L’Etat brancardier 50 ans après

L’Etat brancardier 50 ans après
Publié le 5 février 2025
  • économiste et directeur de recherche au CNRS
Le CIRI, Comité Interministériel de Restructuration Industrielle, a été créé en 1974 sous le nom de CIASI (comité interministériel d'aménagement des structures industrielles), entité hors norme pour faire face au choc pétrolier. Un demi-siècle plus tard, le CIRI existe toujours mais a-t-il réussi à ralentir le déclin industriel de la France ? Après une immersion d’un an dans cette structure administrative unique, l’économiste Elie Cohen avait publié, en 1989, un livre sur le CIRI, L’Etat brancardier, devenu un classique, où il analysait les grandes faillites de la décennie et s’interrogeait sur la façon dont l’Etat avait réagi. Quel regard porte-t-il cinquante ans plus tard sur la « politique publique du déclin industriel » ?
Entretien avec Roma Beaufret et Jean-Louis Missika

Roma Beaufret : Dans L’Etat brancardier, vous insistiez sur le fait que le CIRI avait été conçu comme une administration à mission et que c’était une véritable innovation pour l’époque. L’idée était de sortir d’une organisation en silos et de regrouper dans une seule structure toutes les dimensions de l’Etat : l’Etat protecteur de l’emploi, l’Etat garant de la souveraineté économique, l’Etat stratège qui aide les entreprises structurellement viables, l’Etat protecteur des finances publiques qui soustrait le traitement des dossiers complexes au fait politique.

Elie Cohen : Ce livre est un très lointain souvenir dans ma mémoire, vos questions vont la rafraîchir. C’était effectivement une innovation institutionnelle très importante. Après la guerre, sous la quatrième République qui avait la réputation d’une très grande instabilité politique, l’administration a innové et inventé un nouveau modèle. Au ministère de l’économie, il y avait un homme génial, François Bloch-Lainé, qui a créé la Direction du Trésor en 1945. Et au sein de la direction du Trésor, il a développé la pratique des guichets spécialisés. C’est là la matrice de l’Etat interventionniste à la française. Ces hauts fonctionnaires de la Libération voulaient construire un instrument étatique efficace. Quand un problème économique se posait, on créait un instrument pour le traiter. Il y avait des entreprises de pointe qui ne trouvaient pas de financement ? On a créé un instrument spécifique. Les entreprises hôtelières ne trouvaient pas dans le système de crédit de financement pour l’hôtellerie, on créait un outil spécialisé pour le financement hôtelier. Il y a eu un foisonnement de guichets spécialisés du Trésor. Ces outils donnaient à la Direction du trésor une unité de lieu, de temps et de commandement. C’est comme ça que cette direction s’est vraiment imposée.

L’accompagnement social du déclin industriel

Jean-Louis Missika : Et le CIRI s’est inscrit dans ces nouveaux outils administratifs ?

Elie Cohen : Le CIRI a représenté un pas de plus dans ce modèle et a dépassé les attentes. Cette institution regroupait tous les acteurs de l’Etat pour l’aide aux entreprises en difficulté, et pas seulement ceux de l’économie. Il fallait mettre autour de la table, sous le commandement du Trésor, la direction des impôts, le ministère du Travail, des Affaires sociales, la Justice, etc. Tout le monde était là. Et avec la création du rôle du rapporteur, ils ont inventé une technique d’instruction des dossiers qui donnait à celui-ci, pour dire les choses brutalement, un droit de vie ou de mort sur l’entreprise. Le rapporteur devait évaluer les chances de survie de l’entreprise et, pour cela, on lui accordait tous les moyens de coercition sur les parties prenantes. Il pouvait effacer les actionnaires, ils ont fait faillite, tant pis pour eux. Il pouvait tordre le bras aux banquiers, parce que, selon l’opinion du Trésor, ils s’enrichissent de manière indue. Et l’objectif était de transformer une entreprise qui n’avait plus ni actionnaires, ni financement, ni souvent de projet, en une entreprise viable, à la base de toute une série de restructurations, en se servant de différents morceaux d’entreprises sauvées dans un même secteur, pour faire des regroupements et bâtir des champions industriels. C’était une idée folle, quand on y pense : comment faire un champion industriel avec des bouts d’entreprises exsangues ? C’est pourtant ce qu’on a tenté de faire à plusieurs reprises.

