Ce qu’on peut apprendre de Sasha

Ce qu’on peut apprendre de Sasha
Publié le 10 juillet 2023
Spécialiste de l’analyse des données massives (Big Data) Carlo Ratti présente quelques réflexions sur la discrimination positive à la suite du verdict de la Cour suprême des Etats-Unis qui a rejeté, le 29 juin 2023, la prise en compte de critères raciaux dans les règles d’admissions à l’université. Comment les universités peuvent-elles continuer à maintenir une diversité de recrutement après cet avis ? Peuvent-elles utiliser les Big Datas pour maintenir une forme de promotion des diversités ?
Écouter cet article
00:00 / 00:00

Lorsque la Cour suprême des États-Unis a rendu son verdict dans l’affaire “Students for Fair Admissions contre Harvard” la semaine dernière, annulant la politique de discrimination positive en vigueur depuis des décennies, ma première réaction a été de penser à une jeune post-doctorante que j’avais embauchée dans mon laboratoire au M.I.T.

La chercheuse – appelons-la Sasha – venait d’une ancienne république soviétique, et mes collègues estimaient que son curriculum vitae n’était pas à la hauteur de nos critères. Pourtant, je me suis dit que si Sasha avait accompli autant dans un environnement qui lui offrait si peu d’opportunités, pourquoi ne pas voir ce qu’elle pouvait faire au M.I.T. ? Pourquoi ne pas laisser enrichir notre communauté avec une perspective différente ? 

Le pari a été payant : elle est devenue l’une de nos meilleures chercheuses et est aujourd’hui un professeur réputé dans une grande université américaine. L’histoire de Sasha n’a rien à voir avec la discrimination positive fondée sur la race. Cependant, elle pourrait nous apprendre quelque chose sur la manière dont les écoles pourraient reprogrammer leurs « algorithmes » pour des classes équitables et diversifiées sans une variable clé – la race. En tant qu’éducateur et analyste de données, j’aimerais partager quelques idées.

Tout d’abord, considérons les principes fondamentaux qui rendent la discrimination positive si importante. Premièrement, chaque individu doit avoir les mêmes chances, quel que soit son milieu d’origine. Les responsables des admissions ne peuvent pas se contenter de regarder la ligne d’arrivée – les notes et les résultats aux examens – lorsque les points de départ sont différents. Deuxièmement, la diversité enrichit les environnements éducatifs. Par conséquent, la prise en compte des origines d’un étudiant – en termes de race, de classe et autres – permet un processus plus équitable pour les individus et des résultats meilleurs pour tous.

Abonnez-vous à notre newsletter

Pendant de nombreuses années, la race a été une variable clé de la discrimination positive aux États-Unis. Le verdict de la Cour suprême le 29 juin 2023 nous empêche désormais de l’utiliser de manière explicite à l’avenir, arguant que le racisme structurel n’est plus un désavantage suffisamment important pour justifier la discrimination positive. C’est évidemment faux. Comme l’a écrit la juge Ketanji Brown Jackson dans son avis dissident, « considérer que la race est sans importance dans la loi ne signifie pas qu’elle ne l’est pas dans la vie ». Alors, comment faire fonctionner la discrimination positive sans cela ?

Notre première réponse pourrait être de donner plus de poids à des variables neutres sur le plan racial, telles que le revenu des parents et le code postal. Ces efforts sont les bienvenus, mais ils ne constituent pas une solution de remplacement parfaite. Au sein d’un même code postal ou d’une même tranche de revenus, un élève noir pauvre est plus susceptible d’être issu de générations de pauvreté, d’avoir fréquenté des écoles moins bien loties, voire de respirer un air pollué ou de boire de l’eau contaminée. Des études ont démontré que diverses alternatives à la discrimination positive basée sur la race, telles que l’examen holistique sans distinction de race ou les systèmes axés sur les revenus ou la diversité géographique, ne fonctionnent pas aussi bien que prévu. De manière frappante, éliminer la race ne rend pas seulement une classe moins diversifiée sur le plan racial (résultat attendu), mais la rend même moins diversifiée sur le plan socio-économique. Aucun algorithme ne s’améliore lorsque vous limitez son accès à l’information. Ou, comme l’a récemment écrit notre doyen des admissions au M.I.T., Stu Schmill, « si vous enlevez les outils d’un charpentier, il aura beaucoup plus de mal à construire ». 

