« Portrait social de la France » : refonder le modèle social français

« Portrait social de la France » : refonder le modèle social français
Publié le 14 février 2025
Le modèle social français, hérité du conseil national de la Résistance et inspiré du modèle bismarckien, a été réformé à plusieurs reprises et s’est transformé en patchwork pour prendre en compte les nouveaux risques sociaux et les nouvelles inégalités. Au terme de ces évolutions, il se caractérise par la coexistence de plusieurs modes de protection et de financement qui affaiblissent sa légitimité et sa cohérence (assurance et assistance, modèle beveridgien, bismarckien ou nordique). Aujourd’hui, plusieurs évolutions sociales et démographiques, qui dessinent progressivement la France de demain, interrogent ses fondements mêmes. Notre modèle social est-il adapté aux enjeux de demain ?

Le 21 novembre 2024, l’INSEE publiait comme chaque année son panorama social de la France et, en janvier 2025, le bilan démographique de la France 2024. Ces travaux d’ampleur donnent à voir les grandes évolutions et la nécessité d’adapter notre Etat providence à la réalité sociale : (i) la chute de la fécondité et le vieillissement de la population, (ii) l’intégration défaillante des immigrés et des descendants d’immigrés qui fragilise le vivre-ensemble national, (iii) la faiblesse du taux d’emploi des seniors en France par rapport à la moyenne de l’Union Européenne et (iv) le ciblage insuffisant des mesures de protection conjoncturelle qui ne parviennent pas à juguler les inégalités ni à convaincre de la bonne utilisation des fonds publics.

1. La fin de l’exception démographique française

La France est en train de perdre l’atout d’une population forte et jeune du fait de la chute de la fécondité, de la baisse du solde naturel et du vieillissement de la population. Il s’agit d’un sujet crucial, qui avait donné lieu au parangon de la parole présidentielle performative et contre-productive en mars 2024, avec le « réarmement démographique », expression militaire désuète et très décalée avec les réalités du problème sous-jacent, qui lui, est bien réel1.

Si la France est un des seuls pays de l’Union Européenne à avoir un solde naturel positif en 2024 (+17 000), celui-ci est à son niveau le plus bas depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale. Sa chute s’est accélérée depuis 2020 du fait de l’épidémie de Covid-19, sans connaître de rebond manifeste depuis. En 2023, les naissances diminuent très nettement, avec une baisse très marquée en 2023 (-6,6 %) poursuivie en 2024 (-2,2%). Si l’on compare avec le dernier pic des naissances en 2010, la baisse est de 21,5% en 2024.

Si la France reste le pays le plus fécond de l’Union Européenne, les femmes y font moins d’enfants qu’avant, y compris tardivement. En 2024, l’indicateur conjoncturel de fécondité (ICF) s’est placé à 1,62 enfant par femme.

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Ce mouvement se cumule à une déconjugalisation, qui crée beaucoup de précarité. La part des familles monoparentales parmi les ménages augmente, passant de 7 % à 9 % en 2024. Celle des couples, avec ou sans enfant, est passée de 60 % en 1990 à 49 % en 2021. En contrepartie, la part des ménages constitués d’une seule personne s’accroît fortement : 38 % en 2021 contre 27 % des ménages en 1990.

Ce mouvement se conjugue également avec un vieillissement accéléré de notre société car si les décès augmentent en 2024 par rapport à 2023 (+1,1%), l’espérance de vie se stabilise à 85,6 ans pour les femmes et 80 ans pour les hommes. Par ailleurs, l’Insee constate qu’en France comme dans l’UE, plus d’une personne sur cinq a plus de 65 ans : 21,8% des Français et 21,3% des habitants de l’UE. Les plus de 75 ans représentent 10,7% de la population française.

A partir de ces quelques constats démographiques fondamentaux, on peut identifier un enjeu majeur pour l’avenir des politiques publiques : redéfinir la politique familiale comme une priorité économique transversale à destination des jeunes et favoriser le renouvellement des générations.

Il faut comprendre les moteurs de la chute de la fécondité même s’ils sont extrêmement variés, notamment parce qu’il faut éviter plusieurs écueils, en particulier la tentation qui vise une responsabilité des nouvelles générations, niant la dimension économique du sujet pour préférer la sociologie, voire la psychologie ou l’anxiété climatique. Dans une enquête de 2023 de Vérian-UNAF, les personnes en couple et en âge de procréer (18-44 ans) déclaraient en 2023 souhaiter dans l’idéal 2,27 enfants, soit un écart de presque un enfant par famille par rapport à la réalité vécue, ce qui donne à penser que l’infertilité subie est plus structurante que l’infertilité choisie2.

