LGC : Étant donné qu’il est très difficile de se faire une idée juste de l’état de l’économie russe, comment décririez-vous la situation aujourd’hui ?
Artem Kochnev L’année dernière, j’ai publié avec plusieurs collègues une étude sur « L’économie russe, entre guerre et sanctions », qui se proposait de donner une vue d’ensemble de l’économie russe. Ce projet collectif n’a pas pu être actualisé cette année mais je pense que nous avons donné une assez bonne image de la trajectoire prise au cours des deux premières années de guerre. Même s’il peut y avoir des changements graduels à long terme, le tableau que nous avions donné il y a six mois est encore assez représentatif. Je vais néanmoins partager ici avec vous des données actualisées inédites.

Commençons par examiner l’activité macroéconomique globale. En ce qui concerne la croissance de l’économie, la qualité des statistiques russes suscite généralement des doutes. Notre conclusion est que – même si les taux de croissance de l’économie russe peuvent être surévalués – la direction générale est généralement représentative. On peut donc se fier aux indications de la Russie d’une croissance positive, même si le niveau des taux de croissance est plus discutable.
Si l’on examine les mesures basées sur des enquêtes ou les mesures alternatives disponibles, on observe une expansion continue de l’activité économique. L’indice des directeurs d’achat (PMI), qui est en corrélation assez forte avec le PIB en Russie, indique une expansion de l’activité économique depuis le début de la guerre, à partir du quatrième trimestre 2022. Il y a des hauts et des bas mais, dans l’ensemble, l’industrie manufacturière se porte bien. Dans le détail, on constate que les industries lourdes (industries à forte intensité en capital) obtiennent des résultats exceptionnels. C’est le signe que beaucoup d’argent est injecté dans l’économie militaire. Dans l’ensemble, les industries de biens de consommation se portent mieux que les industries de produits intermédiaires qui stagnent.

Le taux de chômage est exceptionnellement bas. Cela s’explique par le fait que beaucoup de jeunes gens sont affectés à des activités militaires : il peut s’agir de la conscription directe ou de l’afflux de personnes trouvant un emploi dans l’industrie militaire. Il peut également s’agir de l’effet indirect de la guerre sur d’autres activités industrielles comme le textile par exemple, avec des équipements pour les soldats envoyés sur le front.
Le marché du travail est donc assez tendu – en partie aussi en raison des départs des jeunes diplômés qui ont fui le pays depuis le début de la guerre. Cela signifie qu’il y a moins de capacités et de compétences disponibles sur le marché du travail, ce qui pousse les salaires réels à la hausse. Les salaires augmentent à un rythme très élevé. Sur le côté gauche du graphique, vous pouvez voir une croissance d’environ 10 % en 2023, qui alimente la demande intérieure et l’inflation.

L’inflation reflète également le choc sur l’offre de 2022. Les sanctions imposées à la Russie ont durablement restreint les importations et renchéri leur coût. Mais la situation s’est quelque peu stabilisée depuis lors. La montée des prix, actuellement de l’ordre de 15 à 17% par an, est la résultante de trois facteurs : la croissance élevée des salaires réels, la politique budgétaire expansionniste liée à l’effort de guerre, et la poussée des prix agro-alimentaires. L’inflation pénalise principalement les ménages à faibles revenus, pour lesquels l’alimentation représente toujours un poste important de leur budget.
L’inflation a des répercussions importantes sur le plan monétaire et financier. Les ménages ne considèrent pas les mesures de stabilisation des prix comme efficaces. Comme le montre la partie droite du graphique, ils anticipent une augmentation de l’inflation en 2025. La banque centrale peine à convaincre les marchés financiers de sa politique de réduction de l’inflation.

Dans les années récentes, l’inflation a systématiquement excédé les anticipations. En octobre 2021, la banque centrale a fortement augmenté les taux d’intérêt, de 200 points de base, ce qui a surpris les marchés qui anticipaient plutôt une hausse de 100 points de base.
La mesure a conduit à une baisse des crédits mais pas à un effondrement et cette tendance s’est inversée en 2023. La masse des crédits en pourcentage du PIB a diminué. Mais la baisse concerne surtout les crédits immobiliers. Malgré de larges subventions, de nombreux programmes ont été interrompus, ce qui a entraîné une baisse des crédits. En revanche, les prêts aux entreprises non financières, même corrigés des variations saisonnières, se sont maintenus. Après un certain fléchissement, la tendance est à la reprise d’après les données de décembre 2024.
De mon point de vue, c’est un signe que la banque centrale essaie de faire croire que sa politique fonctionne mais ses arguments sont peu convaincants. Si elle veut stabiliser les prix, elle doit augmenter ses taux, ce qui risque de freiner l’activité. Le problème est que tout cela contredit l’expansion budgétaire, et c’est pourquoi cet instrument politique est inefficace.