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JLM : Comment cela s’est-il terminé ? 

EC : Cela dépend. Quand j’étudiais le CIRI, j’ai vu traiter le gratin de l’industrie française qui était en faillite. Toutes les entreprises de machines-outils, les chantiers navals, les entreprises de transformation du bois et de transformation des métaux. Il y avait également des conglomérats comme Creusot-Loire. J’y consacre un chapitre dans mon livre : Creusot-Loire, c’était le champion du nucléaire, champion de la machine-outil, champion de la mécanique lourde, champion de l’acier. Il y avait aussi le groupe Schneider, ce n’était pas rien. Ces groupes étaient à la ramasse et le CIRI les traitait. Et je me souviendrai toujours de cette phrase de Pascal Lamy, qui était lucide sur ce que faisait le CIRI. Il m’a dit : on reçoit des entreprises industrielles et on les transforme en parc de loisirs. En Lorraine, en 1989, on a fait le parc des Schtroumpfs sur un site sidérurgique.

RB : Parmi ces dossiers, il y avait aussi Boussac.

EC : Boussac c’est autre chose. D’un côté, on trouve les grands dossiers industriels qui concernent des secteurs entiers : la machine-outil, les chantiers navals, la mécanique lourde, où l’on va jouer au mécano et tenter de constituer des grandes entreprises par des regroupements. Et on a largement échoué. Et puis, à côté de ça, il y avait quelques conglomérats, comme Boussac au sein du groupe Willot, racheté par Bernard Arnault, ou la Chapelle Darblay, rachetée par François Pinault. Ces entreprises étaient vendues pour trois fois rien et les acheteurs étaient intéressés par ces conglomérats en faillite car ils contenaient des pépites. La valeur ajoutée des entrepreneurs a été de garder ces pépites1 et de se débarrasser immédiatement du reste. Tout cela en contradiction avec leurs engagements vis-à-vis de l’Etat de garder l’intégralité du groupe et des salariés alors qu’il a apporté des subventions et organisé l’effacement des dettes mais leur capacité à développer les pépites tenait aussi à leur agilité à se débarrasser des sources de pertes.

RB : Vous dites dans votre livre que « la défaillance industrielle de Boussac est exemplaire comme celle de Creusot-Loire. Elle est de celle qui permettent de lire à livre ouvert les maux d’une industrie, d’un capitalisme, d’un mode d’intervention de l’Etat et pour tout dire, la pathologie des relations Etat-industrie ». On peut quand même parler d’un échec de l’action publique. Est-ce que c’est l’Etat français qui a fait la fortune d’Arnault et Pinault ?

EC : Non, c’est une légende, ce n’est pas vrai. Le CIRI leur a mis le pied à l’étrier en leur vendant des entreprises en faillite pour trois fois rien, mais l’un comme l’autre étaient d’authentiques entrepreneurs, et ils ont réussi à transformer ces entreprises pour en faire des succès. L’Etat a vendu de nombreuses entreprises à des gens qui n’avaient pas le même talent et qui ont été incapables de les redresser. Bien entendu, ils ont été aidés par l’Etat pour accompagner socialement les licenciements, mais la vision de l’entrepreneur qui repère la pépite et la développe, ça ce n’est pas l’Etat. Ce n’est pas à Pinault et Arnault que le CIRI a donné le plus d’argent. Par exemple, dans un dossier comme Manufrance, l’argent public versé a été considérable, et pour rien. Et il y a des tas de boîtes comme ça, la Normed par exemple, regroupement de plusieurs chantiers navals, créée en 1982, puis liquidée en 1989.

RB : Dans ces cas plus sinistrés, s’est-on obstiné inutilement ?

EC : La thèse que je défendais dans mon livre était celle de l’accompagnement social du déclin industriel. C’est l’Etat providence appliqué aux entreprises. Au CIRI, les gens ne se faisaient pas d’illusion. Ils se battaient comme des diables mais ils savaient que, dans certains cas, le modèle économique ne tenait plus la route. C’était de l’accompagnement social déguisé en soutien industriel.

RB : C’est la thèse très forte de votre livre mais comment analyser la pérennisation de cet Etat providence économique ?

