion des risques, dont la perception peut être très différente suivant qu’on habite depuis longtemps dans une zone à risque, ou que l’on a travaillé dans l’industrie, ou suivant l’opinion que l’on a du capitalisme. Le temps de discussion a permis non pas d’effacer les différences de points de vue ou les oppositions mais de les comprendre et de chercher des voies qui permettraient de prendre en compte la finalité de la réflexion (améliorer le cadre de vie et la justice pour tous) ; cela explique le résultat des votes consensuels ou non en fonction des sujets, des types de territoires qui constituent la Métropole, ou encore des activités concernées1.

Cette méthode qui proposait d’emblée des sujets d’enjeux et des situations dans lesquelles les aborder, proposait des alternatives et des pistes d’action. Cela a permis de traiter un grand nombre de sujets (36 dilemmes) de manière approfondie car le cadre précis invitait à un débat ouvert et de fond. Les participants pouvaient à tout moment proposer de l’enrichir ou d’aborder d’autres sujets. La précision des situations soumise à la réflexion et les actions associées identifiées par les services de la métropole a permis de consacrer beaucoup de temps aux échanges entre les conventionnels pour qualifier les consensus et les dissensus. Cela était rendu possible car ils n’avaient pas à fournir un effort d’imagination pour chercher quelles solutions proposer mais plutôt à les prioriser et à en définir les conditions de mises en œuvre si elles étaient retenues pour résoudre les dilemmes. En outre, cela a évité qu’ils formulent des propositions d’actions déjà mises en œuvre comme on le voit fréquemment dans ce type d’exercice.

Cette méthode implique un dialogue étroit entre les participants et les techniciens de la Métropole qui ont, avec le cabinet Res publica qui organisait et animait la Convention, déterminé les sujets, les ont thématisés sous formes de dilemmes, d’échelles et de domaines d’application. Ce dialogue a permis d’économiser du temps : si chaque famille de dilemme était introduite par des experts spécialistes de ces questions (le plus souvent extérieurs à la Métropole), le détail des situations à étudier était précisé par les techniciens. Ainsi, la méthode a-t-elle allié une information générale permettant aux membres de la Convention de comprendre les grands enjeux de chaque thématique et une information précise, fournie à la demande, sur chaque situation dans laquelle le dilemme se posait. Le rôle des animateurs était de modérer ces dialogues entre les techniciens de la Métropole et les membres de la Convention et de faciliter l’appropriation des enjeux des dilemmes. Les participants étaient invités à prendre du recul par rapport aux pistes de réponses proposées, à explorer d’autres idées et à se positionner collectivement après avoir écouté tous les arguments des membres du groupe, d’experts et d’acteurs du territoire. Cette modération a été rendue facile car les élus et les agents étaient eux-mêmes dans une posture d’interrogation pour chaque situation traitée : c’est bien pour avoir d’autres points de vue que la Métropole a souhaité organiser une convention citoyenne. En effet, les élus comme les techniciens avaient pris conscience que ni les experts, ni les acteurs interrogés par ailleurs (les acteurs économiques, la société civile organisée, les personnes publiques associées) ne leur apporteraient des réponses prenant en compte la complexité de la réalité du territoire vécu, et que seule une réflexion collective de citoyennes et de citoyens pouvaient leur apporter ces éclairages.

Cette méthode permet d’élargir le champ de la réflexion collective à l’ensemble des dimensions de la transition social-écologique en y intégrant les différentes attitudes des citoyens vis-à-vis de celle-ci. Et la diversité de ces attitudes est grande : des personnes ont déjà changé profondément leurs modes vie et s’insurgent contre l’inaction des autres acteurs ; d’autres se disent prêtes à bouger mais à condition que « les autres » et notamment les responsables politiques ou les entreprises soient exemplaires et prennent leurs responsabilités ; d’autres encore, plus vulnérables et déjà exposées aux conséquences des crises écologiques sont sur la défensive et veulent éviter d’aggraver la vie quotidienne par de nouvelles contraintes ou des changements trop radicaux ; enfin, certains considèrent qu’il est trop tard pour inverser la tendance et ne participent plus au débat. Ces différentes attitudes sont constitutives de la réalité vécue de la collectivité. Travailler sur les dilemmes, les actions à mettre en œuvre et leurs conditions de réussite permet justement d’enraciner la réflexion dans le concret de la vie quotidienne, beaucoup plus efficacement qu’en laissant libre cours à l’imagination prospective.

