Jordan Bardella et la CSRD : l’amateurisme durable

Jordan Bardella et la CSRD : l’amateurisme durable
Publié le 3 juin 2024
L’Union européenne, selon le candidat du RN Jordan Bardella, imposerait aux entreprises françaises un « fardeau normatif » étouffant les chefs d’entreprise sous une paperasse typiquement bruxelloise. En cause ? Un texte récent visant à faire la transparence sur l’impact durable des entreprises. Qu’en est-il exactement ? Et pourquoi Jordan Bardella a-t-il voté à Bruxelles le texte qu’il dénonce aujourd’hui au cours de sa campagne ?
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Jordan Bardella, tête de liste du Rassemblement national (RN) aux élections européennes du 9 juin 2024 développe un discours très hostile au Pacte vert en général et à la CSRD en particulier. La CSRD ? Il s’agit d’une directive européenne adoptée dans le cadre du Green deal : la Corporate Sustainability Reporting Directive (CSRD), qui vise à encadrer le « reporting de durabilité » au niveau européen, c’est-à-dire la manière dont les entreprises doivent rendre compte de leur impact dans les domaines environnementaux, sociaux, sociétaux et de gouvernance. La transition climatique ou la lutte contre les discriminations les concernent en effet tout autant que les ménages ou les institutions. Avec la CSRD, les investisseurs mais aussi l’ensemble des parties prenantes des entreprises disposeront d’informations claires pour juger de la soutenabilité de leur politique et les comparer à cette aune. C’est en tout cas l’objectif poursuivi par ce texte auquel Jordan Bardella s’oppose aujourd’hui férocement après l’avoir pourtant voté au Parlement européen, comme en témoigne le procès verbal du résultat des vote que l’on pourra consulter ici même (p. 13). La tête de liste RN ne s’est pas expliqué sur ce revirement. L’examen de ses griefs actuels fait en tout cas ressortir alternativement l’amateurisme et la mauvaise foi de l’intéressé en la matière.

Un « fardeau normatif » ?

Selon Jordan Bardella, la CSRD ferait partie d’un « fardeau normatif » nuisible aux entreprises : « Le fardeau normatif [imposé par l’UE] est devenu un frein pour la croissance et l’innovation en France et en Europe : la CSRD et le devoir de vigilance en sont des exemples ». C’est à ses yeux avec ce genre de dispositif bureaucratique que l’UE « asphyxie » l’activité des entreprises.

Ce procès indiscriminé des normes est un peu étrange, sinon franchement dangereux. Car les normes permettent aussi de protéger nos productions des concurrences déloyales et les consommateurs de diverses manipulations et dissimulations. « Les temps sont au ‘normes-bashing’, pourtant, toutes les normes ne sont pas délétères et certaines sont même des appuis », faisait justement remarquer Olivia Grégoire, ministre déléguée aux PME, en soutien de la CSRD.

Historiquement, l’Europe a privilégié une compétitivité centrée sur les coûts et les prix, à l’avantage des consommateurs mais souvent au détriment de la pérennité de ses entreprises. Jordan Bardella s’en désole souvent. Or, la CSRD encourage précisément à revisiter cette approche, en promouvant une compétition qui valorise l’innovation durable et le bien-être à long terme au lieu de se focaliser uniquement sur les bénéfices immédiats.

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Si l’UE renonçait à ses normes et en particulier à la CSRD comme le souhaite aujourd’hui Jordan Bardella, que se passerait-il ? Ce sont d’autres normes qui s’imposeraient : celles des puissances en position de définir des standards, et bien sûr à leur avantage. En réalité, nous n’avons pas le choix entre les normes européennes ou rien, mais entre les normes européennes et… celles des autres. Bref, nous sommes au cœur d’une concurrence normative, une bataille pour poser le cadre de ce que doit être une entreprise responsable. Si l’UE venait à abandonner la CSRD honnie par Jordan Bardella, il n’y a aucun doute : c’est la norme internationale ISSB, d’inspiration et de management américains qui s’imposerait immédiatement. Or, celle-ci met l’accent uniquement sur les risques financiers, son objectif étant d’assurer que les actionnaires sont conscients des risques de durabilité susceptibles d’affecter leurs investissements et la valeur future des entreprises. Au contraire, les normes européennes portées par la CSRD s’intéressent également aux impacts que les entreprises font subir à leurs écosystèmes et apportent des informations utiles à toutes les parties prenantes, pas seulement aux actionnaires. L’abrogation de la CSRD que réclame Jordan Bardella accroîtrait donc la financiarisation de notre économie et rapprocherait les entreprises européennes du dogme de la valeur actionnariale. Est-ce vraiment ce que souhaite le candidat ?

