Santé mentale et genre : un tabou masculin

Santé mentale et genre : un tabou masculin
Publié le 16 mai 2024
Malgré une mobilisation croissante des pouvoirs publics, la santé mentale des hommes reste un sujet plus tabou que celle des femmes. Pourtant, les statistiques révèlent qu'ils sont trois fois plus susceptibles de se suicider que ces dernières. Comment l’action publique peut-elle encourager la prise de parole masculine et combattre une stigmatisation aux conséquences dévastatrices ? Doit-elle aller jusqu’à adapter les services d'aide et de soins aux besoins, pratiques et langages des hommes réticents à rechercher de l'aide ?
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Notre héritage historique et culturel pousse les hommes à cacher, voire refrener leurs émotions sous peine de paraître « sensibles » ou « faibles ». Ce modèle de masculinité stéréotypé a des impacts certains sur le bien-être mental et social des hommes.

75% des suicides en France concernent des hommes, alors que selon les chiffres de Doctolib, les femmes représentent 78% des consultations psychologiques en 2022. Or, comme dans les autres champs de la santé publique, un sous-diagnostic et un sous-traitement conduisent à une plus grande mortalité. Le tabou masculin sur la santé mentale mène les hommes à laisser durer des troubles psychologiques qui ne peuvent que s’aggraver et mener à une souffrance plus importante au point de passer plus souvent à l’acte. En somme, si les hommes demandent moins d’aide, ce n’est pas parce qu’ils en ont moins besoin. Que peut l’action publique face à ce problème ?

La lutte contre la stigmatisation des problèmes de santé mentale, et particulièrement celle des hommes, passe par la reconnaissance des mécanismes qui organisent ce silence : barrières personnelles, sociétales et organisationnelles. Au regard des difficultés à parler, à trouver de l’écoute et à être diagnostiqués, l’évolution des représentations collectives de la masculinité est essentielle pour permettre de lever le tabou. En cela, l’école est le lieu privilégié d’une action de prévention incluant les garçons ainsi que du développement de compétences psycho-sociales mettant l’accent sur le dépassement des stéréotypes, la communication et l’empathie.

En parallèle, face à l’émergence d’une demande, notamment des jeunes hommes, l’offre publique, en dépit d’efforts certains mais finalement encore modestes, ne prend pas en compte les dimensions genrées des besoins et court le risque d’être inadaptée pour une partie des hommes. Si l’heure est à la critique d’une masculinité « toxique », il semble tout de même nécessaire de prendre en compte les conséquences d’une socialisation genrée dans l’élaboration du parcours de soins psychologiques.

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Ainsi le sujet de la santé mentale des hommes engage différents registres d’action publique : enjeu de santé publique, il importe de réduire le nombre d’hommes en souffrance psychique ; enjeu économique, il interroge le coût du parcours de soin en santé mentale, notamment pour les jeunes et les étudiants ; enjeu culturel et sociétal, il oblige à questionner l’évolution des représentations collectives de la masculinité.

Un homme sur dix atteint d’un syndrome dépressif

Selon l’Inserm (CepiDC), les trois quarts des décès par suicide en France concernent des hommes. Si la France a un taux moyen de suicide de 12,3 pour 100 000 habitants, il est de 19,3 chez les hommes contre 6 pour les femmes. Les femmes font certes plus de tentatives de suicides que les hommes, mais celles des hommes conduisent plus souvent à la mort. Cela tient au choix de méthodes plus violentes, comme les armes à feu, à une tendance à agir plus impulsivement lors de pensées suicidaires, mais aussi au fait que les hommes donnent moins de signes d’alertes.

En termes de mortalité, les hommes sont donc prioritairement concernés par les questions de santé mentale : à l’occasion du Movember 2021, initiative née en Australie sensibilisant aux enjeux de santé des hommes, Vincent Lapierre, directeur du Centre Prévention du Suicide de Paris, souligne qu’en « matière de santé mentale, le nombre de suicides est en diminution pour toutes les catégories, sauf chez les hommes […] entre 30 et 59 ans ». De plus, si le taux de suicide des adolescents est relativement faible par rapport aux autres classes d’âge, il est la deuxième cause de mortalité des 15-24 ans après les accidents de la route, avec 15,2 % des décès de cette classe d’âge en 2016. Le suicide touche aussi particulièrement les jeunes hommes homosexuels ou bisexuels qui présentent un risque 4 fois plus important que les autres selon le Baromètre Santé Publique France 2017.

