Le pari fou de la dissolution

Le pari fou de la dissolution
Publié le 10 juin 2024
La dissolution de l’Assemblée nationale et la convocation d’élections législatives anticipées replongent tous les acteurs du jeu politique dans les disciplines du scrutin majoritaire à deux tours sans laisser à aucun d’eux le temps de renégocier sérieusement ses alliances, ni aux électeurs celui d’être éclairés dans leurs choix par une campagne suffisamment développée. Le plus probable est hélas que le Rassemblement National en sorte vainqueur. Fallait-il aventurer le pays dans ces périls ?
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Au soir des élections européennes du 9 juin, le Président de la République a décidé de dissoudre l’Assemblée nationale et de convoquer de nouvelles élections législatives les 30 juin et 7 juillet prochains. Ce faisant, il s’est soumis à l’injonction que lui avaient adressée durant la campagne Marine Le Pen et Jordan Bardella alors même que le scrutin européen est sans rapport avec la légitimité législative nationale : rien, ni dans la lettre ni dans l’esprit des institutions, ne l’y obligeait. En outre, par son annonce, il a évacué la dimension proprement européenne d’un scrutin qui, à rebours des résultats français, signe la victoire du centre-droit et l’échec relatif de l’extrême-droite sur le continent.

Nous aurions tous besoin de réfléchir aux conditions créées par cette décision, mais nous n’en aurons pas le temps et c’est sans doute là l’une des vertus que son instigateur lui trouve. Cette décision a en effet une conséquence immédiate : replonger tous les acteurs du jeu politique dans les rudes disciplines du scrutin majoritaire à deux tours sans laisser à aucun d’eux le temps de renégocier sérieusement ses alliances, ni aux électeurs celui d’être éclairés dans leurs choix par une campagne suffisamment développée pour décider en conscience du destin du pays. Annoncée au nom de la « clarification », la campagne à venir ne permettra de traiter aucun sujet de fond.

On le sait, ce mode de scrutin est impitoyable avec ceux qui font cavalier seul : la plupart d’entre eux échouent à franchir la barre fatidique des 12,5% des inscrits au premier tour  (soit 25% des suffrages exprimés en cas d’abstention à 50%…) pour se qualifier au second et ceux qui y parviennent ont alors peu de réserves pour l’emporter. La règle du jeu est donc très simple : s’unir ou périr. Et s’unir instantanément puisque la campagne ne durera que 19 jours.

La seule formation politique qui ait par elle-même les moyens d’affronter seule cette épreuve dans des temps aussi contraints, c’est le Rassemblement National : son score du 9 juin autant que sa dynamique laissent augurer sa présence au second tour dans une majorité des 577 circonscriptions. Toutes les autres formations ont besoin d’alliés soit sous la forme d’accords préalables d’investiture, soit sous la forme de désistements le moment venu. Et placer chacun devant cette nécessité d’alliance est très  probablement le calcul du Président car il croit qu’à cette aune ses rivaux et adversaires, de droite comme de gauche, seront dans une situation a priori plus délicate que celle de sa famille politique.

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Le « bloc de gauche » ? Arithmétiquement, il n’est pas plus fort qu’en 2022. Et surtout, il est plus divisé. Les résultats des européennes l’ont montré. Raccommoder tout ça va être difficile et fragile. Une partie des voix recueillies par Raphaël Glucksmann se sont portées sur sa liste parce qu’il s’était clairement dissocié de LFI et d’une NUPES construite sous hégémonie mélenchoniste. La stratégie de « front populaire » avancée par François Ruffin et aujourd’hui, semble-t-il, rejointe par Olivier Faure, Marine Tondelier et Fabien Roussel est à la fois techniquement compréhensible et idéologiquement compliquée : que faire de Jean-Luc Mélenchon et de ses proches qui n’ont cessé de cliver, provoquer, insulter… ? Ce dernier sera assurément à la manœuvre dans les jours qui viennent et on peut compter sur lui pour occuper la scène.

Le « bloc de droite » ? Il n’a quasiment plus aucune consistance. L’essentiel des centristes s’est fondu dans la majorité présidentielle et ce qui reste des LR ne leur permet ni d’aller seuls au combat ni de s’imposer comme la force pivot d’une nouvelle coalition. Quant à l’idée d’une alliance des LR avec le RN pour réaliser le vieux projet d’une « union des droites », elle signerait en pratique leur arrêt de mort, les plaçant pour longtemps sous la tutelle du parti de Marine Le Pen. Ce qui ne veut pas dire que certains ne succomberont pas à la tentation du ralliement pour prendre la vague. Même si le sigle LR sera présent lors de ces législatives, il sera arboré par des sortants qui auront fait allégeance soit au lepénisme, soit au macronisme, ou qui resteront indépendants pour une minorité d’entre eux.

