L’avancée électorale de l’extrême droite allemande

L’avancée électorale de l’extrême droite allemande
Publié le 14 mars 2025
  • Étudiante en master de sciences politiques (double-diplôme franco-allemand à Sciences Po Lille et à l'Université de Münster)
L'élection allemande du 23 février témoigne du succès inédit du parti d’extrême droite AfD qui a remporté 20,8 % des voix et dominé l'ensemble des autres partis dans toutes les régions de l'Est. Abordant des sujets tels que l’immigration, la sécurité publique et la croissance économique, l’AfD est connu pour attirer les votes de ceux qui se sentent délaissés, notamment dans les régions désindustrialisées. Il s’agit ici de mieux comprendre la démographie de son électorat et d’expliquer les raisons socio-politiques de sa progression.

Introduction

Lors des élections fédérales allemandes du 23 février, le parti d’extrême-droite « AfD » (Alternative für Deutschland) a remporté un succès inédit avec 20,8 % des suffrages exprimés. Dans l’Est de l’Allemagne, il est arrivé en tête dans l’ensemble des régions. Avec 152 sièges au Parlement, il se trouve en position de proposer une coalition au parti conservateur (CDU/CSU) arrivé en tête, ce qu’il a immédiatement fait mais ce que, Friedrich Merz, tête de liste des conservateurs, a refusé1. Dorénavant, on ne peut plus parler de votes « simplement protestataires » en faveur de l’AfD. Une grande partie des Allemands, surtout à l’Est, mais désormais aussi à l’Ouest, adhère à son programme marqué par la xénophobie et par un discours anti-establishment. Cette nouvelle progression inquiétante de l’extrême-droite impose d’analyser plus en profondeur les raisons de son succès et de comprendre pourquoi tant d’électeurs ont choisi de glisser un bulletin AfD dans l‘urne.

Un succès électoral qui se confirme

Le succès de l’AfD ne s’explique pas par un seul facteur. Beaucoup d’électeurs, à l’Ouest comme à l’Est, expriment un sentiment de déclassement, c’est-à-dire à la fois une insatisfaction sur leur situation personnelle et un sentiment d’abandon2. Ce qui renvoie à la perception d’un changement culturel de longue durée des valeurs de l’après-guerre (passant par la mise en cause de la révolution culturelle des années 1968), ainsi que par des difficultés économiques plus conjoncturelles, en particulier dans l’industrie, qui peuvent expliquer ce sentiment d’être laissé pour compte.3 De manière plus explicite, la motivation du vote met en avant le rejet du multiculturalisme et des immigrés. Dans les enquêtes d’opinion, le respect des valeurs traditionnelles et de l’identité nationale ainsi que la méfiance envers le système politique sont des marqueurs forts d’un soutien à l’AfD.4  

En outre, l’AfD progresse également en raison de la précarité accrue de l’emploi et auprès des salariés exposés à la concurrence internationale (les perdants de la mondialisation).5 Les motivations divergent sur ce point entre l’Ouest et l’Est. La perte de statut social et économique, ainsi que l’affaiblissement de la protection sociale, sont des réalités particulièrement marquantes en Allemagne de l’Est. Après la réunification allemande en 1990, plus de 2,5 millions de citoyens ont perdu leur emploi. Pour une population qui avait été élevée dans un système communiste où le chômage était pratiquement inconnu, ce phénomène massif et soudain a été vécu de manière particulièrement dramatique. Malgré de considérables investissements et des transferts publics depuis la Réunification, les régions de l’Est restent plus pauvres avec un niveau de vie plus bas qu’à l’Ouest.6 Alors qu’on imaginait que le rattrapage économique allait rapprocher les comportements électoraux des allemands de l’Est de ceux de l’Ouest, certains analystes se demandent désormais si l’on n’observe pas le mouvement inverse, les comportements de l’Ouest se rapprochant de ceux de l’Est. Selon le politologue allemand Oliver Lembcke, l’Est préfigure l’avenir du système politique allemand dans son ensemble.7

A l’Ouest, l’AfD s’adresse particulièrement aux salariés qui ont subi une baisse relative de leurs revenus et de leurs perspectives de protection sociale. La réforme de l’indemnisation des demandeurs d’emploi de 2004, voulue par le chancelier Gerhard Schröder, a fusionné l’allocation chômage de longue durée et l’aide sociale en une seule prestation. Le demandeur d’emploi, après une période d’indemnisation plus courte qu’auparavant, percevait une aide à montant forfaitaire, indépendamment de son dernier salaire. Les indemnisations ne sont alors plus vraiment contributives et s’apparentent à une forme d‘aide sociale minimale dont peuvent profiter, entre autres, les migrants. Dès lors, les immigrés sont stigmatisés comme des « bénéficiaires non méritants ».8

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Dans les secteurs exposés à la concurrence internationale, nombreux dans un pays dont l’industrie reste puissante et fortement exportatrice, le succès de l’AfD se construit également sur la dénonciation des conséquences de la mondialisation. Le repli nationaliste et la dénonciation de l’immigration répondent alors aux insécurités économiques. Il s’agit, comme dans le slogan du Brexit, de « reprendre le contrôle ».9