Les facteurs de risque des tentatives de suicide et pensées suicidaires sont avant tout la dépression, les violences subies y compris les violences sexuelles, et ce, même quand elles sont survenues plusieurs années auparavant. En 2019, un homme sur dix (9,2 %) était atteint d’un syndrome dépressif, d’après l’enquête santé européenne EHIS. L’isolement social et la précarité sociale apparaissent aussi comme des facteurs de risque importants. Le suicide chez les hommes est ainsi une véritable « épidémie silencieuse », tant par son ampleur que par le tabou qui subsiste.

Des disparités de genre dans le parcours de soin

Si trois-quarts des suicides sont des suicides d’hommes, il existe pourtant une disproportion entre le nombre d’hommes en souffrance et ceux qui cherchent de l’aide. Alors même que les besoins des hommes en matière de suivi psychologique semblent clairement démontrés, seuls 25 % des hommes français ont déjà poussé la porte d’un cabinet de psychothérapie, contre 35 % des femmes, selon une étude de YouGov pour Psychologies. En effet, les femmes demeurent bien plus nombreuses que les hommes à prendre rendez-vous : elles représentaient plus de 78% des consultations chez un psychologue en 2022, selon Doctolib. L’étude menée par l’institut Odoxa pour Doctolib souligne aussi une inégalité dans le traitement : à la question « Avez-vous déjà pris des médicaments pour la santé mentale (anxiolytiques, antidépresseurs, somnifères…) ? », 34% des femmes répondent positivement et seulement 26% des hommes. A cette différence dans la prise en charge médicale de santé mentale, s’ajoute la persistante d’un certain nombre d’idées reçues : selon l’enquête Odoxa, 20% des hommes et 10% des femmes ne pensent pas que « la dépression est une maladie ». Plus significativement encore, 35% des hommes sont d’accord avec l’idée que « la santé mentale est une mode, une manière pour certaines personnes d’attirer l’attention », contre 20% des femmes.

De plus, les hommes consultent tardivement, lorsque leur problématique s’est développée à un stade plus avancé. Les femmes consultent un psychologue plus rapidement après l’apparition d’une difficulté (deuil, divorce…) alors que les psychologues observent l’arrivée dans leurs cabinets d’hommes qui portent des problématiques qui durent depuis des années et ont pris des proportions beaucoup plus conséquentes, explique la psychologue Filipa Da Silva Pereira. La même problématique se retrouve chez les plus jeunes. Chez les adolescents hospitalisés en psychiatrie, les garçons sont majoritaires : 62% des adolescents de moins de 16 ans en hôpital psychiatrique en 2018 étaient des garçons.  L’enquête d’Odoxa pour Doctolib le confirme : à la question « Avez-vous été hospitalisé(e) pour un trouble psychique (dépression, addiction, burn out, anxiété, trouble bipolaire, idées suicidaires…) ? », 13% des hommes ont répondu oui, contre 8% des femmes.

C’est, semble-t-il, un recours plus tardif à la prise en charge, à un moment où la souffrance psychique a pris une ampleur plus considérable, qui explique en partie cette surreprésentations des hommes et des jeunes garçons dans les placements en hôpital psychiatrique. Il existe donc une disproportion entre le nombre d’hommes souffrant de troubles psychiques et ceux cherchant un traitement.

Un silence masculin

Cette disparité semble trouver une première explication dans le tabou pesant encore sur la santé mentale, notamment masculine. A l’occasion du Movember 2022, Gilette publie une étude sur la santé mentale des hommes entre 18 et 25 ans, menée par Reputation Leaders, auprès de 4 036 hommes. 79% des jeunes hommes français déclarent avoir souffert de problèmes de santé mentale en 2021. 63% des Français interrogés reconnaissent qu’ils devraient parler davantage de leur santé mentale mais 33% en sont dissuadés par la crainte d’être jugé. Inversement, seulement 7% des hommes se sentent à l’aise à l’idée de l’évoquer. Ainsi cette étude semble indiquer que, pour une part significative d’hommes, leur santé mentale demeure un sujet difficile à aborder.