Cette politique conduit à une hausse du rendement des obligations russes. Le rendement en 2024 a augmenté d’avantage qu’au plus fort de la crise financière en 2022, d’environ 150 points de base. Plus récemment, la tendance est à la baisse, et se reflète également de manière positive dans les taux de change. Il s’agit d’une réaction à l’entrée en fonction de Trump et à l’ouverture des négociations de paix. Il semble qu’il y ait un sentiment positif à ce stade sur les marchés, qui croient à une évolution de la situation, avec une perspective de réouverture économique et de diminution des stimulations budgétaires. Mais cela ne va peut-être pas durer. Tout dépend de la manière dont les négociations se dérouleront. De mon point de vue, il s’agit d’une situation ponctuelle qui ne représente pas une tendance à long terme.


Venons-en maintenant au commerce. Les échanges commerciaux avec les pays de la CEI (Communauté des États Indépendants), comme le Kirghizistan et le Kazakhstan ont explosé ces dernières années après les sanctions imposées par l’Europe. Mais c’est surtout vers la Chine que la Russie s’est tournée pour développer ses échanges.
On relève cependant un certain fléchissement récent, à la fois dans les volumes et dans la valeur des échanges, d’environ 10 % par rapport à la fin de l’année 2021, car la Chine ne peut pas remplacer tous les équipements et toute la production dont la Russie a besoin. Même si elle est en avance dans certains domaines industriels et technologiques, et même si la Chine peut fournir de larges volumes de produits bon marché, son offre reste insuffisante pour des produits de pointe.
En ce qui concerne les exportations, l’Inde est un autre acteur important, qui achète beaucoup de pétrole et de produits dérivés du pétrole. L’Inde investit même en Russie pour acquérir certains actifs afin de raffiner le pétrole sur place et de l’exporter ensuite par l’intermédiaire des négociants locaux. Mais c’est surtout la Chine qui a absorbé la plus grande part des produits que la Russie essayait d’écouler. L’exportation du gaz reste difficile pour les Russes. D’une part, parce que le marché du GNL en Russie est limité. Ensuite, parce que la mise en place de l’infrastructure gazière prend des années, voire des décennies. Or, les principales installations de production de gaz en Russie se trouvent à l’ouest de l’Oural ou à proximité, ce qui signifie qu’il faudrait construire des gazoducs très étendus pour vendre ce gaz à la Chine. Enfin, les négociations avec le gouvernement chinois sont très difficiles. Les Chinois savent qu’ils sont en position de force dans les négociations et obtiennent des prix intéressants, ce qui limite d’autant les bénéfices pour la Russie.

Le pétrole représente une part importante des ressources budgétaires pour l’Etat. Les sanctions internationales ont un résultat limité, comme on le voit sur les prix. Les graphiques montrent le prix du Sokol (le Sokol est le pétrole produit à Sakhaline) et le prix de l’Oural qui est produit dans la partie européenne de la Russie. Les prix russes sont alignés sur les prix internationaux tels que le West Texas Intermediate (WTI). Il n’y a donc pas d’impact sérieux sur la situation budgétaire de la Russie.

C’est d’ailleurs la politique budgétaire qui domine l’avenir de l’économie russe. Comme l’économie russe est une économie avec un faible poids de l’impôt par rapport aux standards internationaux, le gouvernement dispose d’une certaine façon de marges budgétaires. Il a augmenté l’impôt sur le revenu des particuliers et des sociétés. Mais les revenus des énergies fossiles sont amenés à diminuer.
La dépense publique reste soutenue et alimente la croissance. En 2025, une augmentation supplémentaire des dépenses a été annoncée dans le budget. Elle n’est pas aussi élevée que les années précédentes. Mais le temps de l’austérité est venu et une baisse des dépenses est annoncée pour 2026 et 2027.

Lorsqu’on examine la structure des dépenses, on se rend compte que la défense et la police dominent. Elles continueront à dominer dans un avenir proche, alors que les dépenses d’investissement et de santé et d’éducation voient leur part diminuer au fil des ans. Néanmoins, on ne peut se fier de manière crédible qu’aux chiffres de l’année suivante.
La politique d’austérité budgétaire reste, toutefois, peu crédible. C’était déjà une ambition affichée en 2023 et 2024 et, en pratique, les réalisations budgétaires ont systématiquement dérapé par rapport aux prévisions.

Si l’on considère les dépenses de défense nationale, par exemple, en 2022, il n’était prévu d’allouer que l’équivalent de 3,3 % du PIB l’année suivante. Puis en 2024, ils avaient prévu 5,8 %. Puis en 2025, dans le cycle actuel, ils ont prévu 6,1 % du PIB pour la défense. Et ce schéma « Nous ne le faisons que pour cette année, mais pour la suivante nous aurons des réductions dans les dépenses budgétaires » a été constant au cours des trois derniers cycles budgétaires et il n’a jamais été respecté. Pour moi, c’est un signe fort que, malgré les annonces, les dépenses de défense nationale vont rester dominantes. L’austérité n’est donc pas pour demain et l’inflation devient un objectif secondaire.
Même en cas d’un accord de paix, la dépense publique pourrait rester élevée, car la pression du lobby industriel restera très forte. De plus, le gouvernement cherchera à maintenir l’emploi pour contenir le risque de trouble social.