Des citoyens et des citoyennes davantage impliqués dans la fabrique de l’action publique

De fait, cette méthode influe sur le résultat politique. En effet, les citoyennes et citoyens ont été mis presque exactement dans la posture du décideur public, c’est-à-dire des élus de la Métropole, par l’organisation d’une série de dialogues avec les experts et les techniciens, qui travaillent au quotidien avec ces élus. Il ne s’agissait bien entendu pas de confondre le rôle des citoyens et celui des élus : personne n’a laissé poindre cette illusion. Mais il s’agissait de faire en sorte que des personnes ne représentant qu’elles-mêmes, libres de toute responsabilité vis-à-vis de dilemmes complexes posés par la planification territoriale, n’ayant pas de connaissance spécialisée, disposent du temps nécessaire pour envisager collectivement l’avenir de leur territoire, de son aménagement, de son organisation et des évolutions qu’il va falloir assumer dans le cadre de la crise écologique.

Ces dialogues, et l’ensemble des informations que les participants ont pu obtenir par ailleurs (nombre d’entre eux, comme dans toutes les conventions, se sont informés de façon autonome sur les différentes questions qu’ils ont traitées) ont alimenté la délibération entre les citoyennes et les citoyens de la Convention.

Il est un point essentiel sur lequel la posture des membres de la Convention et celle des élus de la Métropole est identique : les uns comme les autres doivent embrasser dans le même effort de réflexion, la dimension politique (quels choix faire, quelles priorités, etc.) et la dimension technique (comment faire, à quelles conditions). L’intégration du « technique » dans le « politique » est le lot quotidien des élus : ils mettent à profit les travaux des techniciens de la collectivité et parfois aussi des experts qu’ils consultent. Le citoyen n’a pas le loisir de cette intégration : soit il est dans une posture purement politique voire idéologique (j’aime / je n’aime pas, je suis d’accord / je ne suis pas d’accord), soit il est spécialiste d’un sujet et il réfléchit l’action publique ou militante uniquement à l’aune de sa spécialité. Mais, dans ce cas, la vision est partielle voire biaisée par le tropisme de la spécialité.

La dimension technico-politique est essentielle pour que les élus prennent des décisions rationnelles et cohérentes avec la réalité. Le citoyen qui n’y a pas directement accès (ou rarement) ne dispose pas des mêmes moyens pour penser la décision. Dans une convention citoyenne qui part de la page blanche, l’intégration du « technique » dans le politique est plus complexe puisque le dialogue avec des techniciens n’a pratiquement pas lieu, ou de façon très limitée. Dans le cas de la Convention de la Métropole Rouen Normandie, les citoyennes et les citoyens ont eu la possibilité de réfléchir collectivement à la dimension politique du projet de territoire ; mais ils ont aussi eu accès aux problématiques identifiées par les services techniques, sous la forme des dilemmes explicités, et ont eu à leur disposition les éléments techniques qui leur ont permis de moduler leurs réflexions politiques au regard de ces problématiques. Cela les a conduits à produire un document final qui est un des socles sur lesquels s’appuie la collectivité pour élaborer son projet de territoire.

Ainsi, l’organisation d’un dialogue approfondi avec les citoyennes et les citoyens dès le démarrage de l’élaboration des nouveaux documents programmatiques et réglementaires de la Métropole a permis de proposer des réponses aux dilemmes qui représentaient autant d’obstacles à surmonter dans la définition d’une politique territoriale et de structurer la réflexion qui sera conduite avec l’ensemble des acteurs, y compris les citoyennes et citoyens qui habitent le territoire. Deux formes d’implication leur sont d’ores et déjà proposées.

D’une part, une série de temps de concertation et de dialogue qui les conduiront à approfondir les actions retenues pour le PCAET avec les autres acteurs. D’autre part, les rendez-vous d’un Comité citoyen de suivi de la Convention composé de 50 personnes (deux-tiers issus de la Convention et un tiers de personnes nouvellement engagées dans ce Comité) qui a pour mandat de suivre l’élaboration des documents de planification SCoT-AEC et de la révision générale du PLUi, au regard des propositions de la Convention.

