La fabrique des sans-papiers

La fabrique des sans-papiers
Publié le 7 mars 2025
  • Docteure en études politiques (EHESS) et chercheuse associée au CESPRA, spécialisée dans les migrations et les déplacements forcés
Le Ministère de l’Intérieur a créé depuis plusieurs années, en dehors de toute règle, une situation précarisant des personnes en situation régulière. Les personnes souhaitant renouveler leurs papiers ont en effet le plus grand mal à obtenir des rendez-vous permettant de déposer leur dossier. Faute de date, pas d’examen du dossier, ni négatif, ni positif. Par arbitraire administratif, des milliers de personnes présentes régulièrement sur notre territoire sont privées de titre de séjour.

« Devant la porte de la loi se tient un gardien. Ce gardien voit arriver un homme de la campagne qui sollicite accès à la loi. Mais le gardien dit qu’il ne peut le laisser entrer maintenant. L’homme réfléchit et demande si, alors, il pourra entrer plus tard. ″C’est possible″, dit le gardien, ″mais pas maintenant″ ».   

Franz Kafka, Devant la loi

Le débat public sur les migrations, omniprésent depuis plusieurs années, porte sur des sujets comme les conditions d’accueil des migrants ainsi que sur le traitement des déboutés du droit d’asile et les reconduites des illégaux. Une autre situation, plus récente, devrait retenir l’attention : la fabrication des illégaux par le Ministère de l’Intérieur lui-même. En dehors de tout débat et de toute décision ouvertement assumée, le Ministère de l’Intérieur précarise des milliers de personnes qui, bien que présentes légalement sur notre territoire et ayant suivi toutes les démarches administratives, se retrouvent sans papiers. Les préfectures, l’administration numérique ANEF et les politiques de dématérialisation des procédures produisent ainsi en masse des « sans-papiers d’État ».

L’irrégularité imposée par la rupture de droits

Un système de maltraitance administrative s’est mis en place dans les préfectures qui ne répondent pas aux demandes de rendez-vous pour le renouvellement des titres de séjour. Sans possibilité de déposer leur demande de renouvellement, des personnes présentes de manière régulière sur notre territoire se trouvent privées de papiers, perdant du même coup leur emploi, leur logement ou encore leurs allocations chômage… Pourtant, ces personnes ne sont pas en tort : elles ont bien déposé leur dossier, dans les délais, avec les pièces demandées. Mais faute de réponse de l’administration, elles basculent dans l’irrégularité.

C’est le cas d’Imen, 29 ans, dont le témoignage a été publié par France 3. Arrivée en France avec un visa étudiant, elle renouvelait son titre de séjour sans difficulté jusqu’en 2024. Cette année-là, elle dépose son dossier de renouvellement trois mois avant l’expiration de son titre, comme l’exige la procédure. Son récépissé temporaire expirant en janvier 2025, elle commence à relancer un mois avant. Silence total. La préfecture de l’Isère ne répond ni aux mails, ni aux courriers recommandés, ni aux appels. Le résultat ? Son contrat d’alternance est interrompu, car elle n’a plus de papiers valides. Elle ne peut plus poursuivre ses études ni passer ses examens. Elle se retrouve sans ressources, du jour au lendemain, en situation irrégulière malgré elle.

Le cas d’Imen n’est pas isolé. Des milliers de personnes sont aujourd’hui précarisées par l’administration elle-même, empêchées de travailler, d’étudier, de se loger ou d’accéder aux soins. En réaction, le collectif « Bouge ta Pref38 » a dénoncé publiquement cette situation en mai 2024, alertant sur les graves dysfonctionnements des services préfectoraux et l’atteinte à la dignité des personnes étrangères.

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Cette situation n’est pas spécifique à l’Isère : il en va de même depuis plusieurs années dans toutes les préfectures, et le problème est encore plus prononcé dans celles qui reçoivent un nombre élevé de demandes, Ile-de-France et Bouches-du-Rhône en tête. Certaines préfectures brillent par leur silence : en Seine-Saint-Denis, la sous-préfecture de Bobigny, connue pour des délais spectaculaires, est absolument injoignable : téléphone, emails, courriers recommandés, aucune sollicitation n’obtient de réponse, en violation de la loi.

Un mur administratif et numérique infranchissable

Depuis la dématérialisation des procédures avec l’Administration numérique pour les étrangers en France (ANEF), l’accès aux titres de séjour est devenu un parcours du combattant. Plus de guichets physiques en préfecture, des délais qui explosent, des plateformes numériques injoignables.

Le Défenseur des droits a publié en décembre 2024 un rapport accablant. Il dénonce les graves atteintes aux droits des usagers engendrées par la plateforme ANEF, notamment l’impossibilité pour de nombreuses personnes de finaliser leur demande en raison de bugs techniques persistants, d’un manque de transparence total sur l’avancement des dossiers, et surtout de l’absence de recours effectif en cas de blocage.