L’enjeu méthodologique des normes masculines

Comment s’explique alors cette disparité entre le nombre d’hommes souffrant de troubles psychiques et ceux qui cherchent un traitement ? Michael Addis, professeur au département de psychologie de l’Université de Clark, écrit dans « Gender and Depression in Men », qu’une partie de la réponse se trouve dans l’existence de modèles de masculinité rendant plus difficile la prise de parole des hommes sur leurs propres souffrances. Pour lui, les disparités entre les sexes en matière de santé mentale sont largement attribuées aux représentations sociales que les hommes ont de leur rôle.

Celui-ci, pour autant, n’est ni figé dans le temps, ni appliqué universellement ou uniformément par tous les hommes. Dans l’ensemble, les résultats suggèrent que les modèles de liens sociaux entre les hommes sont variés. Raewyn Connell, professeure émérite de sociologie à l’université de Sydney met l’accent dans son ouvrage Masculinities, paru en 1995, sur le fait qu’il y a des masculinités et non une masculinité.

La théorie des masculinités multiples de Connell a offert aux chercheurs en santé un moyen prometteur de ne plus considérer les problèmes de santé des hommes comme la conséquence inévitable d’un rôle masculin socialisé, mais comme un phénomène influencé par les pratiques sociales dynamiques et les ressources que les hommes utilisent pour configurer le genre. Il n’y a donc pas une norme de genre, mais des masculinités, par rapport auxquelles hommes et femmes se positionnent de manière souple et mouvante. Ces normes, plurielles et changeantes, ne sont pas appliquées uniformément : il s’agit plutôt d’étudier dans quelle mesure chaque homme y adhère et quelles sont les conséquences de cette adhésion sur le comportement de chacun. Ainsi, depuis une dizaine d’années, les chercheurs en psychologie étudient plutôt la façon dont les hommes et les femmes se positionnent par rapport à un ensemble d’idées qui reflèteraient une norme dominante masculine.

Conséquences des normes masculines sur la santé mentale

Les conséquences psychologiques d’une adhésion plus ou moins grande aux normes de genre sont justement étudiées dans “Masculinity and Depression: A Longitudinal Investigation of Multidimensional Masculine Norms Among College Men” publié dans l’American Journal of Men’s Health. 322 participants entre 18 et 20 ans ont répondu à deux questionnaires standardisés, le Conformity to Masculinity Norms Inventory, évaluant dans quelle mesure un homme se conforme aux actions, pensées et sentiments qui reflètent les normes de masculinité dans la culture dominante de la société américaine, et le questionnaire Beck Depression Inventory-II, sur leur état de santé mentale. Les auteurs, chercheurs à l’université de Maryland, étudient l’impact de huit « normes masculines » sur la santé mentale d’étudiants. Issues d’un long travail d’élaboration du questionnaire CMNI, utilisées dans de nombreuses enquêtes américaines prenant en compte le genre, ces normes sont schématiquement listées ainsi : Playboy (désir de nombreuses partenaires sexuelles), Autonomie, Contrôle émotionnel, volonté de Gagner, Violence (volonté de se battre si on le provoque), Présentation de soi hétérosexuelle, Prise de risque et Pouvoir sur les femmes.

Cette étude compare dans quelle mesure les hommes interrogés adhèrent à ces différentes normes et suggère que ces adhésions peuvent être à la fois bénéfiques et inadaptées pour la santé des hommes. D’un côté, deux normes masculines particulières semblent protéger contre la dépression en favorisant des comportements d’adaptation : l’envie de gagner et la prise de risque, puisqu’elles incitent à faire de l’exercice physique, à parler avec des amis et à faire état d’un courage personnel élevé, comportements ayant démontré leur efficacité clinique dans l’amélioration de la santé mentale des individus. Ces normes concernent l’accomplissement personnel, elles favorisent l’estime de soi et le sentiment d’accomplissement, qui constituent une prévention contre les symptômes dépressifs. Il se peut, selon les auteurs, que ces hommes soient capables de gérer et de remettre en question les processus de pensée négatifs plus efficacement.

D’un autre côté, la majorité des études suggère que la plupart des normes masculines restreignent souvent les comportements favorables à la santé mentale des hommes et mettent celle-ci en danger en décourageant l’expression des émotions et en encourageant l’autonomie. Comme le suggérait Michael Addis dans « Gender and Depression in Men », les résultats indiquent que les hommes qui se conforment à des normes masculines telles que « l’indépendance », « Playboy » et « la violence » peuvent manifester leur masculinité d’une manière qui nuit à leur bien-être général.

