L’Europe des gauches en juin 2024

L’Europe des gauches en juin 2024
Publié le 1 juillet 2024
Les bons résultats des listes italiennes et espagnoles permettent au groupe parlementaire des sociaux-démocrates de bien se maintenir au sein du Parlement européen et de prolonger l’alliance avec Renew et le parti populaire européen. Pourtant, peu de pays restent gouvernés aujourd’hui par la gauche démocratique en Europe, ce qui se traduit par une faible représentation de ses leaders au Conseil européen. En outre, d’un point de vue idéologique, alors que la tentation d’un populisme de gauche reste forte, la pensée socialiste a trop déserté aujourd’hui le monde du travail et se contente souvent de prôner la dépense publique pour répondre aux tensions sociales.
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Au lendemain de l’élection du Parlement européen, un état des lieux de la gauche continentale doit distinguer la situation au sein de cet hémicycle de celle qui prévaut dans les assemblées nationales.

De faibles marges de manœuvre au Parlement européen

Au sein du Parlement européen, la gauche reste divisée entre un regroupement social-démocrate et celui de formations plus radicales telles que La France insoumise, Die Linke en Allemagne ou Podemos en Espagne. Le premier, celui de l’« Alliance progressiste des socialistes et démocrates » est crédité en juin 2024 de 135 députés, soit un recul de 4 sièges par rapport au précédent scrutin de 2019. Le second, dit « groupe de la gauche » (GUE/NGL), obtient 36 élus, soit un recul d’un seul siège. Autrement dit, le groupe social-démocrate conserve un effectif suffisant pour prolonger son alliance historique avec les démocrates-chrétiens du Parti populaire européen (PPE) et les libéraux du groupe Renew, afin de peser en faveur de l’adoption de normes législatives et de contribuer à la désignation de leaders aux plus importantes fonctions de l’Union européenne.

La nouveauté introduite par le scrutin de juin concerne donc moins la représentation sociale-démocrate au parlement européen que la recomposition des droites nationales. Celle-ci ouvre au PPE la tentation d’alternatives à la coalition avec les sociaux-démocrates et les libéraux. D’une part, le caractère démocrate-chrétien du PPE tend à s’atténuer et lui permet de s’adapter encore plus aisément à un pluralisme de droites au sein desquelles les libéraux sont affaiblis. D’autre part, les composantes des droites nationales plus radicales qui ont adhéré au groupes « Identité et démocratie » ou à celui des « Conservateurs et réformistes » – voire qui siègent en tant qu’indépendants – ont abandonné un rejet de principe de la construction européenne ou de la monnaie unique tout en manifestant un conservatisme culturel plus flagrant qu’auparavant. Mathématiquement, un découplage du PPE (190 sièges) et des sociaux-démocrates (136 sièges) est possible pour autant qu’il soit compensé par la conservation d’une alliance avec Renew (80 sièges), augmentée par un rapprochement avec les groupes ECR (76 sièges) et ID (58 sièges), ainsi que par le vote d’élus qui ne sont rattachés à aucun de ces groupes. Si le scénario d’un divorce entre le SD et le PPE est peu crédible à ce stade, il ne peut être exclu que la reconversion nationale des droites dans la direction d’un conservatisme social signifie, dans le cadre du Parlement européen, une multiplication de majorités à géométrie variable.

Une telle liberté de manœuvre ne se retrouve pas de l’autre côté de l’hémicycle, entre gauches réformiste et radicale, parfois capables de s’unir au plan national comme en Espagne, voire en France. Même étendue au groupe en déclin des écologistes, l’union de la gauche européenne ne permettrait pas la constitution d’une majorité européenne alternative et hypothéquerait la qualité des relations des sociaux-démocrates avec Renew ou le PPE.

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Disposant de réservoirs électoraux plus importants, le PPE est à la croisée des chemins mais reste libre de définir la route à suivre. Au risque d’une fragilisation de la Commission européenne, à laquelle aucune disposition ne garantit un mandat d’une durée liée au terme parlementaire, le PPE peut engager l’hémicycle dans la voie de majorités d’opportunités, mouvantes et variables dont la France ou l’Italie par exemple font actuellement ou ont fait récemment l’expérience. L’intérêt de cette option stratégique est d’autant plus grand qu’on ne compte, en juin 2024, que quatre responsables socialistes nationaux qui siègent au Conseil européen : Olaf Scholz,  Pedro Sanchez,  Mette Frederiksen et Robert Abela

États de la gauche dans les États

Panorama

La bonne santé des groupes parlementaires SD et GUE ne signifie pas qu’il en va de même des partis nationaux qui leur fournissent des élus. La médiocrité de la performance de nombreuses formations socialistes est en effet camouflée par la pondération de la représentation des États membres de l’UE. Autrement dit et par exemple, le bon nombre d’élus du PSOE espagnol et du Parti démocrate italien au Parlement européen permet de lisser les résultats décevants du SPD d’Olaf Scholz en Allemagne.

