En ce début d’année 2025, vous ressentez probablement comme moi une fatigue informationnelle, un trop plein de solutionnisme politique, une saine aspiration à d’autres débats que les stériles “vous n’avez rien compris, j’ai tout compris, j’ai la solution aux problèmes des français !”.
À tout problème complexe, il existe une solution simple. Et fausse
Prisonnier d’un jeu de rôles séculaire, aucun acteur politique ne semble avoir compris qu’il n’existe pas de plans précis d’une “France de demain qui aurait résolu tous ses problèmes”. C’est une propriété physique, intrinsèque, aux systèmes complexes : ils hébergent trop d’incertitudes pour être prévisibles. C’est la raison pour laquelle il nous est impossible de prévoir la météo au-delà de quelques jours, malgré l’explosion de la puissance de calcul ou encore que le Conseil d’Orientation des Retraites peut faire le 5 juin 2021 une prévision de déficit à 5 milliards en 2032 et de 20 milliards quelques mois plus tard1.
Mais certaines idées ont la vie dure, et la promesse d’un plan demeure la monnaie unique du débat démocratique. Quel est le plan du système de retraite juste qui accordera avocats, policiers, cadres et ouvriers (un cadre vit en moyenne 7 ans de plus qu’un ouvrier de l’industrie, qui vit lui-même en moyenne 6 ans de plus qu’un ouvrier du bâtiment) ? Quel est le plan pour arrêter les violences liées au cannabis, une énième “opération place nette” ? L’échec scolaire n’a cessé de diminuer pour se stabiliser autour de 10% à partir des années 2000, pourtant il est quatre fois plus élevé chez certaines catégories ou territoires2. Qui a le plan pour s’extraire de ce déterminisme social et territorial ?
Les méthodes agiles, une boussole en environnement complexe
Les informaticiens ont été particulièrement concernés par cette tragédie de la complexité. A ses débuts, l’informatique empruntait aux systèmes compliqués (ponts, centrales nucléaires) ses méthodes de construction : cahier des charges (affirmation que si ce plan était réalisé, le monde irait mieux), séparation des penseurs et des faiseurs, temps de cycle en années entre expression de besoins et mise en œuvre concrète.
Face à de trop nombreux échecs, l’industrie s’est peu à peu tournée vers des méthodes plus adaptées à la complexité : ne pas chercher à planifier le grand soir, mais au contraire à mettre à disposition au plus vite une fonction qui puisse être utile à un premier public, puis itérer, c’est à dire livrer des mises à jour régulières en écoutant les usagers.
L’État français a intégré cette approche notamment à partir de 2013 et la création des premières “Startup d’État” : des équipes autonomes animés par une finalité objective (l’utilité pour les usagers du service public avant les besoins de l’administration) et en amélioration continue : l’équipe demeure en charge de la politique publique pour l’améliorer, du premier usager conquis jusqu’au 66 millionième.
L’objectif était de redonner du sens au travail au sein de l’administration, qui, comme la plupart des grandes organisations, souffre des nombreux maux de la bureaucratie : inefficacité, désengagement, burn-out, bullshit jobs.
10 ans plus tard, ce sont plus de 1500 personnes qui travaillent au sein de plus de 150 Startups d’État, et plusieurs dizaines de “licornes d’État” devenues service public national comme laBonneBoite, JeVeuxAider, démarches simplifiées, PIX ou la plateforme de l’inclusion.
Un frein culturel
L’adaptation du service public, son principe de mutabilité, est inscrit dans le droit public. Pourtant partout, nous constatons qu’il est souvent en maintenance, et que malgré les nombreux observatoires de mesure de la qualité, aucune dynamique d’amélioration continue n’y est structurelle. C’est plutôt l’indifférence au sort de l’usager qui prévaut, malgré l’engagement des premiers de corvée.
Depuis Michel Crozier, nous savons que le changement ne s’impose ni ne se planifie, il est avant tout un apprentissage collectif. Nous ne savons pas à quel point le mode « équipe autonome » peut se développer dans nos organisations (verra-t-on des collèges ou des agences France Travail autonomes ?) Et à quel point on peut contester les monopoles des grandes fonctions support qui s’imposent à ces unités de terrain (verra-t-on plusieurs plateformes pédagogiques autorisées à l’Éducation Nationale par exemple) ? Dans nos organisations futures, verra-t-on un mix du modèle hiérarchique, paternaliste et autoritaire avec un mode communautaire, ou ces cultures devront l’une ou l’autre dominer ?
Nous devons donc poursuivre l’exploration de ces nouveaux modes d’organisation. Non seulement l’action des Startups d’État doit être prolongée dans le numérique, et c’est la priorité qui a été donnée à la Direction Interministérielle du Numérique. Mais surtout, cette même méthode pourrait devenir une plateforme pour des expérimentations de politiques publiques sans dominante numérique, et notamment pour les plus incertaines.