Les causes sont multiples, y compris des tendances difficilement réversibles comme la déconjugalisation et le recul de l’âge de la maternité. Les facteurs économiques et sociaux sont essentiels pour comprendre l’adversité à laquelle la jeunesse fait face. Parmi eux, on trouve les enjeux immobiliers, le poids économique croissant des enfants, la difficile conciliation entre vie professionnelle et vie personnelle des femmes mais aussi des hommes, et l’inadéquation entre les solutions d’accueil et les besoins des parents, dans toute leur variété.

Ces constats nécessitent de reconsidérer la question démographique comme une priorité des politiques publiques dans l’ensemble et non comme un sujet ad hoc, c’est-à-dire de repenser nos politiques économiques et sociales (logement, urbanité, travail, emploi) à l’aune de cette priorité pour alléger la baisse de pouvoir d’achat et les contraintes liées à l’arrivée des enfants3. En effet, il ne semble pas aujourd’hui qu’une simple incitation fiscale ou sociale suffirait à résoudre cette tendance, face à la crise globale du logement et du pouvoir d’achat, qui limite les perspectives des ménages.

De même, les politiques d’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes devraient être réorientées vers la facilitation de l’arrivée d’un enfant (congé paternité d’une durée équivalente post-accouchement soit 10 semaines, et qui pourrait succéder au congé de la mère, pour répondre aux problématiques de garde en rendant le fractionnement possible.). Enfin, la politique de la petite enfance4 doit être une priorité pour améliorer l’adéquation entre offre et demande comme la qualité de l’accueil, et garantir des modes de garde plus souples qui s’adaptent aux contraintes professionnelles des parents (développement de l’offre des crèches et réforme du financement pour en garantir la qualité, souplesse pour les assistantes maternelles, extensions horaires et solutions tôt le matin, tard le soir et week-end, congé paternité de même durée ou partagé)5, ce qui pourrait avoir – au-delà du soutien plus clair en faveur des familles monoparentales – des effets positifs sur le taux d’emploi des femmes, notamment avec l’ouverture de solutions à horaires atypiques et des solutions d’insertion pour les bénéficiaires du chômage ou du RSA.

Au-delà de ces pistes, ces réalités nous obligent à repenser le modèle social français et son financement par répartition car l’équilibre démographique sur lequel il reposait a été rompu. Le pacte global entre les actifs et les inactifs, qui profitait précédemment aux enfants est aujourd’hui remis en question et nécessite l’organisation différente d’une société vieillissante.

2. Immigration, intégration et discriminations

Alors que l’immigration légale participe au renouvellement des populations, l’intégration des immigrés et des descendants d’immigrés est encore freinée par des discriminations fortes, réelles ou ressenties.

Le solde naturel ne suffit pas à faire croître la population, qui repose davantage sur l’immigration. Le solde migratoire est estimé provisoirement à +152 000 personnes pour 2024. Entre 2013 et 2023, le nombre d’immigrés en France a augmenté de 2,1 % par an en moyenne contre 0,3 % pour l’ensemble de la population. En 2023, 47 % des immigrés vivant en France hors Mayotte sont nés en Afrique, dont 29 % sont originaires du Maghreb, cette dernière proportion étant stable depuis les années 1980. On compte 8 millions de descendants d’immigrés dont 56% n’ont qu’un seul parent immigré.

Or, un quart des immigrés et de leurs descendants déclarent subir des traitements inégalitaires ou des discriminations au cours des cinq dernières années. Les immigrés nés hors d’Europe sont plus nombreux à en rapporter (26 %) que ceux nés en Europe (19 %). L’écart s’accentue à la génération suivante : les descendants d’immigrés nés en Europe déclarent moins de discriminations que la première génération (-6 points), alors que les descendants d’immigrés nés hors d’Europe en signalent nettement plus (+8 points).

A l’heure où les Etats-Unis se fracturent sur le visa H-1B (visa talent), on peut s’interroger sur la persistance en France de ces discriminations et du manque d’intégration des populations immigrées et des descendants d’immigrés dans la société, qui génère des troubles et un manque à gagner économique et social. En l’état, le débat actuel sur l’immigration porte exclusivement sur l’immigration illégale et les plafonds de l’immigration légale mais presque jamais sur les politiques pour attirer une immigration plus qualifiée et sur l’intégration de manière générale.