Ce Comité citoyen de suivi est appelé à rendre un avis à chaque grande étape de l’élaboration du SCoT-AEC et de la révision générale du PLUi sur la manière dont les documents produits par la métropole prennent en compte le projet de territoire et les réponses aux dilemmes proposés par la convention citoyenne. Avec des propositions claires, utiles et élaborées collectivement. Pour mener à bien cette réflexion, il bénéficiera de l’intervention d’acteurs, d’experts et des services métropolitains qui apporteront aux membres du Comité des informations utiles à leurs réflexions individuelles et collectives.

Les conventions citoyennes, objets démocratiques innovants et pragmatiques

Alors que de nombreuses conventions citoyennes, sur le modèle de la Convention citoyenne pour le Climat, avaient pour mission d’imaginer ce qu’il serait souhaitable de faire pour lutter contre le changement climatique en atténuant les émissions de gaz à effet de serre tout en tenant compte des contributions différenciées des acteurs et des citoyens, la Convention citoyenne des Transitions de la Métropole de Rouen Normandie a permis de contribuer à la formulation de réponses à des dilemmes qui représentaient des questions politiques épineuses en organisant un dialogue direct entre les membres de la Convention et la collectivité représentée par les techniciens et les élus en charge des différentes thématiques concernées. Ce faisant, elle a permis d’aborder non seulement les enjeux du changement climatique (atténuation et adaptation), mais aussi les autres enjeux de la crise écologique (préservation de la biodiversité, préservation des sols…). Elle a aussi permis, en organisant ce double dialogue (avec la collectivité et entre ses membres) de structurer la réflexion politique et technique qui a contribué à la mise au point d’un projet de territoire, le Plan d’Aménagement Stratégique de la Métropole, qui constitue le socle à partir duquel seront élaborés les documents programmatiques et réglementaires.

Cette expérience montre à quel point cette innovation démocratique est souple et adaptable aux différentes échelles de réflexion (nationale et locale) puisqu’elle permet de répondre à différentes situations politiques (il n’y a rien de commun entre la situation qui a abouti à la CCC et celle qui a conduit la Métropole à décider de la Convention citoyenne des Transitions). Elle montre aussi que l’on est passé de l’invention pionnière dans laquelle on cherchait par un effort d’idéation (de créativité) à faire face aux causes d’un défi sans nécessairement intégrer ses conséquences à une ingénierie politique visant, en s’appuyant sur une intégration de la dimension technique à la réflexion des citoyennes et des citoyens, à pousser aussi loin que possible leur implication dans la conception de politiques publiques territoriales. On est ainsi passé du « quoi faire » au « que choisir, que faire, pourquoi, comment et à quelles conditions », sans générer de confusion des rôles mais en approfondissant et en élargissant la réflexion collective.

Elle montre surtout qu’en proposant à des citoyennes et des citoyens tirés au sort de délibérer sur des objets politiques constitués (les dilemmes, les actions qui pourraient répondre aux différentes positions adoptées pour les trancher et leurs conditions de réussite), ce dispositif de démocratie délibérative permet d’aller très loin dans la collaboration intellectuelle entre une autorité publique et ses mandants. Cela ouvre de nombreuses perspectives qui plaident pour développer ces pratiques parce qu’elles rendent la démocratie plus vivante et qu’elles permettent aux techniciens et aux élus de jouer pleinement leur rôle tout en étant accompagnés dans leurs efforts pour penser le meilleur avenir du territoire par l’éclairage d’une parole citoyenne construite. La Métropole de Rouen Normandie va plus loin en créant un Comité citoyen de suivi des travaux de la Convention ; cette instance va permettre de continuer le dialogue, d’approfondir des réflexions hybridées (partagées entre experts, techniciens, élus et citoyens) et ainsi de sortir de la problématique insoluble du repris “avec ou sans filtre” des propositions de la convention citoyenne nationale puisqu’il s’agit, ici, d’organiser une collaboration dans la durée entre des acteurs du champ de l’action publique qui portent des légitimités complémentaires.

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Sophie Guillain

Nicolas Mayer-Rossignol