Par ailleurs, Jordan Bardella a beau jeu de qualifier la CSRD d’exercice bureaucratique et de punition des entreprises, il oublie que l’Efrag qui a conçu les normes qui la composent, est un organe consultatif indépendant et pluripartite, qui a travaillé en étroite association avec les investisseurs, les entreprises, les organes des auditeurs et commissaires aux comptes, les universitaires, les organismes de normalisation nationaux, la société civile (associations, ONGs) et les syndicats. Ces normes ne sont pas tombées du ciel de la bureaucratie bruxelloise : elles ont au contraire fait l’objet de deux consultations publiques, l’une en 2022 pour l’avant-projet, l’autre à l’été 2023 avant leur adoption définitive. Les représentants des entreprises et des partis politiques ont donc été associés à leur élaboration.

La voix des lobbies

Jordan Bardella n’a pas sorti cette idée du « fardeau normatif » de son chapeau : il l’a simplement ramassée au café du commerce de quelques lobbies patronaux. Ceux-là même qui alimentent la rumeur selon laquelle, avec la CSRD, les entreprises devront bientôt être obligées de renseigner quelques 1.178 datapoints (points de données). Rabâché à longueur d’articles (et de tweets), ce chiffre effrayant résulte d’une mauvaise lecture d’un draft publié par l’Efrag, qui faisait le recensement du maximum théorique d’informations à fournir ! Cette affirmation démontre également l’incompréhension du concept qui est au cœur de la CSRD : la « matérialité ». La matérialité est un filtre qui permet à l’entreprise de ne retenir (et de ne publier) que les indicateurs pertinents pour elle, compte tenu de son activité, de sa stratégie et des attentes de ses parties prenantes.

En réalité, la CSRD ne prétend pas régenter le fonctionnement des entreprises, comme on l’a beaucoup entendu. Elle n’est pas un corpus autoritaire qui exigerait des entreprises de se comporter de la manière jugée la plus adéquate ou « politiquement correcte » par un aréopage de technocrates. Elle ne comporte pas d’obligations d’agir de la part des entreprises et de leurs dirigeants. Elle leur demande simplement la transparence, de façon à permettre aux parties prenantes de disposer d’une vision plus pertinente de leur trajectoire.

Jordan Bardella a néanmoins décidé de s’autoproclamer porte-parole des chefs d’entreprise en colère comme le 7 mai dernier sur France Inter : « Il n’y a pas un seul chef d’entreprise qui se réjouit de voir ce qu’on appelle le reporting extra-financier, c’est-à-dire la multiplication des contraintes, des normes, de la paperasse administrative, avec des engagements sur le respect environnemental, sur le respect des conditions sociales… C’est tellement de paperasse à remplir aujourd’hui pour des chefs d’entreprises, pour des chefs de PME/TPE, pour des chefs d’ETI que beaucoup passent plus de temps dans leur bureau à remplir de la paperasse… ».