EC : Il faut s’intéresser au contexte politique pour comprendre. Il y a une croyance dans l’ensemble de la classe politique française, à gauche, à droite, au centre, de la vertu éminente de l’industrie. L’industrie, c’est l’activité noble par excellence. L’industrie est considérée comme un attribut de souveraineté. L’industrie était considérée comme la mère de toutes les activités économiques. Or la théorie économique est plus nuancée. Elle dit que plus un pays s’enrichit, plus la part de l’activité manufacturière dans son PIB décline au profit de la part des services à valeur ajoutée. Donc le véritable enjeu aurait dû être de réussir ce passage d’une activité industrielle déclinante à cause de la division internationale du travail, à des activités porteuses de valeur ajoutée plus importante. C’est ce que les économistes appellent « la courbe du sourire ».

La courbe du sourire analyse la répartition des activités d’une chaîne de production en fonction de leur valeur ajoutée. Le milieu de la courbe, c’est la fabrication qui décline. Ce n’est pas grave si tu te replies vers l’amont et vers l’aval. L’amont, c’est la recherche, l’innovation ; l’aval, c’est la capacité à trouver de nouveaux marchés, de nouveaux débouchés, le marketing, la commercialisation, l’exportation. Donc, pour un pays qui arrive à faire ce double redéploiement amont et aval, le déclin industriel est acceptable. En France, après la première vague de désindustrialisation, puis la deuxième et la troisième, on n’a rien vu arriver derrière, on a raté l’Internet, on a raté le mobile et le smartphone. On a mis du temps à comprendre, le rapport Gallois en 20122 marque la prise de conscience d’une transition ratée. Il acte le déclin industriel et s’interroge sur le redéploiement. C’est quoi ce pays qui perd ses industries traditionnelles et qui ne les remplace par rien ? Qu’est ce qui justifie que la France fasse moins bien que l’Italie ou les pays nordiques ? Ce rapport va faire prendre conscience à la classe politique que l’effondrement de la part de l’industrie dans le PIB et de l’emploi industriel en France sont beaucoup plus importants qu’ailleurs. Les Allemands, les Italiens, les Espagnols, les Polonais, ont mieux géré cette transition que nous !

JLM : Est-ce lié à la structure de coûts ?

EC : Les coûts et la réglementation. Prenons l’industrie pharmaceutique, qui est un très bon exemple. La France était le leader européen. Que s’est-il passé ? Nous avons été dépassés par les Etats-Unis et la Suisse en matière d’innovation et de découverte de nouvelles molécules. L’Inde et la Chine ont récupéré des usines de principes actifs qu’on a chassées de chez nous à cause de leur impact environnemental. Dans ce secteur où nous étions leader, nous sommes maintenant dépassés par l’Allemagne, l’Italie, la Suisse, et même l’Angleterre !

RB : Le thème de la souveraineté industrielle revient en force aujourd’hui, au moment même où le secteur automobile entre en crise et risque l’effondrement.

EC : Le cœur du modèle industriel européen, c’est-à-dire l’automobile et la chimie, est à son tour attaqué. Et là, il y a vraiment péril en la demeure. Si le cœur de la spécialisation industrielle de l’Europe, c’est l’automobile et la chimie, le cœur du cœur, c’est l’Allemagne. Et la France dépend beaucoup de l’Allemagne en tant que sous-traitante. Et personne n’a de réponse pour cette crise majeure de l’automobile et de la chimie.Plusieurs raisons à cette crise : le coût de l’énergie, la capacité d’innovation, les subventions d’Etat pratiquées en Chine et aux Etats-Unis. Encore récemment, un très gros projet d’investissement dans la chimie en Allemagne est parti en Chine, tout simplement. De même, les Etats-Unis viennent débaucher des entreprises européennes avec l’argument que le coût de l’énergie est moins cher chez eux et que la localisation sur son territoire est subventionnée, dans le cadre de la politique industrielle initiée par Joe Biden. L’Europe est prise en sandwich entre la Chine et les Etats-Unis.

Le Colbertisme High Tech

RB : Si le CIRI gère le déclin, pourquoi ne pas créer une administration à mission tournée vers l’avenir ? Pourquoi est-ce qu’on ne met pas cet argent sur les secteurs d’avenir et pour combler cet écart de compétitivité ?