Les témoignages recueillis par le Défenseur des droits sont glaçants : des étudiants forcés d’abandonner leurs études, des travailleurs licenciés du jour au lendemain, des familles privées de prestations sociales et plongées dans la précarité. Une rupture administrative qui se transforme en une spirale d’exclusion sociale et économique. Tous racontent la même histoire : celle d’une administration qui ne répond pas, ne rend de comptes à personne, et détruit des vies dans une indifférence bureaucratique sidérante. Ce rapport ne révèle pas une simple défaillance du système, mais un mécanisme organisé d’exclusion, où l’État fabrique l’irrégularité et prive des milliers de personnes de leur dignité et de leurs droits les plus fondamentaux. Cette situation, loin d’être un simple dysfonctionnement, est devenue une réalité structurelle, qui précarise des milliers de personnes chaque année.

Il n’avait pas fallu attendre ce rapport pour découvrir la situation. Les associations, telles que la Cimade, le Gisti, la Ligue des droits de l’homme, le Secours catholique pour ne citer qu’elles, publient régulièrement des articles sur la question depuis plusieurs années. Les élus locaux sonnent également l’alerte depuis plusieurs années. Tous partagent le même constat : la situation s’est aggravée depuis la pandémie de COVID-19, un marché noir des créneaux de rendez-vous – gratuits mais tellement rares – s’étant même développé !1 La situation ne peut néanmoins être imputée à cette situation exceptionnelle. Il s’agit bien d’un problème structurel bien connu du gouvernement, régulièrement interpellé par des parlementaires sur le sujet2: le manque d’effectifs dans les services dédiés aux étrangers au sein des préfectures, c’est-à-dire un choix délibéré de laisser se poursuivre la dégradation des services dédiés aux étrangers et les violations de droits qui en découlent.

La responsabilité de l’État dans la production des sans-papiers

Ces mêmes personnes que l’administration pousse à l’irrégularité sont ensuite accusées d’être des « clandestins ». Elles deviennent les cibles de politiques de contrôle qui les exposent à des expulsions alors même qu’elles ont suivi toutes les démarches prévues, et ce dans les délais requis.

Cette fabrique des sans-papiers repose sur un processus délibéré, entretenu par une série de choix politiques et administratifs qui aggravent la précarité des personnes concernées. La volonté de compliquer l’accès aux titres de séjour se traduit par des conditions toujours plus restrictives, des exigences administratives parfois impossibles à remplir et des délais de traitement interminables.

Il s’agit bien d’une atteinte aux droits des personnes étrangères et de violations de la loi française. Or, les recours, quand ils existent, ajoutent une couche de complexité à la situation. Ceux qui contestent ces dysfonctionnements se heurtent à une machine bureaucratique opaque et hostile : l’ANEF répond qu’elle n’est pas compétente ; les Défenseurs des droits, très sollicités, restent silencieux ; les centres de contact citoyens n’ont d’autre réponse que de dire qu’il n’y a rien à faire si ce n’est attendre ; les députés, lorsqu’ils ont le temps de considérer les demandes, ne peuvent rien faire de plus que des « interventions » (e.g. des courriers), le plus souvent sans effet.

En conséquence, les avocats spécialisés en droit des étrangers croulent sous les demandes d’action en justice, et les tribunaux administratifs se trouvent débordés. Une situation injuste car des personnes étrangères privées de leurs revenus ne sont bien souvent pas en mesure de payer des honoraires d’avocat. Néanmoins, cette inflation du contentieux est visible et, comble du comble, porte avant tout préjudice aux plaignants ! Les délais de traitement par les tribunaux s’allongent en raison de la quantité de recours déposés.

Enfin, les décisions de justice, même lorsqu’elles sont favorables aux étrangers, sont parfois ignorées par les préfectures.

Il est urgent de mettre fin à ce scandale. L’État doit garantir un accès physique aux préfectures pour les étrangers confrontés à des blocages administratifs, rendre l’ANEF plus transparente, avec des délais de réponse clairs et des interlocuteurs accessibles, et mettre en place un véritable recours contre les décisions arbitraires des préfectures.

Le gouvernement ne peut prétendre ignorer la situation, compte tenu des dénonciations répétées par les associations et les institutions. Ayant parfaitement conscience de cette situation, l’État fait le choix délibéré de continuer à violer les droits des personnes étrangères, conscient qu’il n’encourt aucun risque. En effet, les personnes étrangères, en plus de se sentir démunies et impuissantes en raison de leur méconnaissance des institutions, font le choix de ne pas se mobiliser, de peur que cela nuise à l’obtention de leur titre de séjour.

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Eléonore Thénot-Habtu