Au risque de contredire Jordan Bardella, nous avons trouvé beaucoup de chefs d’entreprise favorables au Pacte vert en général et à la CSRD en particulier. On en trouvera de nombreux exemples dans le rapport de Terra Nova consacré à la CSRD. Surtout, l’accusation portée à l’encontre de la CSRD qui écraserait indistinctement TPE, PME et ETI est une grossière manipulation. Rappelons une vérité que les opposants à la CSRD se gardent de mettre en avant : en 2025, seules seront assujetties à la CSRD les entreprises de plus de 500 salariés, de plus de 50 millions € de chiffre d’affaires et/ou de plus de 25 millions € de total de bilan ; à partir de 2026, s’ajouteront les entreprises de 250 salariés, de plus de 50 millions € de chiffre d’affaires et/ou de plus de 25 millions € de totale de bilan ; enfin, à partir de 2027, s’y ajouteront les PME cotées en bourse, soit une très faible part des PME européennes. Au total, 50 000 entreprises européennes seront directement concernées par la CSRD, soit à peine 0,22% des 23 millions d’entreprises installées sur le territoire de l’UE. Par ailleurs, les PME assujetties auront la possibilité de repousser l’échéance à 2028-2029, à condition d’expliquer les raisons de ce report. L’Efrag a en outre lancé une consultation publique, ouverte en mai 2024, sur le projet de normes ESRS applicables aux PME cotées. Les normes qui leurs seront applicables seront plus ramassées et plus simples.

Si les PME non cotées n’ont aucune obligation directe, il est vrai cependant qu’elles reçoivent des demandes de la part de ceux de leurs fournisseurs et clients qui se trouveront assujettis à la CSRD et devront faire l’effort, pour renseigner leur propre rapport de durabilité, de s’intéresser aux informations sur toute leur chaîne de valeur amont et aval. Mais ces demandes n’ont rien de nouveau : elles existaient déjà bien avant la CSRD et ne sont pas une conséquence directe de la directive.

Ces règles, pourtant inscrites noir sur blanc dans le texte qu’il a lui-même voté, n’empêchent pas Jordan Bardella de colporter la légende de petits entrepreneurs bientôt accablés par les exigences de la CSRD. Tout à son opération de séduction des chefs d’entreprise, il ne se contente pas d’exiger une « pause réglementaire » : il va jusqu’à proposer aux patrons de réaliser eux-mêmes en douze mois un « audit par secteur » pour identifier les normes inutiles ou encombrantes qu’il serait bon de supprimer ou de suspendre. La soudaine complaisance vis-à-vis des chefs d’entreprise amène ainsi le grand défenseur de la souveraineté de l’Etat à dessaisir ce dernier de sa fonction de contrôle pour confier le stylo… à ceux qui sont contrôlés !

Il n’est pas interdit de voir là l’empreinte de certains lobbies patronaux. La sensibilité de la tête de liste RN à leurs sirènes n’est pas nouvelle et elle l’a déjà conduit à de graves cafouillages dans un passé récent, par exemple au sujet de la taxation des bénéfices exceptionnels de certaines entreprises. Une étude publiée le 7 mai par le cabinet Ecolobby a épluché les votes des eurodéputés RN depuis 2019. En octobre 2022, ils se sont abstenus lors du vote d’une résolution du Parlement européen visant à instaurer une « taxe sur les bénéfices exceptionnels à l’encontre des compagnies d’énergie », malgré la forte implication du groupe parlementaire RN à Paris en faveur de la taxe sur les superprofits que Marine Le Pen, la présidente de ce groupe à l’Assemblée nationale, en février 2023, décrivait comme « une urgence économique, mais surtout une urgence de justice sociale à l’égard des Français ». Pourtant, le 2 mai 2024, Jordan Bardella répétait sa volonté de voir instaurée une taxe sur les superprofits. Comprenne qui pourra !

Naïveté de l’Europe ou naïveté du RN ?

« L’Europe doit mettre fin à une forme de naïveté à l’égard de la mondialisation », va répétant la tête de liste RN. A écouter Jordan Bardella, l’UE ferait preuve de naïveté en s’imposant à elle-même par le Pacte vert, des mesures contraignantes pour ses Etats et ses entreprises alors qu’elle représente une part relativement modeste des émissions de GES mondiales et que les grands émetteurs, Etats-Unis, Chine, Inde, seraient beaucoup plus laxistes.