Par exemple, les hommes qui adhèrent à la norme d’autonomie peuvent valoriser l’indépendance et éviter de chercher de l’aide pour des problèmes émotionnels. Ces hommes peuvent être plus enclins à dissimuler leurs affects négatifs et moins disposés à partager leurs expériences émotionnelles avec les autres, deux facteurs susceptibles d’intensifier le risque de dépression, lit-on dans « Development of the Conformity to Masculine Norms Inventory ». A contrario, lorsqu’ils n’y arrivent pas, la culpabilité face à ce qui est perçu comme un échec renforcerait ce mal-être : Mickaël Worms-Ehrminger, docteur en santé publique, souligne que « la pression sociale à la domination, l’indépendance, la compétitivité produit finalement un effet pervers qui va à l’encontre de ce à quoi elle prétendait. L’image de soi ne correspond plus à l’idéal que la société impose, et donc l’estime de soi peut baisser face à ce différentiel ».

En outre, les hommes qui adhèrent à la norme « Playboy » peuvent se sentir obligés de préserver leur virilité en ayant de nombreuses partenaires sexuelles. Cette pression peut à son tour entraîner un risque d’affect négatif et de symptomatologie dépressive. Ces hommes peuvent donc avoir plus de difficultés à nouer des relations intimes avec d’autres personnes, ce qui peut accroître le risque de détresse psychologique.

L’étude souligne qu’il est possible que les hommes qui adhèrent à la norme de « Violence » aient du mal à réguler leurs problèmes émotionnels et agissent violemment lorsqu’ils sont en détresse. Ces hommes-là peuvent être plus dominateurs et agressifs, ce qui peut nuire à la qualité des relations interpersonnelles et au bien-être émotionnel en général, augmentant ainsi la vulnérabilité à la dépression, souligne Elliot dans « Caring Masculinities, Theorizing an Emerging Concept ». La chercheuse australienne étudie en contraste les « masculinités bienveillantes », ce concept d’identités masculines qui rejettent la domination et ses traits associés et adoptent des valeurs bienveillantes telles que l’émotion positive, l’interdépendance et la « relationnalité », offrant le potentiel d’un changement social durable pour les hommes et leur santé.

La double peine des violences faites aux hommes

Cette difficulté à parler et à se tourner vers des soins psychologiques est encore plus grande lorsque ce mal-être renvoie à une problématique concernant en majorité des femmes, comme le viol et l’inceste. D’après le sondage Ipsos réalisé pour l’association Face à l’inceste en 2023 auprès d’un échantillon de 1000 personnes, un Français sur 10 dit avoir été victime d’inceste, et parmi eux, 35% des victimes sont des hommes (22 % dans l’enquête 2020). L’enquête Virage menée par l’INED en 2015 auprès de 27 000 personnes conclut quant à elle que 4,6 % des filles et 0,7 % des garçons sont victimes de violences sexuelles dans la famille ou par des proches. Si ce dernier résultat est inférieur au précédent, au-delà des divergences méthodologiques et de définitions, la tendance est à l’augmentation chez les hommes, ce qui laisse l’association « Face à l’inceste » penser que ces derniers révèlent désormais plus l’inceste.

De plus, selon l’enquête cadre de vie et sécurité (CVS) de l’Insee de 2019, 28 % des victimes de violences conjugales physiques ou sexuelles autodéclarées sont des hommes. Il est incontestable que les femmes sont majoritairement victimes de violences conjugales et sexuelles, mais « les hommes les subissent comme une double peine en ne rencontrant autour d’eux qu’incompréhension ou incrédulité », ajoutent dans une tribune du Monde Pascal Combes, président de l’association « Stop Hommes Battus », Catherine Lam, avocate, Alice Lecomte, psychanalyste et Patricia Vasseur, infirmière. A cela s’ajoute, selon ces derniers, « l’insuffisance, si ce n’est la quasi-inexistence de dispositifs prévus par les pouvoirs publics pour prévenir les violences lorsque la victime est un homme. Ni site Internet ni numéro téléphonique spécifiques, pas de places d’hébergement réservées, pas la moindre association spécialisée soutenue par les pouvoirs publics. Des professionnels de la santé ou de la chaîne pénale qui ne sont ni formés, ni même sensibilisés à cet aspect du problème des violences conjugales. Et qui, par conséquent, seront d’autant moins à même d’apporter un secours et une réponse appropriée aux victimes ». D’où la nécessité d’un changement de perception des rôles et attentes genrés nuisant à la santé physique et mentale de tous.