Considérés sur une base géographique, les résultats de juin confirment dans une certaine mesure l’existence d’un contraste entre la popularité conservée par la gauche au sud de l’Europe (Italie, Espagne, Portugal) et les difficultés éprouvées par cette famille politique sur le reste du continent.

Sans aller jusqu’ à discuter l’opportunité de classer les forces de gauche selon une logique inspirée par les points cardinaux, ce constat d’un contraste géographique doit être relativisé par la fragilité des alliances constituées par Pedro Sanchez en Espagne, par l’ancien premier ministre Antonio Costa au Portugal mais également par la persistance du fossé qui sépare en Grèce le PASOK et Syriza. De même, en Italie, si le PD d’Elly Schlein paraît en mesure de s’imposer à l’intérieur d’une rationalisation de l’offre politique progressiste, c’est Georgia Meloni qui a remporté haut la main les élections européennes. Il n’y a plus guère qu’à Malte qu’une formation socialiste gouverne seule, depuis que le Partit Laburista de Robert Abela a obtenu une majorité absolue aux élections législatives de 2022.

Quant au reste du continent, du nord au centre, la situation y est également diverse bien qu’elle se présente différemment. Elle se caractérise par la quasi-absence de forces de gauche dans des États de l’ancienne Europe de l’Est, la chute du SPD et l’éparpillement de l’offre social-démocrate en Allemagne, mais aussi par le succès au Danemark du parti de Mette Frederiksen depuis son adoption de politiques restrictives dans le domaine de l’immigration. Ailleurs, la situation de la gauche est moins dramatique ou moins médiatique. Fortement liée à la logique de l’alternance démocratique, elle ne détonne pas par des succès remarquables.

Trois traits

Le panorama d’une gauche européenne qui n’est plus que par exception capable de gouverner seule ou en tant que partenaire dominant au sein d’une coalition gagne à être complété par la mise en avant de trois traits. Ils contribuent à mieux cerner la nature de ses difficultés.

Le premier est la péremption idéologique et stratégique du renouvellement des discours et des coalitions à partir d’une approche dite « écosocialiste ». Ranimée par Paul Magnette en termes idéologiques, la notion ne doit pas grand-chose au président du parti socialiste francophone belge qui se garde d’y associer des propositions très concrètes en termes de politiques gouvernementales.  Elle trouve un ancrage moderne dans le discours par lequel, à la fin des années 1980, un SPD encore inspiré par la pensée de Willi Brandt cherchait à retrouver les faveurs de l’opinion et de la jeunesse, préoccupées d’environnement et de la qualité de la vie. L’irruption de la réunification allemande et européenne dans l’agenda en 1989 périme immédiatement cette convergence entre l’écologie politique et le progressisme socialiste qui ne trouve plus d’écho dans une opinion acquise aux priorités définies par la CDU d’Helmut Kohl. Elle réapparaît pourtant un peu plus tard sous deux formes. L’une, tactique et pragmatique, à partir de l’alliance nouée par Gerhard Schröder et les écologistes emmenés par Joschka Fischer au tournant des années 2000. L’autre, plus récemment, en tant que source d’inspiration du Green Deal dont un leader du PVDA hollandais, Frans Timmermans, est l’un des inspirateurs en tant que vice-président de la Commission Von der Leyen formée en 2019.

En juin 2024, quelle qu’en soit la version considérée, l’« écosocialisme » semble avoir déjà perdu son statut éphémère de ressource politique pour deux raisons principales.

L’une est que les partis écologistes soit se portent mal et subissent des revers électoraux, soit affichent une flexibilité idéologique suffisante pour qu’ils s’autorisent à nouer ou envisager des alliances avec des forces conservatrices comme en Allemagne ou en Autriche.

L’autre est qu’après avoir été salué comme le franchissement collectif d’un cap politique européen, le Green Deal paraît déjà moins novateur que les mesures américaines, introduites par l’administration Biden (en particulier l’Inflation reduction act), de reconversion industrielle dans une direction environnementale. Des mesures américaines qui présentent également la caractéristique de moins peser sur le budget des ménages que celles qui, défendues par écologistes et sociaux-démocrates, priorisent la rénovation de bâtiments à usage privatif ou l’utilisation de voitures électriques coûteuses.

Malgré la sympathie des écologistes pour les « circuits courts » et les distances prises par des leaders socialistes à l’égard du multilatéralisme commercial encore caractéristique de l’UE, un keynésianisme européen, doublement caractérisé par une tendance protectionniste de type américain et le recours à un endettement collectif massif, n’a pas été élaboré par les uns ou par les autres.