Tout d’abord, il est faux de laisser croire que les pays extra-européens sont inactifs. En Chine, par exemple, les premières lois adoptées sur la responsabilité sociale des entreprises datent de 2005. Les places financières de Shanghai et de Shenzhen obligent les entreprises cotées à publier un rapport RSE. Dès 2014, le gouvernement a contraint les 15.000 entreprises les plus polluantes, y compris les entreprises publiques, à publier les chiffres de leurs rejets polluants. Depuis 2015, les entreprises qui enfreignent les lois sur l’environnement n’ont plus accès aux grandes banques ni aux marchés publics. Et en matière d’environnement, les entreprises doivent souvent céder à la pression sociale, souvent plus forte que celle du gouvernement. Ajoutons que les investissements chinois dans la transition énergétique sont passés de 9,3 milliards de dollars en 2006 à 266 milliards en 2021 (EnR, stockage de l’électricité, électrification des transports et du chauffage, nucléaire, hydrogène, techniques de capture et de séquestration de carbone) contre 114 milliards aux États-Unis et 154 milliards dans l’Union européenne.

Par ailleurs, contrairement à ce que prétendent Jordan Bardella et d’autres responsables politiques, la question du désavantage concurrentiel n’a jamais été esquivée par l’UE, bien au contraire. Le Conseil a adopté de nouvelles règles en avril 2023 dans le cadre du mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF, mieux connu sous le nom de « taxe carbone aux frontières »). Le mécanisme crée des incitations financières à réduire les émissions pour les entreprises situées en dehors de l’UE et souhaitant accéder au marché de l’UE. Concrètement, des surcoûts sont appliqués aux entreprises, à l’étranger, en fonction de leurs émissions de gaz à effet de serre. Pour l’instant, la mesure concerne le fer, l’acier, l’aluminium, le ciment, les engrais, l’électricité et l’hydrogène. Alors que les entreprises du Vieux Continent sont contraintes de réduire leurs émissions, le texte permet ainsi de limiter la concurrence avec les sociétés à l’étranger qui peuvent polluer sans surcoût et de ce fait, produire moins cher. Jordan Bardella et ses amis se sont abstenus sur ce texte au Parlement européen.

Dans cette même logique, la CSRD a retenu le principe d’extra-territorialité, que l’UE a déjà intégré au Règlement Général sur la Protection des Données (RGPD). La CSRD va donc s’appliquer non seulement aux entreprises de l’UE mais à toutes les entreprises non européennes qui détiennent au moins une succursale ou une filiale au sein de l’UE et qui atteignent un chiffre d’affaires supérieur à 150 millions €, qu’elles aient ou non leur siège social dans l’UE. Ainsi par exemple, le Conference Board, un think tank patronal américain, estime que 3.000 sociétés américaines sont concernées par la CSRD.

Par ailleurs, l’UE n’est pas la seule entité politique à élever le niveau d’exigence en matière de reporting de durabilité. On trouvera dans le rapport de Terra Nova sur la CSRD, des informations sur les initiatives comparables menées par la Grande Bretagne, les Etats-Unis, la Chine, le Brésil.

A l’opposé de cette crainte d’une érosion de compétitivité, la CSRD va donner un coup d’avance aux entreprises européennes et en particulier françaises. En mettant en place son reporting de durabilité, l’Europe bénéficie d’un « vrai effet d’entraînement » pour « exporter les exigences de transparence à travers toute la chaîne de valeur mondiale », souligne Eric Duvaud, directeur des normes de durabilité de l’Autorité des Normes Comptables. Grâce à une réglementation désormais bien établie sur le sujet, « la France est très en avance sur la fiabilité des données, contrairement à d’autres pays comme l’Allemagne », précise encore Eric Duvaud.

L’entreprise, un objet suspect ?

« Je mène un combat contre la CSRD et le devoir de vigilance qui par principe font de l’entreprise un objet suspect », a également déclaré Jordan Bardella, soulignant la défiance qu’introduiraient ces textes dans l’esprit de nos concitoyens à l’égard des entreprises.

Au contraire, c’est pour rétablir ou renforcer la confiance entre les citoyens et les entreprises que ces deux directives visées par Jordan Bardella ont été conçues. Cette confiance est aujourd’hui dégradée, du moins en France, comme le montrent chaque année les études du Cevipof. Le rapport de Nicole Notat et Jean-Dominique Senard sur « L’entreprise, objet d’intérêt collectif », publié en mars 2018, avait identifié ce « maillon faible » dans la « compétitivité hors coûts » de l’économie française.