Il reste difficile de parler de santé mentale entre hommes

Les problèmes de santé mentale peuvent être aussi renforcés par une difficulté à aborder ce sujet entre hommes. L’étude qualitative « Masculinity, Social Connectedness, and Mental Health: Men’s Diverse Patterns of Practice » publiée dans l’American Journal of Men’s Health en 2018 a identifié quatre modèles de relations sociales chez les hommes et étudié leur influence sur la gestion de leur dépression. Les auteurs, chercheurs à l’université de Sydney et d’Otago ont interviewé un panel représentatif d’hommes entre 20 et 40 ans sans troubles psychiques diagnostiqués. Le premier groupe d’hommes avait un modèle de relations cloisonnées, comptant sur la sécurité de leurs relations intimes avec des partenaires féminines pour parler de leurs difficultés émotionnelles. Ce faisant, ces hommes maintenaient un modèle hégémonique de masculinité en public tout en recherchant le soutien émotionnel des femmes en privé. Le deuxième groupe d’hommes décrivait avoir essayé d’établir des relations plus solidaires avec d’autres hommes, mais s’être heurté à des difficultés à se confier et à un manque d’ouverture de leurs proches. Le troisième groupe décrivait un schéma dans lequel ils maintenaient leur désir d’être un homme indépendant ; et souffraient tous de conséquences sur leur santé mentale, luttant seul pendant des années contre des sentiments de honte et d’échec. Enfin, quelques hommes ont décrit un schéma dans lequel ils s’efforçaient de créer des relations affectives et de soutien avec des hommes et des femmes. Cette dernière catégorie d’hommes est passée à un schéma plus ouvert de connexion et de divulgation avec d’autres hommes et femmes du fait d’une épreuve (cancer, deuil familial…) où ils ont pu compter sur leurs proches. Ce moment « bascule » a entrainé chez eux l’établissement à long terme de relations ouvertes et de soutien émotionnel avec d’autres hommes, contribuant à une meilleure santé mentale que les autres groupes d’hommes en moyenne.

Les parcours de vie de ces hommes montrent que le cadre de socialisation n’est ni homogène ni définitif. Cette étude met en avant le besoin d’une part importante des enquêtés de se confier aux hommes de leur entourage et l’accroissement de leur souffrance du fait du rejet ou de l’incompréhension auquel ils se heurtent. Elle ouvre ainsi la voie à des formes d’action publique et privée pour encourager le développement de relations de soutien émotionnel avec d’autres femmes mais surtout avec d’autres hommes, ce que cette étude montre être bénéfique pour la santé mentale et le bien-être de tous.

Un diagnostic inégal

Si l’écoute et la solidarité des proches ont leur importance dans le parcours de soin, dans bien des cas, la gestion d’un trouble psychique ne peut faire l’économie d’un suivi médical. Or, plusieurs études relèvent un accès inégal aux soins de santé mentale, du fait d’une plus grande difficulté à repérer une dépression chez les hommes. Michael Addis a mis en avant dans « Gender and Depression in Men » le fait que les hommes, bien qu’ils soient trois fois plus susceptibles que les femmes de mourir par suicide, sont moins susceptibles d’être diagnostiqués avec des troubles intériorisés comme la dépression. Sur les sites de hôpitaux américains, comme celui de la Mayo Clinic, quatre raisons sont données à cette sous-évaluation des dépressions chez les hommes. Premièrement, une difficulté à relier les symptômes à une dépression. Beaucoup pensent que la tristesse est la caractéristique principale d’une dépression. Mais pour beaucoup d’hommes, ce n’est pas le premier symptôme : ce peut être de l’irritabilité, une tendance à fuir ses problèmes, en passant beaucoup de temps au travail ou au sport, des douleurs physiques, comme des migraines, des problèmes digestifs, une consommation excessive d’alcool ou de drogues, une humeur violente, un comportement abusif ou dangereux envers soi-même ou les autres, conclut l’American Psychology Association à partir de travaux de recherche publiés ces quinze dernières années. Deuxièmement, les soignants soulignent une plus grande propension à minimiser ses symptômes, volontairement ou involontairement. Troisièmement, une tendance à ne pas parler de ces symptômes autour de soi, et à « prendre sur soi » pour les cacher. Enfin, une réticence à se tourner vers des professionnels de santé, du fait d’un stigma toujours présent autour du sujet de la santé mentale, par crainte d’un impact négatif sur la carrière ou sur le respect de l’entourage. Ainsi, le taux élevé de suicides masculins pourrait s’expliquer par une prévalence de dépressions non traitées.