Les groupes sociaux dont la situationéconomique et sociale paraît menacée ou fragilisée sont plus perméables au discours de l’AfD. Ce parti ne s’adresse pas aux groupes réellement les plus défavorisés, il attire le vote de ceux qui ressentent un certain déclin relatif et une insécurité subjective.10 Plus que la situation économique objective d’un individu ou son appartenance à la classe ouvrière, c’est la dégradation subjective de ses opportunités économiques et de son statut personnel qui compte.11

La précarisation perçue sur le marché du travail explique par exemple les bons chiffres du parti dans deux villes de l’Ouest. À Gelsenkirchen et à Kaiserslautern, deux anciens bastions sociaux-démocrates, l’AfD est arrivé en tête avec respectivement 24,1 % et 25,9 % des voix.12 Ces deux villes sont des centres industriels anciens touchés par la désindustrialisation. Dans la région Rhénanie-Palatinat, où se trouve Kaiserslautern, les zones rurales qui se sentent délaissées, et où le recul de l’influence de l’Eglise catholique est sensible, se tournent vers l’extrême droite.13

Le vote du 23 février

Un électeur sur cinq a voté en faveur du parti d’extrême-droite lors des élections législatives du 23 février 2025. Deuxième groupe parlementaire du Bundestag, l’AfD a doublé son score depuis les dernières élections (10,34% en 2021). D’après les résultats des enquêtes sortie des urnes sur les raisons du vote, la motivation du vote pour l’AfD provient désormais plus de l’adhésion au discours du parti qu’au rejet de l’establishment. Ainsi, le vote sanction (« Strafwahl ») n’est plus la motivation principale des électeurs de l’AfD. En revanche, l’immigration, la sécurité publique et la croissance économique apparaissent comme les sujets les plus pressants et décisifs pour l’électorat actuel de l’AfD.14

Le profil de l’électorat de l’AfD présente plusieurs caractéristiques. Premièrement, c’est un électorat particulièrement masculin : l’AfD attire les voix de 24 % des électeurs contre 18 % des électrices.15 L’électeur de l’AfD est également plutôt un actif, il a majoritairement entre 35 et 59 ans (22-26 % en 2025, 13 % en 2021). Mais le parti a aussi progressé chez les plus jeunes : il recueille 21% des voix des 18-24 ans (contre seulement 8 % en 2021). Il reste assez faible chez les retraités.16

Deuxièmement, l’AfD est désormais bien implanté auprès des ouvriers et des chômeurs. L’électorat ouvrier a voté à 38% pour l’extrême droite, contre 12% seulement pour les sociaux-démocrates qui avaient mis la justice sociale au centre de leur campagne. L’AfD progresse nettement moins dans les groupes des employés, des fonctionnaires et des indépendants, au sein desquels dominent les personnes avec un diplôme intermédiaire.17 Un autre déterminant du vote dépend en partie aussi de l’environnement politique familial. La transmission intergénérationnelle, sans surprise, est forte dans les familles proches des valeurs de l’extrême-droite ou sans proximité partisane.18

Troisièmement, les résultats actuels ont montré que les voix pour l’AfD provenaient aussi en grande partie des anciens abstentionnistes et des anciens partisans de la CDU/CSU.

Source : tagesschau.de. « Bundestagswahl 2025: Wie die Wähler wanderten ». Accédé le 25 février 2025, https://www.tagesschau.de/wahl/archiv/2025-02-23-BT-DE/analyse-wanderung.shtml.

Le graphique ci dessus illustre le transfert de voix entre les deux élections allemandes de 2021 et 2025. Il indique le nombre de personnes qui ont changé de vote au profit de l’AfD. Presque trois millions d‘abstentionnistes et d’électeurs du camp conservateur, mais aussi un nombre non-négligeable d’anciens progressistes ont donné leur voix à l’extrême-droite.19 La chute récente du FDP (les libéraux) a également joué un rôle puisque leur affaiblissement, annoncé dans les sondages depuis de longs mois, rendait le vote en leur faveur stérile. La capacité de l’extrême droite à attirer les voix des abstentionnistes, dans un contexte marqué par un ralentissement de l’économie, par les trop nombreux conflits internes au sein de la coalition « feu-tricolore », par les attentats, par la désinformation russe, par les ingérences du nouveau pouvoir américain et par la situation géopolitique tendue, explique en partie le taux de participation particulièrement élevé de 83,5 %.20

L’autre mouvement populiste qui avait fortement progressé aux dernières élections régionales, le BSW (Bündnis Sahra Wagenknecht), issu d’une dissidence du parti Die Linke, n’a manqué que de 13.000 voix son entrée au Parlement allemand.21 Ce parti a bénéficié de 60.000 voix venues de l’AfD.22 Ce nouveau parti start-up politique conservateur de gauche a manqué son pari électoral pour plusieurs raisons. Tout d’abord, BSW a certainement perdu des voix au profit de Die Linke (la Gauche) qui a été, avec une nouvelle tête de liste, Heidi Reichinnek, le gagnant surprise de cette élection et des mobilisations anti-fascistes ont accompagné la campagne (avec 64 sièges contre 39 dans l’assemblée sortante).