Peut-être le chiffre le plus intéressant de cette étude INSEE est-il que le sentiment de discrimination ne disparaît pas à la génération suivante, ce qui laisse penser que nous n’avons pas tant un problème migratoire qu’un problème d’intégration et de vivre-ensemble national, dans une société par ailleurs nettement plus fragmentée et tournée vers la sphère privée qu’elle ne l’était auparavant. La redéfinition d’un socle commun d’engagement collectif et un pacte civique orienté vers la vie de la cité pourraient-ils y répondre ?

3. Emploi et retraites

La France se distingue notamment en Europe par un taux d’emploi inférieur à la moyenne, notamment pour les seniors.

En 2023, le taux d’emploi des personnes âgées de 15 à 64 ans dans l’Union européenne est de 70,4 % contre 68,4% en France. Le taux d’emploi des femmes est pourtant au-dessus de la moyenne européenne (66% vs. 65,8%) même s’il reste plus bas que celui des hommes (71%), un écart non négligeable de 5 points. L’écart fondamental en termes de taux d’emploi se fait en France sur la tranche 55-64 ans, avec un taux d’emploi de 58,4% contre 63,9% en moyenne dans l’UE et plus spécifiquement dans la tranche 60-64 ans (-12 points par rapport à la moyenne européenne). Il faut souligner que le taux d’emploi des seniors a augmenté de 3,9 points depuis 2019 en France à la faveur de la réforme des retraites, mais cette augmentation reste moindre que celle de la moyenne européenne (+5,3 points).

Cette situation révèle à l’avenir un important potentiel de croissance pour l’emploi des seniors et un gisement significatif de richesses supplémentaires pour la France. Elle s’explique par un âge moyen d’ouverture des droits à la retraite beaucoup plus bas en France mais aussi par un accompagnement très insuffisant de cette tranche d’âge dans l’emploi (réduction des incitations financières, niveaux de salaire et perte d’employabilité).

La relation entre taux d’emploi et productivité du travail (ratio entre production et nombre d’heures travaillées) est ambivalente. Ce sous-emploi en France peut créer l’illusion d’une productivité plus forte. Pourtant, même si l’on corrige l’effet du taux d’emploi, on observe que la productivité reste plus faible en France qu’en Allemagne et aux Etats-Unis, en raison des inadéquations et des faiblesses de notre système de formation. Toutefois, la hausse du taux d’emploi conduirait mécaniquement à une hausse de la production et donc du PIB, même en prenant en compte une productivité du travail réduite à cause du défaut de la politique des compétences et de l’innovation6.

La réforme des retraites, votée en 2023, devrait se traduire, si elle est maintenue, par une hausse mécanique du taux de l’emploi des seniors, avec le report de l’âge du départ à la retraite de 62 à 64 ans d’ici 2030, pour rejoindre la moyenne européenne. La négociation qui s’ouvre sous l’égide des partenaires sociaux devrait se concentrer sur la politique d’emploi des seniors. Ce travail a déjà été entamé par les partenaires sociaux et avalisé par le MEDEF, la CFDT et la CFTC en novembre 2024, avec notamment des dispositifs pour ouvrir la retraite progressive à 60 ans, des négociations obligatoires tous les trois ans par branche sur le recrutement des seniors, l’aménagement des fins de carrière, l’organisation du travail, la pénibilité, l’usure et les conditions de travail, des entretiens professionnels dédiés de fin de carrière. Validé, cet accord doit encore faire l’objet d’une transposition législative et réglementaire rapidement.

4. L’efficacité de la dépense publique en question

La disparition de mesures anti-inflation peu ciblées et la poursuite de la politique fiscale de baisses d’impôt sur les plus aisés en 2023, renforçant les inégalités, interroge l’emploi des fonds publics.

2023 marque la fin des aides exceptionnelles qui ont eu pour vocation de soutenir le pouvoir d’achat des ménages face à l’inflation (indemnité inflation, prime de rentrée, chèque énergie, etc.). La fin de ces mesures conduit à une perte moyenne de 50 euros par an et par personne mais cette moyenne masque des écarts importants. Pour les 10 % les plus modestes, la fin des mesures exceptionnelles induit une perte moyenne de 290 euros annuels de niveau de vie (après prise en compte des mesures favorables nouvelles de 2023), alors que les 10% les plus aisés enregistrent en 2023 un gain net du fait des mesures nouvelles fiscales.