Au contraire, en raison des tendances socialisées à externaliser la détresse émotionnelle, les garçons et les hommes peuvent être plus susceptibles d’être diagnostiqués avec des troubles d’externalisation (trouble du comportement ou d’addiction). En effet, les garçons reçoivent un taux de diagnostic de TDAH (Trouble Déficitaire de l’Attention avec Hyperactivité) plus important que les filles, et certaines études suggèrent un surdiagnostic potentiel. C’est ce que conclut l’article “Is ADHD diagnosed in accord with diagnostic criteria? Overdiagnosis and influence of client gender on diagnosis” à partir d’une étude comparative menée auprès de 1000 psychiatres, psychologues et travailleurs sociaux à qui l’on avait donné des cas fictifs à diagnostiquer. Pour les mêmes symptômes, la version garçon de ces cas recevait deux fois plus de diagnostic de TDAH que la version fille. Selon eux, « le sexe du patient influence considérablement le diagnostic » : les garçons auraient plus tendance à recevoir un diagnostic de trouble du comportement cachant en fait un trouble mental. Comme les études précédentes l’ont mis en avant, la souffrance psychique se manifeste plus souvent chez les hommes par non pas par de la tristesse ou des pleurs, mais par des symptômes physiques « extériorisés » qui peuvent mener à un diagnostic de trouble du comportement. L’étude suggère un biais genré de la part des professionnels de santé. Leur méconnaissance des symptômes des troubles mentaux et des stéréotypes genrés concernant les comportements masculins pourraient expliquer des diagnostics minimisant les troubles psychiques des hommes, freinant une bonne prise en charge personnelle et médicale de leur santé mentale.

La jeune génération des hommes prend de plus en plus la parole

Dans le contexte d’un tabou persistant sur la santé mentale, l’anonymat et la confidentialité favorisent la prise de parole des hommes. C’est en ce sens qu’il faut comprendre le taux plus élevé de garçons dans des structures d’aide anonymes. Ils représentent un tiers des appelants de Nightline France (service d’écoute anonyme étudiant) et 30% des appelants du Fil Santé Jeunes en France. D’après Nightline, les jeunes appellent la ligne pour parler de stress (10.9%), de problèmes académiques (10.4%), de santé mentale (10.4%), de solitude (7.4%), de relations amicales et amoureuses (6.6% et 6.5%), de dépression (5.3%) ou de pensées suicidaires (5.1%). Si les jeunes hommes sont de plus en plus enclins à parler anonymement via les lignes d’écoute, cette discrétion se retrouve aussi dans les statistiques des Maisons des Adolescents, lieux anonymes, confidentiels et gratuits, avec par exemple 44% de garçons accueillis en 2019 à la Maison des Adolescents de la Manche.

Si la prise de parole en public reste difficile, de plus en plus de garçons cherchent à exprimer leur mal-être par le biais de canaux différents : selon Psychologue.net dans son Baromètre de la psychologie en ligne, 33,5% des internautes se disant intéressés par la psychologie en ligne sont des hommes, proportion bien plus significative que pour les consultations physiques. Ces chiffres semblent montrer un besoin d’écoute important de la part des jeunes hommes et plaident pour l’élargissement de structures répondant à ce souci de confidentialité.

La préférence pour l’anonymat

A la suite des Assises de la santé mentale en septembre 2021, le gouvernement tente de répondre à ce besoin d’aide psychologique des jeunes, souligné par l’Observatoire de la vie étudiante : 43 % des étudiants se disaient en détresse psychologique en 2021 contre 29 % avant la pandémie. Au moment où le Québec annonçait 11,5 millions € pour augmenter l’offre de soutien psychologique dans les universités, la France annonçait le recrutement de 80 psychologues supplémentaires dans les services de santé universitaires. Si cela contribue à un quasi doublement du nombre d’équivalents temps pleins de psychologues universitaires, la France reste en retard par rapport aux autres pays avec seulement 1 psychologue pour environ 14 889 étudiants, soit dix fois moins que les recommandations internationales. A cela s’ajoute la mise en place d’un chèque psy destiné à chaque étudiant et l’annonce du renforcement des Centres médico-psychologiques (CMP) avec le recrutement de 800 équivalents temps plein de psychologues.