EC : L’enveloppe du CIRI tourne autour de 200 millions d’euros par an, c’est ridicule par rapport aux besoins. Aux Etats-Unis, l’injection d’argent public est de 180 milliards de dollars. Ne vous fatiguez pas à chercher, il n’y a rien en Europe qui soit à la mesure de ce qui se passe aux Etats-Unis et en Chine.Par ailleurs,l’Europe s’est bâtie sur la libéralisation des marchés, sur la destruction des monopoles verticalement intégrés dans chaque nation. L’objectif était de démanteler les EDF et autres monopoles nationaux.

RB : C’est justement ce qui est remis en cause aujourd’hui…

EC : Oui il faut changer d’Europe, il faut parler politique. Et la première question est celle-ci : qui, en Europe, est prêt à des politiques industrielles intégrées avec un payeur unique, un budget unique et des procédures centralisées de traitement des dossiers ? Il ne faut pas pointer l’Allemagne du doigt, l’industrie française de l’armement, par exemple, est vent debout contre l’idée d’une agence européenne d’armement. Elle craint de dilapider ses avantages. Elle a peur de ce saut dans l’inconnu car on sait ce qu’on perd, et on ne sait pas ce qu’on va gagner.  Et le domaine de la défense, c’est le cœur du régalien. A priori, on devrait pouvoir s’entendre sur un avion de combat européen parce qu’il ne peut pas y en avoir douze ! L’intérêt est évident. Pourquoi n’y arrive-t-on pas ? Pendant longtemps, en matière de politique d’armement, il y avait une sorte d’accord entre l’Allemagne et la France. L’Allemagne avait le leadership dans tout ce qui était mécanique lourde, les chars de combat, les engins amphibies, etc. Et la France avait l’hégémonie dans l’aéronautique et l’espace. Même cet accord est remis en question. L’Allemagne freine sur l’avion de combat du futur et veut monter en gamme dans l’aéronautique. Les rivalités intra européennes sont trop fortes.

RB : Est-ce à dire qu’une politique industrielle européenne est impossible ?

EC : Le terme de politique industrielle ne veut rien dire. La France elle-même n’a jamais eu de politique industrielle au sens d’une politique coordonnée de promotion des divers secteurs pour atteindre un objectif de part de l’industrie dans le PIB ou dans le marché européen. J’ai forgé le terme de Colbertisme High Tech3, pour décrire ce qui a été fait à l’initiative du général de Gaulle et de hauts fonctionnaires modernisateurs comme Simon Nora. Cette politique consiste à viser l’autosuffisance dans un certain nombre de secteurs technologiques de pointe. Et pour chacun de ces secteurs, on a créé une agence de recherche publique, le CNES, le CNET, le CEA, l’INRIA, branchée sur un champion national, Péchiney, Rhône-Poulenc, France Telecom, EDF, etc. qui, grâce à des préfinancement publics, vont créer des usines sur le territoire national dont les débouchés seront garantis par une politique d’achat public.

JLM : Ce n’est pas une politique industrielle, c’est un capitalisme monopoliste d’Etat qui fonctionne.

EC : Je préfère « Colbertisme High Tech », c’est-à-dire une vision totalement intégrée d’une filière qui, de part en part, est contrôlée par l’Etat pour des objectifs d’indépendance nationale. On peut appeler ça politique industrielle mais, dans ce cas, c’est une politique industrielle réduite à quelques filières et quelques champions nationaux.

JLM : L’Etat est incapable aujourd’hui de faire cela en choisissant quelques secteurs ?

EC : Voilà, ce qui s’est passé : on a réussi la première étape, c’est-à-dire la mise en place du système ; on a réussi la deuxième étape, c’est-à-dire qu’on a été capable de sortir des produits industriels compétitifs. Ensuite, ces grandes entreprises qu’on avait créées, ont dit : « pour exister, il faut qu’on soit des multinationales et qu’on soit capable d’investir les marchés extérieurs ». Mais au nom de quoi l’Etat financerait-il avec l’argent des contribuables les efforts commerciaux de l’aérospatiale au Brésil, en Chine et ailleurs ?Une fois l’argent public épuisé, ces entreprises ont été vendues, en totalité ou par morceaux. Alcatel ou Alstom sont de bons exemples.