Le deuxième trait remarquable de la situation de la gauche européenne est la tentation du basculement vers le populisme. Depuis que Silvio Berlusconi a réussi, au début des années 1990, à dynamiter le paysage électoral italien à partir d’une exacerbation du clivage entre droite et gauche, masquant un programme plutôt vague, différents partis de gauche nationaux ont cru pouvoir s’approprier cette stratégie. Confortés dans leur espoir par la théorisation d’un « populisme de gauche » par les philosophes Chantal Mouffe et Ernesto Laclau, ils ont tenté leur chance, principalement en France, en Belgique, en Espagne ou encore en Grèce. La méthode procède d’un abandon de la perspective européenne en faveur d’un recentrage national ainsi que de la constitution politique d’un nouvel acteur à partir des colères et des conflits idéologiques. Le marxisme historique est remplacé par une nouvelle doxa, celle d’une diabolisation de l’« ennemi », dans les termes suggérés par Carl Schmitt, capable, selon la théorie, de susciter l’apparition d’un « peuple » sur la base de l’agrégation de «dominés », distingués par leur identité, leur origine ethnique comme par leurs orientations religieuses ou sexuelles.

Dans la pratique, c’est sans doute la version la plus subtile de cette approche qui, en Espagne, réussit à un PSOE qui écarte en 2020 le scénario de la formation d’une coalition avec le Parti populaire conservateur. La méthode est introduite à temps pour permettre à Pedro Sanchez de reproduire la technique mitterrandienne d’étranglement lent de l’extrême-gauche, de satelliser des mouvements régionalistes et de faire évoluer une législation libérale dans le domaine du travail et conservatrice dans les domaines sociétaux. Elle semble également tenter le nouveau leader du SPÖ autrichien, Andreas Babler. Ailleurs, elle ne permet ni à Syriza de durer au pouvoir, ni à la France Insoumise d’évincer le Parti socialiste ou le camp d’Emmanuel Macron, ni à die Linke de conserver son unité, ni à Paul Magnette d’éviter à son parti une déroute en Belgique lors des élections européennes, nationales et régionales de ce mois de juin 2024.

Les failles de la méthode tiennent sans doute à la fois à l’archaïsme de la vulgate gauchiste empruntée aux années 1970 et à l’incohérence d’un rassemblement de « dominés », confronté à l’impossible « convergence des luttes », notamment entre féminisme émancipateur et culturalisme minoritaire. Conformément aux lois de la physique politique, une évolution vers l’extrême-gauche induit la perte du centre, voire, comme l’illustrent les situations française et allemande, n’empêche pas le transfert de particules électorales au profit de l’extrême-droite.

Enfin,  un troisième trait peut contribuer à l’explication de l’état de la gauche de l’Europe continentale en juin 2024. Ce trait est celui de l’abandon de toute dimension travailliste ambitieuse. Non seulement les relations des partis avec les syndicats se sont distendues mais la revendication historique d’un contrôle des travailleurs sur la production collective a été abandonnée pour celle d’une garantie individuelle du pouvoir d’achat, indépendante de l’exercice d’une activité professionnelle. De la sorte, la gauche est devenue le parti de la protection économique des citoyens par l’État et a cessé d’être le mouvement social qui faisait de l’entreprise, comme du parlement, un cadre d’action et de progrès social. Défenseur de la Mitbestimmung, une des formes de concertation sociale les plus avancées, le SPD a délaissé dès les années 1960 la voie de l’autogestion qu’elle était susceptible d’inaugurer. De même, en Suède, le Plan Meidner qui visait, à la fin des années 1970, à faire de fonds financiers les instruments d’un contrôle politique et syndical de la production a été oublié.

Cinquante ans plus tard, là où même la gauche « corbynite » du Labour Party conserve de Tony Blair la préoccupation de la définition de politiques de l’offre, et plus précisément d’une stratégie industrielle irréductible à la nationalisation, la plupart des partis socialistes du continent s’intéressent exclusivement à la satisfaction de la demande économique des ménages. De la sorte, résolument étatistes dans leurs méthodes de réduction des inégalités, les formations de la social-démocratie comme de la gauche radicale portent la revendication d’une augmentation de la taxation de la richesse sans distinguer entre la rente des patrimoines privés et le profit nécessaire à l’avenir de l’investissement. De même, leur soutien à la grève et leur participation occasionnelle à des manifestations de rue tendent à devenir les seuls compléments qu’ils s’autorisent au travail parlementaire.

Au moment où la social-démocratie européenne paraît à nouveau en crise, voire entre la vie et la mort, c’est aux Etats-Unis, et non sur le vieux continent, que la thématique de l’accession des travailleurs à un statut partagé de propriétaires des petites et moyennes entreprises est prudemment abordée. Elle est pratiquée dans le secteur privé depuis les années 1970.  Elle est aujourd’hui discutée au sein des deux grands partis à la recherche à la fois de la définition de nouvelles stratégies industrielles et d’un ancrage dans la société nationale. D’un côté de l’échiquier, par le sénateur indépendant Bernie Sanders comme par les élus démocrates Chris Van Hollen et Dean Phillips. Chez les républicains, par Marco Rubio comme par Blake Moore.

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Christophe Sente