L’annonce faite par Gabriel Attal, le 6 avril 2024, semble poursuivre la voie d’un élargissement de l’offre, bien qu’encore assez modeste. A la prise en charge par l’Etat passant de 30 à 50 euros par consultation et l’augmentation de 8 à 12 séances de psy remboursables par an, s’ajoute la suppression du rendez-vous préliminaire obligatoire chez le médecin traitant avant d’accéder au psychologue. En effet, 52 % des jeunes hommes et femmes considèrent qu’il est décourageant de devoir passer par un médecin généraliste selon une étude d’OpinionWay en 2022 pour Nightline. Alors que les études précédentes mettaient en avant le fait que les garçons avaient tendance à privilégier la confidentialité du parcours de soin, le passage par le médecin généraliste était pour eux encore plus que pour les jeunes femmes un facteur dissuasif.

Mais alors que « Mon Soutien Psy » jouit déjà d’une certaine notoriété (66% des étudiants disent en avoir entendu parler), en 2022, moins de 1 % des étudiants ont eu recours aux « chèques psy », d’après le Ministère de l’Enseignement Supérieur et seuls 4 % ont pu consulter leur service de santé universitaire ou bureau d’aide psychologique universitaire. Si la réforme semble répondre aux dimensions genrées des besoins, elle demeure encore assez modeste. Elle pourrait aller encore plus loin, notamment en recrutant davantage de psychologues dans les services de santé universitaires, en réduisant le coût voire en remboursant totalement les services de santé mentale pour les jeunes, en instaurant un seuil de remboursement des séances chez un psychologue par les mutuelles…

Filles et garçons : une déstigmatisation inégale

De plus en plus de jeunes ne considèrent plus la santé mentale comme un tabou, mais ce changement est majoritairement féminin. D’un côté, près d’un jeune de 18 à 24 ans sur deux déclare avoir pris rendez-vous avec un psychologue au moins une fois dans sa vie, selon l’étude menée par Doctolib avec l’institut Odoxa. D’un autre côté, ils n’hésitent pas à se mobiliser bénévolement : 8,1% des secouristes Premier Secours en Santé Mentale (PSSM) formés en France sont des étudiants. Cependant, cette mobilisation demeure principalement féminine : la majorité des personnes suivant la formation PSSM sont des femmes, tout comme 68% des bénévoles écoutants chez Nightline France. Alors que l’enquête Gilette et l’étude « Masculinity, Social Connectedness, and Mental Health » avaient souligné le désir des enquêtés de pouvoir se confier davantage à leurs amis hommes, cette formation essentiellement féminine ne pourra donc avoir que des effets limités.

Un parcours adapté aux besoins spécifiques de genre

En conclusion, la littérature observée converge sur la nécessité d’une meilleure formation aux spécificités des troubles mentaux masculins, en premier lieu pour les soignants. Compte tenu de disparités de fait dans la « consommation des soins », il faut penser des parcours adaptés aux besoins spécifiques de genre et sensibiliser les soignants au repérage de ces particularités. Améliorer le diagnostic des maladies psychiques chez les hommes est le premier pas vers un meilleur accompagnement médical. La généralisation d’un ensemble de bonnes pratiques de prise en charge pourrait aider à rapprocher un public encore très éloigné des soins psychologiques.

Sensibiliser aux spécificités des troubles masculins

Deuxièmement, face à l’émergence d’une jeunesse craignant moins de parler, les études plaident en faveur d’une forme d’action publique encourageant la mobilisation et la formation des hommes.

La priorité dans le domaine semble être une meilleure connaissance par le grand public des maladies mentales, et particulièrement les symptômes masculins. La désinformation, tant de l’individu que de l’entourage, est un frein majeur à la prise en charge rapide des troubles. Plus de la moitié des cas de troubles mentaux au cours de la vie apparaissant avant l’âge de 14 ans, la formation aux enjeux de santé mentale gagnerait à se faire le plus tôt possible. Cette sensibilisation ne semble pouvoir faire l’économie d’une meilleure prise en compte des causes de la souffrance psychique, et notamment les violences sexuelles subies par des hommes.