Un premier exemple : j’ai co-fondé en 2020, un groupe coopératif, la Ceinture Verte, qui facilite la relocalisation de production maraîchère en circuits courts. C’était à l’origine un projet de Startup d’État qui s’est finalement développé dans le champ de l’économie sociale et solidaire. En quatre ans, avec dix coopératives, et 16 fermes en activité, c’est désormais le premier réseau de coopération inter-territorial dans le champ des politiques publiques agricoles, et accessoirement, en consolidé, la plus grande ferme maraîchère en circuit court de France. Bien que modeste à l’échelle nationale – la relocalisation en circuits courts de 10% des légumes nécessiterait plusieurs milliers de fermes de proximité – l’initiative est taillée pour passer à cette échelle.
Alors pourrait-on imaginer des entreprises de politiques publiques menées selon cette même méthode ”agile à impact” ? Imaginons trois scénarios prospectifs.
Une réforme des retraites dans le calme
Les Français ont massivement rejeté la réforme des retraites de 2022. Pourtant une immense majorité est attachée à un système de solidarité intergénérationnel et interprofessionnel. Ils n’ont simplement pas confiance dans la classe politique pour proposer une solution juste.
Septembre 2025. Six mois après l’avoir décidé, la ministre de la Santé et des solidarités lance le nouveau simulateur de retraite universelle, dans lequel tous les français peuvent s’inscrire et évaluer leur retraite actuelle et future selon les paramètres en cours de discussion. Cette application délibérative, sans enjeu, permet à chacun de mieux comprendre les ressorts du système, de comparer son traitement à celui d’autres professions, à voter pour des paramètres (démographie, immigration, productivité ou encore pénibilité, âge légal, annuités …) en jouant à fabriquer un système à l’équilibre pensions/cotisations dans la durée. Une fabrique du consensus en quelque sorte. En leur parlant simultanément d’eux et du système global, des millions de français participent activement à un débat complexe, ce qui se traduit par une montée en gamme générale de ce débat dans les médias.
Plusieurs communautés emportant des consensus différents ont réussi à émerger, et notamment :
- LiberTRetraite2 : un système a minima, laissant beaucoup de place à la retraite par capitalisation, mais très redistributif sous le plafond des 43 années de cotisations (les avocats acceptent de financer les ouvriers). L’âge légal de départ à la retraite est l’âge minimum à atteindre pour bénéficier de la retraite quel que soit le nombre de trimestres cotisés.
- PénibilitéDynamique5 : sur fond de scénario macro-économique prudent (croissance faible, natalité constante), des pensions indexées sur le reste à vivre moyen par profession et des ajustements liés aux carrières peu rémunérées de certaines catégories de fonctionnaires. L’âge légal de départ à la retraite est l’âge maximum pour bénéficier de la retraite lorsque l’on n’a pas atteint les 43 années de cotisations.
- FranceRetraite : une immigration en forte baisse et une natalité prévue à la hausse, l’équilibre est atteint en paramétrant une croissance à 4% sur les 20 prochaines années, et des retraites plancher généreuses par profession.
Lors d’un débat télévisé où s’étaient affrontés les partisans de ces mouvements, les hypothèses économiques qui fondaient FranceRetraite ont été violemment récusées, provoquant un exode massif des supporters vers PénibilitéDynamique5. Quant à LiberTRetraite2, une influenceuse féministe a montré à quel point son mécanisme était défavorable aux femmes. Avec 3,2 millions de Français favorables sur 5 millions d’inscrits au simulateur, le scénario PénibilitéDynamique5 est devenu très populaire, et surtout compris dans sa complexité par une part croissante de la population.
Un peu plus d’un an après son lancement, le simulateur est devenu une caisse de retraite à part entière, permettant aux Français qui le souhaitent de basculer dans le nouveau système de retraite universel sur la base du volontariat …
Légalisation du cannabis
Le décret d’expérimentation est enfin signé par le Premier Ministre, il autorise l’achat, la production et la vente encadrée du cannabis sur deux territoires en France. Deux villes pilotes ont souscrit à la démarche, qui associe le ministère de l’Intérieur, celui de la Justice, et celui de l’Économie au sein d’une équipe pluridisciplinaire. A Charleville-Mézières où tout a commencé, des réunions publiques ont eu lieu, y compris dans les foyers de délinquance liés au trafic. Le message est passé : vous êtes invités à créer ou rejoindre un producteur ou un distributeur local agréé. Le trafic quant à lui sera violemment combattu lorsque l’expérimentation débutera. Les commissariats et le parquet ont compris la nouvelle règle du jeu. Un agrément pour les distributeurs a été mis en place et permet à des personnes morales de distribuer le produit sous condition de résidence dans la ville. Toute entorse est punie de fermeture. Côté approvisionnement, des plantations ont été autorisées sur le territoire, et complétées d’un stock légalement acquis auprès du royaume du Maroc.