Les élections ayant été convoquées avant le terme habituel en raison de l’éclatement de la coalition, le nouveau parti de Sahra Wagenknecht a manqué de temps et de préparation pour définir son programme politique et pour gagner des adhérents. En outre, l’hypothèse d’une participation à un gouvernement de coalition a rompu sa réputation anti-establishment.23 Comme le FDP, BSW échoue finalement à envoyer des députés au Bundestag. Le premier opposant au Bundestag sera donc l’AfD.

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La volonté de séduire les électeurs de l’AfD en adoptant certains discours de l’extrême droite est apparue durant la campagne électorale, notamment lorsque Friedrich Merz a initié un vote commun de son parti avec l’extrême droite sur la question des migrations.s.24 L’initiative s’est avérée peu bénéfique pour le candidat de la CDU, mais cette stratégie reste d’actualité, comme en témoigne la situation au sein de la droite conservatrice française.

A l’échelle européenne : les stratégies des extrêmes-droites française et allemande

Malgré sa progression, l’extrême droite allemande reste encore loin de l’influence qu’exerce le Rassemblement national sur la politique française. Lors des élections européennes, le RN est arrivé en tête des votes avec 31,37 % des voix et 30 députés. L’AfD y a, elle, recueilli 15% des voix et 15 sièges. Les deux partis ne se sont cependant pas retrouvés dans le même groupe parlementaire, contredisant l’image d’une nouvelle internationale populiste qu’ils ont pourtant cherchée à promouvoir ces dernières années. Le RN s’est  distancié des propos  de l’AfD (son chef de file, Maximililan Krah ayant affirmé au cours de la campagne européenne dans un entretien qu’un « SS n’était pas automatiquement un criminel »25) et a fait voter l’exclusion de ce parti du groupe Identité et Démocratie (ID) au parlement européen.26 A côté du groupe ECR, dominé par les élus du parti de Giorgia Meloni, le RN a donc créé autour de lui le groupe des « Patriotes pour l’Europe » (avec le Fidesz hongrois, Vox espagnol, le FPÖ autrichien, le PVV néerlandais, la Lega italienne, etc.) tandis que l’AfD se trouve pratiquement isolée avec l’extrême droite polonaise (Confédération) dans le groupe « Europe des nations souveraines ».

Les extrêmes droites européennes partagent un socle commun : le refus de l’immigration, le refus des politiques de lutte contre le changement climatique et, selon diverses modalités, un refus du projet européen. Mais c’est à peu près tout. Sur le terrain économique, le RN et l’AfD ont des positionnements très différents, notamment sur le commerce international. L’AfD a une orientation fondamentalement plus libérale que celle du RN (ou de Reconquête) en France. Tandis que Le Pen défend désormais un Etat social redistributeur et l’intervention des pouvoirs publics dans l’économie, l’AfD s’oppose par principe aux aides aux entreprises.27

Même sur les questions migratoires, les positions divergent en réalité. Le RN français garde au centre de son programme la préférence nationale ; la politique xénophobe de l’AfD prévoit une expulsion massive des étrangers. L’AfD allemande développe en effet une vision historique alarmiste plus proche de celle de Reconquête en France, tenant pour acquise l’extinction annoncée des cultures européennes, contre laquelle il faudrait donc appliquer une politique de tolérance zéro face à l’immigration illégale et une fermeture complète des frontières de l’UE et des contrôles stricts aux frontières allemandes.

Au cours d’une réunion fermée en novembre 2023, des cadres de l’AfD, des entrepreneurs ainsi que des néonazis ont élaboré un projet de « remigration », c’est-à-dire de l’expulsion de deux millions d’étrangers du territoire allemand. Ne voulant pas prendre le risque d’être entraîné par le scandale, le RN s’est désolidarisé de l’AfD.28 Cela illustre la volonté politique du RN de se notabiliser et d’échapper au cordon sanitaire au sein du Parlement européen qui a exclu, jusqu’à présent, l’extrême droite des postes de pouvoir.29

Cela n’empêche cependant pas les deux partis de voter à l’unisson quand il s’agit de l’Ukraine. En septembre 2024, par exemple, la majorité au Parlement européen s’est prononcée en faveur de la continuité des aides financière et militaire apportée à l’Ukraine par les États membres de l’Union Européenne.30 Le RN et l’AfD ont tous les deux voté contre cette résolution.31 Jordan Bardella, qui préside le groupe parlementaire des Patriotes européens, s’oppose à la livraison d’armes permettant à l’Ukraine de viser directement le territoire russe, en raison de ce qu’il considère comme un risque d’escalade avec la Russie.32 L’AfD refuse les sanctions qui affaiblissent l’économie russe.33 Deux positionnements convergents sur un sujet décisif pour l’avenir du continent européen.


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Sophie Sasse