RB : Donc ce n’est pas le bon modèle ? Pourquoi ne pas accepter la subvention du modèle à l’export si cela permet de maintenir des champions industriels nationaux ?

EC : C’est une politique qui n’est pas allée au bout de sa logique. Tous les gouvernements considéraient que le contrôle des grands groupes industriels relève de la souveraineté, ils auraient dû mettre en place une politique qui assurait ce choix souverain. La France n’a pas de fonds souverain, ou de fonds de pension, parce qu’on a choisi la retraite par répartition. Il n’y a pas de retraite par capitalisation, donc on n’a pas d’investisseurs aux poches profondes pour financer nos entreprises. A chaque fois qu’on a voulu adosser un industriel à un grand investisseur, on n’en a pas trouvé. Si on avait une force de frappe de 1300 milliards d’euros, on pourrait financer les champions nationaux. Le modèle français a eu ses vertus et puis il a buté sur la mondialisation, il n’a pas été capable de se réinventer. Ça a marché tant qu’il fonctionnait de manière relativement autonome sur des bases nationales. Le grand plongeon dans le bain communautaire lui a été fatal.

RB : Pourtant, à la fin de votre livre qui s’achève sur l’année 1989, vous semblez optimiste sur la capacité de la France à profiter du marché européen comme stimulant pour l’industrie privée, faisant naître l’espoir d’exporter les grands projets à la française (spatial, aéronautique, militaire et ferroviaire).

EC : Si je devais reprendre cette conclusion 20 ans après, je dirais que cela a assez largement échoué.

L’impuissance de l’Europe

RB : Quelles leçons en tirer pour réinventer ce modèle français ?

EC : Réinventer ce modèle ? Cela ne peut se faire que dans le cadre européen. Aujourd’hui, il y a deux défis majeurs : la Chine et les Etats-Unis. L’un comme l’autre visent l’hégémonie mondiale, l’un pour la conquérir, l’autre pour la conserver. L’un et l’autre ont fait le pari que c’est sur les débris de l’Europe qu’ils pourront se développer. Donc ils cherchent ouvertement à casser les dynamiques européennes, à faire des micro-alliances avec certains pays et accroître la division. Et l’Europe n’a pas été capable de se ressaisir et de construire un projet unificateur par un manque de volonté politique. Les pays européens et la Commission se rendent compte de cet échec. Ils ont décidé d’autoriser les fusions entre grands industriels européens et de lever certaines contraintes concurrentielles. Mais c’est trop lent, trop peu, trop tard. L’Europe ne dépense pas assez dans les nouvelles technologies quand on compare avec la Chine et les Etats-Unis. Prenons l’exemple des microcentrales nucléaires. L’Etat français a annoncé en 2021 qu’il était prêt à financer différents projets de mini réacteurs pour 1 milliard d’euros. Une dizaine de sociétés, avec des procédés différents, ont manifesté leur intérêt. Le saupoudrage a commencé, mais il faudrait beaucoup plus de moyens si l’on veut créer un champion industriel dans ce secteur.

JLM : Où l’État français peut-il aller chercher 20 ou 30 milliards pour investir dans les petits réacteurs modulaires (SMR) ?

EC : Le PIB européen est supérieur au PIB américain, et au PIB chinois. Il n’y a aucune raison que l’Europe ne soit pas capable de dégager les ressources nécessaires.

JLM : Certes, mais le capital-risque américain est capable de financer la filière de l’intelligence artificielle ou celle de la fusion nucléaire, et les mastodontes du numérique comme Microsoft ou Google sont aussi à la manœuvre, il n’y a rien d’équivalent en Europe.

EC : S’il y avait une volonté européenne réelle de constituer une industrie de pointe capable de déployer la courbe du sourire dont je parlais, il ne devrait pas être difficile de structurer un fonds de 200 milliards d’euros qui pourraient être investis dans ces filières. C’est ce que propose le rapport Draghi4. Seule l’échelle européenne est pertinente. La question est simple : quand va-t-on cesser en Europe de jouer les idiots utiles de la Chine et des Etats-Unis ? Est-ce qu’on va continuer à laisser les Chinois tisser leur toile et intégrer quatre ou cinq pays européens aux Routes de la Soie ? Est-ce qu’on va laisser les Américains faire leur marché en Europe, débaucher nos esprits les plus brillants et nos meilleures startups ? Pendant longtemps, la France a été la seule à tenir un discours de souveraineté européenne, et on lui a beaucoup reproché, aujourd’hui les esprits évoluent. The Economist a récemment publié une couverture qui titrait : « Maintenant, Bruxelles parle français».