L’expérimentation se focalise sur un ensemble d’indicateurs très restreint : le nombre d’actes de délinquance liés à la drogue, le sentiment (subjectif) des habitants concernant l‘insécurité, et la variation de la consommation (entre celle estimée avant légalisation et celle mesurée dans les nouveaux points de distribution légaux). L’ensemble des recettes fiscales sont réaffectées au budget de l’expérimentation, notamment dans l’insertion professionnelle et la prévention des addictions. Ces faits permettront ou non d’étendre l’expérimentation à d’autres territoires, pour viser (ou pas) une généralisation. Le processus pourra prendre 5 à 10 ans au total, mais nous protège des effets d’appel d’air sur le trafic qu’ont pu avoir les légalisations big bang de la consommation …
Lutter contre l’échec scolaire
Les cinq établissements n’avaient pas fonctionné en silos chacun dans leur coin mais avaient au contraire poursuivi des échanges réguliers, aiguillonnés par l’équipe de la Startup d’État “0 échecSco” pour partager et améliorer leurs pratiques de lutte contre l’échec scolaire. Ils n’avaient plus aucun autre devoir envers le ministère que de réussir l’orientation des élèves, qu’elle soit en filière générale, technique ou professionnelle. Ils n’étaient donc plus tenus de recruter l’équipe enseignante via le rectorat ou d’appliquer les programmes de la rue de Grenelle, mais simplement de respecter le même budget, que l’on avait augmenté d’une part équivalente à ces fonctions support qu’ils n’utilisaient plus. Les grèves organisées par les syndicats contre cette expérimentation avaient fait long feu.
Ils étaient autonomes et ne s’en privaient pas, que ce soit pour recruter des profils atypiques, comme ces coachs qui les aidaient à travailler ensemble et à résoudre leurs conflits, ou pour s’épargner certaines pédagogies absurdes comme celles qui fabriquaient des générations inaptes aux langues étrangères. Cette autonomie retrouvée allait leur permettre de s’éloigner des standards séculaires de l’Éducation Nationale, mais surtout de cette norme insidieuse et puissante qui irriguait toutes les autres : l’isolement, la solitude de l’élève et du professeur. Professeur seul face à sa classe, élève seul face à sa copie, tout avait volé en éclats.
Désormais les enseignants travaillaient tous en équipe, et, chose unique, partageaient leurs cours, rendant plus simple l’entraide entre pairs, le partage de classe, la gestion collective des problèmes de discipline, l’interdisciplinarité pour rendre plus vivantes certaines leçons difficiles, ou encore la supervision croisée entre pairs. On avait d’ailleurs substitué à nombre de cours magistraux un apprentissage plus ludique par quête collective. Deux enseignants pouvaient accompagner dix équipes de cinq enfants engagés dans la résolution d’énigmes qui leur permettaient de traverser le même programme que l’enseignement classique. À ce jeu, Pythagore, l’histoire des pyramides et de l’astronomie antique avait eu un certain succès. Pour pouvoir se consacrer à leur rôle d’animation des équipes plus qu’à celui d’expert, ils laissaient à disposition des ressources pédagogiques puisées dans l’immense réservoir des meilleurs cours, comme les vidéos de cet influenceur qui avait réconcilié la plupart des gamins avec les mathématiques.
Bien sûr autour du noyau d’équipe surmotivée, des résistances s’étaient faites jour dans le corps enseignant. Quelque part ils n’étaient pas contre l’idée que d’autres travaillent différemment mais, au fond, ils continuaient à revendiquer leur droit à l’isolement habituel. Or on était passé brutalement d’un trait culturel dominant à un autre, de l’isolement au partage, et la vérité c’est qu’aucun enseignant ne pouvait plus travailler en solo. Cette incompréhension donna lieu à quelques démissions fracassantes conduisant à recaser des enseignants dans des établissements classiques.
Dans deux établissements, on testait même les binômes entre élèves : un “vieux” troisième avec un jeune cinquième en difficulté. Dans un autre, une carte des compétences valorisait les qualités scolaires, mais aussi toutes les autres – empathie, créativité, générosité, charisme, humour, courage, sincérité, sens éthique et esthétique, etc. – permettant à tous d’afficher un radar de compétences d’une surface minimale exhibant au moins un point fort ! Plus aucun cancre ! Enfin, un site web permettait aux cinq collèges de constituer des réseaux d’adultes ressources – parents, grands-parents, voisins – pour leur assigner des besoins émis par les élèves : soutien scolaire, mentorat d’un professionnel ou encore soutien familial pour diminuer la toxicité de certains environnements parentaux.
Chiche ?
Rien de grand n’a de grands commencements, ni les chênes, ni les fleuves, ni même les hommes de génie et leurs collections extraordinaires.
Talleyrand