Encourager la prise de parole

Le second frein à la prise en charge des problèmes de santé mentale étant la persistance d’un tabou masculin, l’action publique peut jouer un rôle pour encourager la prise de parole des hommes. La littérature consacrée aux expressions cliniques des stéréotypes sociaux de genre montre l’utilité, dans les campagnes de prévention de dépasser une représentation uniforme des hommes pour prendre en compte une diversité de masculinités. En ce sens, en Australie, où le suicide est la première cause de mortalité pour les 14-44 ans et où 80% des morts par suicide sont des hommes, deux campagnes ont été lancées en 2017, Man Up et Soften The Fck Up pour sensibiliser au lien entre la dissimulation des émotions par les hommes et les taux élevés de suicide. La première met en avant les stéréotypes genrés présents au moment de l’adolescence et leurs conséquences sur la santé mentale des hommes, tandis que la seconde vise à déstigmatiser les troubles psychiques chez les hommes et encourage leur prise de parole.

Mais cette dernière pourrait aussi être favorisée par le développement des compétences psychosociales dès l’école. C’est ce que propose Mickaël Worms-Ehrminger : « La normalisation de l’acceptation et de l’expression de ses émotions est également un point central à développer dans le cadre de l’apprentissage des compétences psychosociales, dont plusieurs programmes ont fait leurs preuves. » Permettant de renforcer l’écoute, l’empathie, l’expression et la gestion des émotions, elles semblent adaptées aux besoins, notamment des garçons.

Un autre axe complémentaire, porté par Movember, consiste à encourager la « pression sociale positive par les pairs ». L’étude « Masculinity, Social Connectedness, and Mental Health: Men’s Diverse Patterns of Practice » avait souligné les difficultés de certains hommes à recevoir de l’écoute de la part de leurs amis, alors même que l’enquête Gilette mettait en avant le fait qu’en France, 44% des hommes préfèreraient parler de leur santé mentale à leurs amis, et 4% à un spécialiste. Parmi les personnes ayant eu le plus d’impact positif sur la santé mentale des hommes interrogés, les amis et pairs sont au deuxième rang (20% dans les deux cas) après la famille (22%). En ce sens, la campagne Buddy Up au Canada encourage les hommes à prendre soin de leurs amis et à se renseigner grâce à des plaquettes d’informations sur la santé mentale des hommes, déconstruisant les clichés sur la souffrance mentale.

Une prévention ciblée

Enfin, les études citées suggèrent que de nombreux hommes ne cherchent pas d’aide psychologique parce que les services ne sont pas alignés sur les normes culturelles masculines qui assimilent le fait de demander de l’aide à de la honte et de la faiblesse. Mickaël Worms-Ehrminger le souligne : « de manière générale, hommes et femmes ne sont pas forcément sensibles aux mêmes types de contenus et ne sont pas ouverts aux mêmes approches. Des slogans tels que « demander de l’aide, c’est être fort » sont adaptés aux hommes qui s’inscrivent encore dans le modèle socio-culturel de l’homme qui se doit d’être fort. Des formules, contenus et campagnes spécifiques, ciblés et proposés dans des lieux plus souvent fréquentés par les hommes seraient pertinentes. Il est par exemple possible de mettre en avant le fait qu’une meilleure santé mentale permet d’être plus efficace dans son travail, de se sentir mieux dans ses relations amicales et familiales, d’avoir une vie affective et une activité sexuelle satisfaisantes, etc. Dans cet idéal de virilité, par exemple, mettre en avant que les troubles anxieux et dépressifs passés sous silence puissent nuire à la libido et provoquer des troubles de l’érection peut être une proposition pertinente ». La compréhension des normes de genre lors de la conception de services destinés aux garçons et aux hommes est nécessaire pour faciliter l’adhésion de cette population.

Conclusion

L’analyse de comportements et besoins genrés en matière de santé mentale plaide en faveur d’une déstigmatisation urgente de ce sujet, en ciblant plus particulièrement les jeunes hommes. La littérature consacrée aux expressions cliniques des stéréotypes sociaux de genre a montré l’utilité de dépasser une représentation uniforme des hommes pour dépeindre une diversité de masculinités dans les campagnes de prévention. Le développement des compétences psycho-sociales, la « pression positive par les pairs », le respect de l’anonymat et de la confidentialité, sont autant de moyens de mobiliser hommes et femmes face à cette « épidémie silencieuse ». Au-delà de la critique d’une « masculinité toxique », qui n’est en réalité ni homogène ni appliquée uniformément, la prise en compte des conséquences d’une socialisation genrée dans l’élaboration du parcours de soin psychologiques pourrait aider à en rapprocher un public masculin encore très éloigné.

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Emmanuelle Severino