Le Président semble croire qu’au jeu de cette mécanique majoritaire, la seule force susceptible d’agréger des alliés et de prétendre ainsi à une nouvelle majorité parlementaire, c’est Renaissance et ses satellites. Le moyen en est simple et éprouvé : placer le centre-gauche devant le dilemme « le centre ou Mélenchon », et les LR devant le dilemme symétrique « le centre ou Marine Le Pen » ; en somme, faire voter non pas pour le parti du Président et ses alliés mais contre des extrêmes décrits comme deux périls jumeaux. Pour cela, le moyen a déjà été rendu public par la voix de Stéphane Séjourné : la famille politique du Président ne présentera pas de candidat dans les circonscriptions où  figurera un candidat sortant issu de « l’arc républicain ». Sous-entendu, celles et ceux qui n’auront fait alliance ni avec les Insoumis ni avec le RN pourront espérer survivre ; les autres seront éliminés.

Est-ce ainsi que le Président parviendra à calmer la « fièvre du débat public et parlementaire » qu’il a déplorée dans son allocution ? Ce genre de levier a fait ses preuves dans le passé. Mais il est très douteux qu’il fonctionne aussi bien dans trois semaines. Qui va prendre le risque de rejoindre un navire qui coule ? En dépit des appels à la solidarité républicaine, combien manqueront finalement à leur promesse dans leur circonscription le moment venu ? Et combien d’électeurs accepteront à la fin de jouer une nouvelle fois le jeu du vote utile ou du front républicain ? Car tout cela repose en définitive sur un pari : que les reports de voix se fassent conformément aux vœux des appareils et des candidats. Ce pari est probablement assez compromis. Las de voter contre leurs préférences, une partie des électeurs ainsi tourmentés choisira sans doute de s’abstenir, ou de donner sa chance au « parti qui n’a encore jamais gouverné ».

L’hypothèse la plus probable est hélas que tout cela conduise à une victoire du Rassemblement national soit avec une majorité relative, soit avec une majorité absolue. Emmanuel Macron devra alors appeler à Matignon une personne issue des rangs du parti de Marine Le Pen. Si la victoire du RN est éclatante, cette personne pourrait même être tentée de pousser un peu plus son avantage en refusant de s’y rendre et en demandant ainsi la démission du Président pour achever la « clarification » recherchée.

En précipitant le calendrier, Emmanuel Macron a clairement l’intention d’empêcher toute autre recomposition que celle dont il rêve et qui repose fondamentalement sur la destruction à son profit du centre-gauche et/ou des Républicains. Mais, comme on vient de le voir, ce scénario tient en réalité du coup de poker et risque de hâter ce qu’il s’agissait d’éviter : l’arrivée au pouvoir du RN.

Il est aujourd’hui tout à fait imaginable que cette opération se solde par un gouvernement RN de cohabitation au début de l’été. Beaucoup pensent que cette expérience du pouvoir serait aussi fatale au RN qu’elle le fut à Jacques Chirac lors de la première cohabitation (1986-1988), d’autant que le RN est très loin d’être prêt à gouverner. Mais rien ne prouve que cela se passerait de la même façon. Tout d’abord, le RN pourrait ne disposer que d’une majorité relative le contraignant à rechercher une coalition ou des alliances au cas par cas au Parlement : la situation qui prévaut aujourd’hui à l’Assemblée nationale pourrait alors très bien se poursuivre d’une autre manière. Ensuite, même avec une majorité absolue, le RN pourrait se contenter de « faire tourner le ballon », de gérer les affaires courantes et de prendre quelques mesures symboliques, mettant sur le dos de l’Europe, des institutions et du Président le fait de ne pas pouvoir en faire davantage. Et contrairement à 1986, le Président ne serait pas en situation de se présenter à sa réélection. Même si on peut tout aussi bien imaginer qu’un gouvernement RN prenne tous les risques pour montrer de quoi il est capable, le choix de Marine Le Pen de ne pas aller à Matignon incite à penser qu’elle continue à tout miser sur sa victoire à la présidentielle de 2027, et à considérer cette cohabitation comme une étape supplémentaire dans sa marche vers le pouvoir. Il convient par ailleurs de prendre la juste mesure de ce que signifie le contrôle du ministère de l’Intérieur par le RN, dans la perspective de la prochaine présidentielle.

D’ici là, les tractations pour une union des gauches, par exemple sur la base de la proposition avancée par François Ruffin, peuvent aboutir à des résultats distincts. Soit la réhabilitation peu ou prou des équilibres de la NUPES (une partie des électeurs de Raphaël Glucksmann rejoignant alors la macronie et d’autres se dispersant dans la nature), soit un ajustement aux rapports de force révélés par le scrutin du 9 juin mais sur la base d’un programme minimal et flou, soit encore la fracturation des Insoumis selon un processus d’électrolyse qui conduirait à la séparation des mélenchonistes et des autres (occasionnant une perte sans doute équivalente sur la gauche de l’alliance). Cette dernière option n’est sans doute pas la plus vraisemblable, et elle ne mettrait probablement pas cette nouvelle union en situation de l’emporter, mais elle pourrait préparer la reconstruction d’une alternative de gouvernement.

Quel que soit le scénario qui l’emporte, les progressistes d’opposition devront mettre dans leur bagage une promesse : en finir avec le scrutin majoritaire à deux tours et ses géhennes au profit d’une élection proportionnelle où chacun, comme ce 9 juin, vote selon son cœur et sa conscience, et où les partis doivent bâtir des alliances après le scrutin, sur la base de leur poids réel. Comme dans la totalité des autres pays de l’Union européenne.

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