RB : Notre modèle était finalement le bon face aux adeptes de la politique de concurrence ! Vous préconisez le Colbertisme High Tech à l’échelle de l’Europe ?

EC : Ça a marché en France pendant quelques décennies mais pour des pays comme l’Allemagne ou les Pays Bas, c’est une hérésie économique. L’idée d’une filière intégrée de l’amont à l’aval aurait du mal à s’imposer en Europe, mais il est possible de trouver une voie moyenne.

JLM : Le Colbertisme High Tech, c’était il y a cinquante ans. Et ça a fonctionné parce que c’étaient des projets industriels extrêmement lourds. Quand on fabrique des objets comme des centrales nucléaires, des fusées ou des avions, la quantité est limitée, et le nombre d’entreprises aussi, les barrières à l’entrée sont très élevées. La nouvelle révolution industrielle est aux antipodes de ce modèle, l’innovation est décentralisée, les initiatives individuelles pullulent, les besoins en capitaux sont faibles au départ, il y a une prime à l’agilité et à la prise de risques, les Etats ne sont pas équipés pour ce type d’innovation.

EC : Pourquoi l’Europe ne réussirait-elle pas dans ces domaines-là, surtout si les besoins en capitaux sont moindres ? Les Européens n’ont-ils pas le goût du risque ?

JLM : Non, le problème n’est pas là. Les Etats ne peuvent pas être à la manœuvre pour piloter cette innovation. Et l’écosystème de l’innovation américain s’est construit sur plus d’un demi-siècle, il est solide et performant, le nôtre est encore embryonnaire et les Etats réglementent tout. Revoyons ce qui s’est passé sur le véhicule autonome. Le sujet était déjà discuté en 20175, L’Europe était en retard mais c’était rattrapable. Les Américains se focalisaient sur le véhicule individuel, les Européens réfléchissaient aux véhicules collectifs, il pouvait y avoir une sorte de partage. Aujourd’hui, les taxis robots Waymo de Google circulent à San Francisco, Phoenix, Austin, Los Angeles, ils représentent à San Francisco plus de 20 % du marché des déplacements. Tu as déjà vu un véhicule autonome circulant dans une ville européenne ? La réglementation a été un frein, de même que l’insuffisance du capital-risque. Après leur déploiement aux Etats-Unis, nous verrons débarquer les robots taxis américains en Europe, et toutes les données produites par l’usage de ces voitures bénéficieront aux IA américaines. C’est un processus cumulatif, la puissance des plateformes américaines est telle qu’elles mènent la danse sur l’intelligence artificielle et l’on voit mal comment leur hégémonie pourrait être remise en cause.

EC : Ta conclusion est que les Européens sont incapables d’engendrer la nouvelle révolution technologique.

JLM : Je n’en suis pas arrivé à ce niveau de pessimisme, mais je pense que le réveil de l’Europe ne doit pas seulement être centré sur le montant des investissements à faire, mais aussi sur leur gouvernance. Je suis frappé par la lecture très biaisée qui est faite en France du rapport Draghi. On se focalise sur sa proposition de mobiliser des investissements supplémentaires de l’ordre de 800 milliards d’euros par an, soit environ 4,5 % du PIB européen mais on oublie sa critique de la mauvaise gouvernance des financements publics en Europe et son appel à un rôle plus important des fonds d’investissement privés européens.

EC : Il faudrait d’abord que les Etats acceptent une délégation de souveraineté dans ces domaines à un organe européen. Et il faudrait ensuite concevoir un organe européen d’un genre nouveau, un DARPA européen (Defense Advanced Research Projects Agency), c’est-à-dire l’agence américaine chargée de la recherche et développement des nouvelles technologies à usage militaire. Le modèle, c’est une chaîne de commandement très courte, des moyens très importants et des décisions discrétionnaires très rapides. On pourrait imaginer une version européenne civile du DARPA. Il est certain qu’accompagner le déclin, financer le statu quo et retarder l’innovation n’est plus une option.

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