La directive sur le devoir de vigilance (CSDDD, pour Corporate Sustainability Due Diligence Directive) va permettre d’améliorer la transparence et la clarté dans les chaînes de valeur, en responsabilisant les acteurs qui mettent en œuvre des cascades de sous-traitances, parfois pour échapper aux réglementations sociales ou environnementales.

De son côté, la CSRD permet de fiabiliser et d’élever le niveau de qualité des données publiées par les entreprises européennes dans les domaines cruciaux de l’environnement, du social et de la gouvernance (ESG). Elle équipe les entreprises pour rendre plus concrète leur contribution à tous les enjeux qui dépassent la seule satisfaction des actionnaires et des clients et leurs permettent de poser leur responsabilité sociétale et environnementale.

Grâce à un cadre commun robuste, à une approche normative des données et à une meilleure fiabilité des informations publiées (en rendant obligatoire la vérification des déclarations par un organisme tiers indépendant), la CSRD va permettre de comparer les entreprises européennes d’un même secteur sur des critères ESG. Elle émet un signal fort : le rapport de durabilité doit désormais être publié dans une section dédiée du rapport de gestion. Devenu partie constituante du rapport de gestion, il en acquiert ainsi toutes les caractéristiques (vérification par un professionnel, CAC ou OTI, approbation par le Conseil d’administration, communication aux actionnaires, dépôt au greffe du tribunal de commerce, publication sur le site internet de la société…). Il en devient partie intégrante. Pour la première fois, les données ESG sont standardisées, auditées, discutées et publiées. Elles acquièrent un degré de fiabilité et d’accessibilité comparable à celui des données financières. Ceci est une atteinte majeure au principe de la primauté actionnariale et à la financiarisation des entreprises… honnis par Jordan Bardella, qui devrait en cohérence être l’un des principaux avocats de la CSRD.

L’impossible prise en compte de la chaîne de valeur ?

Jordan Bardella s’en prend également aux exigences de la CSRD en matière d’informations sur la chaîne de valeur des entreprises en amont et en aval : « On parlait tout à l’heure de la CSRD ou de la directive Devoir de vigilance, qui imposent à l’entreprise des éclairages sur le 2e ou 3e rideau de ses sous-traitants sur le respect d’un certain nombre de règles sociales et environnementales. Les chefs d’entreprises ne peuvent plus supporter cette inflation de normes ».

Là encore, l’attaque est infondée. La CSRD a notamment pour ambition de mieux apprécier l’empreinte écologique des entreprises. Dans une interview à l’hebdomadaire Challenges du 29 juin 2023, Carlos Tavares, directeur général de Stellantis, donne les chiffres suivants : le coût total de fabrication d’une automobile se décompose en 5 % pour les coûts logistiques, 10 % pour les coûts incorporés par le constructeur dans ses opérations d’assemblage et 85 % de coûts d’achat des pièces auprès des fournisseurs. Si Stellantis ne rendait compte que de ses impacts propres, l’entreprise ne considérerait que 10% de sa structure de coûts, ce qui ne représenterait aucunement son empreinte réelle. La demande de la CSRD de se pencher sur la chaîne de valeur est une exigence qui découle du fractionnement de ces chaînes de valeur ces dernières décennies.

Contrairement à ce qu’affirme Jordan Bardella, ce n’est d’ailleurs aucunement une nouvelle exigence posée par la CSRD. Cette demande était déjà présente dans les normes précédentes (notamment la loi Grenelle II de juillet 2010, spécifique à la France et la directive européenne NFRD, « Non-Financial Reporting Directive », de novembre 2014), même si effectivement la CSRD la renforce.

Mais surtout, ces difficultés affrontées par les entreprises ne sont pas occultées par la CSRD, qui dispose avec pragmatisme : « Dans certaines circonstances, l’entreprise peut ne pas être en mesure de collecter des informations concernant sa chaîne de valeur en amont et en aval, tel que l’exige [la CSRD], après avoir raisonnablement essayé de le faire. En pareils cas, l’entreprise estime quelles informations doivent être publiées concernant sa chaîne de valeur en amont et en aval, en utilisant toutes les informations raisonnables et justifiables, telles que les données relatives aux moyennes sectorielles et autres approximations ».