Par ailleurs, en 2023, au total, la hausse du niveau de vie couvre en moyenne la totalité des dépenses additionnelles liées à l’inflation. Mais ce constat n’est pas valable pour toutes les catégories de ménages : pour les 20 % les plus modestes, la hausse du niveau de vie couvre seulement la moitié du choc inflationniste en 2023 (contre 80 % environ en 2022 du fait des aides). Cette proportion est également plus faible pour les familles monoparentales, autour de 65 % en moyenne, et pour les moins de 30 ans (environ 70 %). Ce sont donc ces derniers qui subissent de plein fouet l’inflation

A l’autre extrémité de l’échelle, les mesures prises en 2023 continuent à soutenir le niveau de vie des 10 % les plus aisés de 280 euros annuels en moyenne (+0,4 %), principalement du fait de la suppression de la taxe d’habitation.

Plusieurs idées sont à retenir :

  • La première est qu’en 2023, dans un contexte de finances publiques très contraint, il a été choisi de ne pas différer deux mesures fiscales et sociales qui renforcent les inégalités car elles concernent les plus aisés pour près de 3,2 milliards d’euros : la dernière étape d’exonération de la taxe d’habitation (TH) sur la résidence principale en 2023 a concerné les 20 % les plus aisés pour près de 2,6 Mds ; de même, la déconjugalisation de l’allocation aux adultes handicapés7 (entrée en vigueur en octobre 2023) concerne principalement les 60% les plus aisés pour une dépense publique supplémentaire de 580 millions d’euros. Voilà pourquoi, l’INSEE constate que les mesures 2023 (suppression des aides exceptionnelles + nouvelles mesures de baisses fiscales) ont conduit à une augmentation de l’indice de Gini de 0,004.
    • Pour rappel, la suppression de la TH a entraîné une hausse moyenne du niveau de vie sur la période 2018-2023 qui s’échelonne de 80 euros pour les 10 % de ménages les moins aisés (+0,7 %) à 370 euros pour les ménages du 5e décile de niveau de vie (+1,6 %) et atteint 870 euros pour les 10 % des ménages les plus aisés (+1,4 %). Le faible effet des mesures d’exonérations de la TH pour les 20 % des personnes les moins aisées est dû à l’existence avant 2018 d’abattements spécifiques, partiels ou totaux, pour les foyers les plus modestes.
    • L’augmentation actuelle des impôts pour les plus aisés doit se lire à l’aune du refus de différer des baisses annoncées concernant les plus aisés l’an passé, dans une logique toujours aussi délétère consistant à donner pour mieux reprendre, avec une perte de lisibilité et d’énergie assez marquée.
  • En 2022, les mesures exceptionnelles d’accompagnement des ménages étaient certes progressives mais tellement massives qu’elles apparaissaient insuffisamment ciblées, à tel point que leur suppression a impacté le niveau de vie de 70% de la population, même en tenant compte des mesures nouvelles de 2023. De fait, elles n’ont pas permis de réduire les inégalités. Certaines mesures apparaissent rétrospectivement peu ciblées et peu efficaces comme le bonus chèque énergie ou l’indemnité inflation, ne permettant pas de cibler les déciles qui subissent l’inflation sans contrepartie de hausse de leur niveau de vie.

Aujourd’hui, le débat public devrait se centrer sur la question de notre modèle social, de son financement et de ses objectifs. Clarifier les objectifs de la redistribution de l’argent public permet de renforcer notre consensus social autour d’un modèle de croissance et de garantir la pérennité du financement de notre Etat providence. Parmi ces objectifs, sans aller trop loin dans le détail, il semble que la priorité serait de garantir que notre nation soit tournée vers l’avenir. En termes démographiques et sociaux, cela implique (i) de rendre plus transversale la politique familiale et de l’enfance, notamment en la liant à la politique publique du logement, de la mobilité et de l’emploi, (ii) d’intégrer les populations dynamiques en France, notamment les immigrés, et lutter contre les discriminations (iii) de s’assurer que notre modèle de protection sociale ne nuise pas aux nécessaires gains de productivité pour progresser collectivement et garantir notre pérennité en termes de taux d’emploi et de politique de renforcement du capital humain, (iv) de garantir que l’argent redistribué est bien ciblé pour éviter toute aggravation des inégalités sociales, et permettre de protéger les plus précaires, notamment les jeunes et les familles monoparentales.

C’est ainsi tout le modèle de protection sociale qui doit être revu à l’aune de ce panorama social pour intégrer :

  • Le vieillissement de la population et le poids des dépenses associées dans le PIB ;
  • La hausse des inégalités et les nouvelles formes de précarité : les familles monoparentales et les moins de trente ans ;
  • La baisse de la fécondité et le besoin de rendre plus transversale la politique familiale ;
  • La nécessité de mieux traiter la question de l’accueil et de l’intégration pour que le renouvellement des générations se fasse sous l’égide d’un socle de valeurs communes.
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Roma Beaufret