L’un des problèmes est que toutes les variables que nous avons examinées jusqu’à présent – de la race à la socio-économie basée sur le recensement – sont grossières. Elles ne nous renseignent pas sur Sasha en tant qu’individu, mais uniquement sur le ou les groupes auxquels elle appartient. Or, nous vivons à l’ère du Big Data, où d’énormes ensembles de données empiriques deviennent disponibles à une résolution incroyablement élevée, parfois jusqu’au niveau individuel. Cette révolution axée sur les données bouleverse l’ensemble des sciences sociales, les rendant de plus en plus « computationnelles« . En 20 ans de recherche, j’ai vu émerger une mine de nouvelles informations pour décrire les zones urbaines,  ouvrant une « nouvelle science des villes » qui nous permet de comprendre la plus grande métropole jusqu’au plus petit pâté de maisons. Nous pourrions utiliser exactement les mêmes données pour mieux comprendre les candidats à l’université. 

Le Big Data et l’analytique pourraient aider les responsables des admissions à saisir quantitativement les types de désavantages auxquels les candidats sont confrontés et les types de diversité qu’ils peuvent représenter. Pensez à toutes les variables qui ont un impact sur la vie d’un étudiant mais qui sont invisibles dans sa demande d’admission à l’université. Un système véritablement équitable prendrait en compte non seulement les notes d’un candidat au lycée, mais aussi la qualité de son programme de prématernelle, non seulement son code postal, mais aussi les niveaux de plomb dans les égouts. Nous sommes loin de pouvoir obtenir toutes ces informations, mais en 2023, nous pourrions en obtenir beaucoup.

Tout aussi important que d’obtenir davantage de données, les universités devraient également apporter plus de données. Avant ce procès, la façon dont Harvard décidait quels étudiants admettre était entourée de mystère. Il n’aurait pas dû falloir un procès devant la Cour suprême des États-Unis pour révéler les différentes catégories – comme la race ou la proximité familiale avec les anciens élèves et les donateurs – en plus des qualifications académiques, prises en compte par le comité des admissions. Alors que les universités s’efforcent de mettre au point de nouvelles politiques d’admission, chaque école pourrait devenir un banc d’essai pour une innovation partagée. 

Les bureaux des admissions pourraient adopter l’expérimentation et la collecte de données, même au sein d’une seule classe. Au lieu de concevoir une seule nouvelle politique, ils pourraient en essayer plusieures et en suivre les résultats au fil du temps – en termes d’admissions, d’expériences sur le campus et de carrières ultérieures. Même de petites différences seraient mesurables et pourraient contribuer à éliminer diverses idées fausses. Harvard a longtemps soutenu que laisser entrer trop d’étudiants défavorisés compromettrait son excellence académique; et si elle en admettait quelques-uns de plus et testait cette idée ?

Bien entendu, un processus axé sur les données ne peut pas nous conduire jusqu’à la justice sociale. La collecte de données sera difficile et la protection de la vie privée sera toujours un sujet de préoccupation. Nous devrions également nous souvenir des controverses qui ont entouré le score d’adversité du S.A.T., une proposition visant à compléter les résultats des tests standardisés (connus sous le nom de S.A.T.) attribués à chaque candidat à l’université aux États-Unis, en fonction des facteurs socio-économiques de l’établissement scolaire et du quartier. Le projet a été critiqué pour son manque de transparence, sa simplicité excessive et son présupposé selon lequel l’adversité pourrait être aussi facilement quantifiée. L’expérimentation ouverte et la transparence pourraient être des remèdes puissants à ces préoccupations, mais elles pourraient également engendrer de nouvelles guerres culturelles et de nouveaux procès.

Il n’y a pas de solution parfaite pour optimiser les admissions dans les universités d’élite – il y a trop de candidats exceptionnels et pas assez de places. À long terme, la meilleure solution consiste probablement à veiller à ce qu’il y ait des meilleurs moyens d’accéder à une bonne éducation et une mobilité sociale en dehors d’un billet à bord du brillant U.S.S. Princeton (c’est-à- dire les Universités d’élite). Mais pour l’instant, en l’absence d’une discrimination positive basée sur la race, les universités ont le devoir d’innover et de trouver de nouveaux algorithmes, tant pour elles-mêmes que pour leurs candidats. Nous aurons besoin de plus de données pour promouvoir plus de justice – et pour nous assurer qu’aucune Sasha ne passe inaperçue dans le processus d’admission.

Envie de contribuer à La Grande Conversation ?
Venez nourrir les débats, contredire les études, partager vos analyses, observations, apporter un éclairage sur la transformation du monde, de la société, sur les innovations sociales et démocratiques en cours ou à venir.

Carlo Ratti

Carlo Ratti est directeur du Senseable City Lab au MIT, cofondateur du bureau international de design et d’innovation CRA-Carlo Ratti Associati, co-président du Global Future Council on Cities du Forum économique mondial et co-auteur de « The City of Tomorrow »