Les « incessantes surtranspositions » ?

Jordan Bardella fait également le procès des surtranspositions en droit national, à propos de la CSRD comme du reste : « Aux normes émises par Bruxelles, s’ajoutent les incessantes surtranspositions franco-françaises ». Devant le Medef, il renchérit : « L’Europe est l’homme malade des économies développées, affaiblie par une machine infernale à normer qui s’appelle Bruxelles, et à surtransposer qui s’appelle Paris ».

Face aux attaques sur la CSRD menées par Business Europe, la droite et l’extrême droite européennes et françaises, le gouvernement français s’est engagé vis-à-vis du patronat à ne pas surtransposer la directive. Il a tenu parole. La surtransposition est donc loin d’être une pratique systématisée et elle a été délibérément écartée pour ce qui concerne la CSRD.

Si Jordan Bardella, le RN et leurs alliés étaient en position de former une majorité au Parlement européen et qu’ils mettaient à exécution leur engagement de campagne d’abroger la CSRD, que se passerait-il ? L’UE reviendrait, sur le sujet du reporting de durabilité, au socle réglementaire précédent la CSRD, à savoir la NFRD, « Non-Financial Reporting Directive », issue d’une directive de novembre 2014. Alors que la CSRD est vierge de surtranspositions, la NFRD ne l’était pas. De nombreuses dispositions de la NFRD résultaient d’initiatives spécifiques de la France (parfois accompagnée de quelques autres pays). C’est le cas, à titre d’exemple, de la certification par un OTI, Organisme Tiers Indépendant, un organe de vérification du reporting de durabilité, équivalent du Commissaire aux comptes pour le rapport financier. La France (accompagnée seulement par l’Italie et l’Espagne) avait pris de l’avance avec la directive NFRD (transposée en droit français en août 2017), considérant que les données de durabilité doivent procurer un degré de fiabilité équivalent à celle des données financières et doivent donc être elles aussi soumises à un audit externe. Mais elle a ensuite réussi à convaincre les autres pays de l’importance de ramener ces dispositions spécifiques dans le corpus général de la CSRD. Pour résumer : avec la CSRD, les entreprises françaises ne subissent aucun désavantage compétitif vis-à-vis de leurs homologues des 26 autres pays. En revanche, abolir la CSRD comme le préconise Jordan Bardella ramènerait la France en situation de désavantage compétitif potentiel.

Abroger la directive sur le devoir de vigilance ?

Comme on l’a dit, Jordan Bardella a inscrit dans son projet l’abrogation de la directive CSRD qu’il avait lui-même votée : « Préconisations : décréter une pause réglementaire (…) ; abroger les directives CSRD et devoir de vigilance ».

On a déjà largement répondu sur la CSRD. Intéressons-nous un instant à l’autre directive mentionnée : la directive CSDDD (Corporate Sustainability Due Diligence Directive) votée en avril 2024 par le Parlement européen. Elle prévoit d’instaurer une obligation de vigilance en matière de droits sociaux et environnementaux pour les multinationales en créant le plus grand espace économique garantissant une protection minimale des droits sociaux et environnementaux sur les chaînes de valeur mondialisées des grands acteurs économiques. Cette préoccupation est issue des réflexions et débats consécutifs au réchauffement climatique mais aussi au drame du Rana Plaza en 2013.

Ce vote en faveur de la CSDDD, obtenu in extremis, a toutefois un goût amer car le texte a largement été affaibli par les Etats membres, sous la pression de leurs lobbies économiques, des libéraux et de l’extrême droite. « Les partis de droite européens ainsi que certains représentants patronaux comme le Medef (Mouvement des entreprises de France) ou la CPME (Confédération des petites et moyennes entreprises) ont en effet tenté d’empêcher l’adoption du texte. Les gouvernements de la France, de l’Allemagne et de l’Italie, après avoir pourtant validé le projet de directive en trilogue, ont notamment bloqué plusieurs semaines durant les débats en comité des représentants permanents au Conseil européen, et négocié un affaiblissement significatif de la portée de la CSDDD ».

Le seuil d’applicabilité a été drastiquement diminué : les entreprises seront concernées à partir de 1.000 salariés et 450 millions d’euros de chiffre d’affaires, si bien que seules 5.300 entreprises européennes (0,02% des entreprises européennes) sont désormais ciblées, alors qu’initialement, cette directive devait concerner 16.000 entreprises dans l’Union européenne. Un bon nombre d’obligations ont disparu du texte final, dont la responsabilité climatique des grands groupes (obligation d’engager les moyens pour faire face aux risques climatiques) et la responsabilité civile obligatoire (responsabilité sur le plan civil des entreprises en cas de non-respect de leurs obligations de vigilance, qui aurait permis aux victimes d’obtenir indemnisations et dommages et intérêts).

Là encore, quel serait l’effet de l’abrogation de la directive CSDDD demandée par Jordan Bardella et le RN ? Le parapluie européen serait enlevé et chacun des 27 pays membres reviendraient à leur droit national. Or sur le sujet, deux pays seulement parmi eux, ont une loi nationale : la France et l’Allemagne. Pour la France, il s’agit de la loi n° 2017-399 du 27 mars 2017 « relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre ». Cette loi a créé l’obligation, pour les sociétés par actions employant, en leur sein ou dans leurs filiales, au moins 5.000 salariés en France ou au moins 10.000 salariés dans le monde, d’établir un plan de vigilance, de le mettre en œuvre et de le publier. Certes, le seuil d’applicabilité en effectifs de la loi française est plus important que dans la directive européenne et son contenu est moins ambitieux. Mais elle n’en reste pas moins contraignante. Alors que Jordan Bardella est obsédé par ce qu’il appelle « la bureaucratie bruxelloise », qui créerait des désavantages concurrentiels au détriment des entreprises françaises, sa proposition aurait pour conséquence de créer un désavantage concurrentiel au détriment de l’Allemagne mais aussi de la France, vis-à-vis des 25 autres Etats membres !

Comme pour la CSRD, l’approche de Jordan Bardella casserait la dynamique européenne, qui a permis à la France de prendre un leadership sur les questions de durabilité et d’entraîner ses partenaires européens. Avec la loi NRE (Nouvelles Régulations économiques) de 2001, qui s’appliquait déjà aux 700 entreprises françaises cotées les plus importantes, la France a été le premier pays du monde à exiger un reporting non financier de la part des entreprises. Elle a ensuite convaincu ses partenaires des bienfaits de cette approche, ce qui a permis la première directive européenne sur le reporting de durabilité en 2014, suivie par la CSRD en 2022.

Cette dynamique, loin d’être un frein au développement des entreprises françaises et européennes, leur apporte des avantages tangibles que nous détaillons dans le rapport de Terra Nova sur la CSRD : elle les accompagne dans leur entrée dans l’économie d’impact, elle leur procure une démarche stratégique et innovante avec le concept de double matérialité, elle leur apporte un cadre d’actions soutenable avec la performance globale, elle met fin à l’opposition stérile entre les enjeux financiers et « extra-financiers », elle leur permet de se différencier sur de nouveaux critères de compétitivité, elle favorise de nouvelles régulations avec leurs parties prenantes, elle promeut une implication décuplée des dirigeants et des Conseils d’administration.

Conclusion

Depuis le fiasco de la campagne présidentielle de Marine Le Pen en 2017, le RN a eu l’intelligence politique de renoncer officiellement à la sortie de la France de l’UE (« Frexit ») ou de la zone euro. Cependant, les mesures proposées dans son programme par son candidat aux élections européennes du 9 juin montrent que l’exercice de mise en cohérence de la doctrine n’a pas été fait jusqu’au bout. S’extraire d’une directive européenne essentielle comme la CSRD, exiger des dérogations sur des règles communes essentielles, s’opposer brutalement à une stratégie aussi existentielle que le Pacte vert sont autant de manifestations tangibles d’une volonté de divorce.

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Thierry Pech

Martin Richer