Ensuite, en ce qui concerne l’équilibre du budget, le scénario du budget repose sur une hypothèse d’une baisse du prix mondial du pétrole et donc d’une baisse des revenus liés au gaz et au pétrole. Ceci sera compensé par de nouvelles taxes ou l’augmentation des taxes pour aider à stabiliser le système financier. Le déficit budgétaire russe reste donc très faible, estimé à un demi-point de pourcentage du PIB seulement cette année, et environ 1 % au cours des deux prochaines années.
La Russie n’a pas de problème de financement du déficit. Elle peut emprunter à l’intérieur du pays car elle contrôle les principales banques et le système financier : 50 % du système bancaire russe est contrôlé par l’État. Elle dispose également d’un excédent commercial historiquement important, simplement parce qu’elle importe beaucoup moins que ce qu’elle exporte.
Pour résumer, je considère l’économie russe comme une économie de guerre, principalement caractérisée par l’importance de la dépense publique. Il s’agit de la priorité politique numéro un, qui l’emporte sur toute autre considération, y compris la stabilité des prix. Quoi que Poutine dise à la télévision pour montrer à la population qu’il se préoccupe de l’augmentation des prix, en fin de compte, lorsqu’il s’agira de décider entre gagner une guerre ou stabiliser les prix, il choisira la première option.
Ainsi, les annonces budgétaires apparaissent peu crédibles. Deuxièmement, le ciblage de l’inflation est effectivement mis de côté. Troisièmement, tout cela fonctionne quand même. Il n’y a pas de désastre économique. Le pays continuera à vivre avec des prix élevés et une dynamique de prix élevée. La situation ne sera pas aussi inquiétante qu’en Turquie sous Erdogan. Mais même dans cette hypothèse, on voit que des régimes autoritaires (Turquie, Argentine) arrivent à survivre avec des taux d’inflation très élevés. D’autre part, la réorientation commerciale vers la Chine et l’Inde a fonctionné. Elle n’a pas permis de maintenir les volumes et l’accès à la technologie dans la mesure souhaitée par la Russie, mais elle est suffisante pour remplacer les produits de consommation à grande échelle et pour maintenir l’effort de guerre au moins à un certain niveau, de sorte qu’il dépasse les capacités de l’armée ukrainienne.
LGC : Cela signifie-t-il, selon vous, que l’effort militaire est durable du côté russe, et que la population civile, à l’arrière, n’est pas vraiment touchée par la guerre ? Cela signifie-t-il que des difficultés apparaîtront lorsque la guerre sera terminée et qu’il faudra sortir de cette économie de guerre ? En résumé, pensez-vous que l’effort militaire soit durable ?
Artem Kochnev En ce qui concerne les efforts militaires, en particulier la production, nous n’avons qu’une vision très sommaire et approximative de ce qui se passe en Russie. D’une part, je pense que la capacité de production générale de la Russie dépasse le niveau de la capacité ukrainienne et de ce qui est transféré par les Européens et les Américains. La Russie est-elle capable d’augmenter son niveau de production ? Tout dépend de ce que l’on entend par là.
Par exemple, le char russe disponible en masse est le T-72, conçu à la fin des années 1960. Un grand nombre de ces chars se trouvaient, au début de la guerre, stockés dans différents entrepôts, inutilisables car techniquement dépassés. C’est pourquoi ils sont plus ou moins sérieusement rénovés. Du point de vue comptable, ils sont comptabilisés comme du matériel neuf. Mais, bien sûr, il ne s’agit pas d’un nouveau char.
C’est pourquoi, on risque de se tromper quand on débat de la capacité de production du complexe militaire russe. Certains prétendent que le fait de voir sur le front des militaires russes se déplacer sur de vieux side-cars participe d’une innovation tactique. Il s’agit plutôt d’un geste de désespoir, qui montre la faiblesse de la production. Étant donné que les rapports officiels sont très probablement déformés, nous n’avons pas une vision claire de ce qui se passe réellement dans l’industrie d’armement. Par exemple, l’un des signaux d’alarme pour l’industrie est que l’un des plus grands producteurs de camions, KAMAZ, affiche apparemment un déficit important. Il est certain que l’État compensera ce déficit, qui ne représente pas, pour lui, un montant élevé. Cependant, il est habituel que les entreprises qui reçoivent des commandes pour la défense nationale produisent au seuil de rentabilité. En tant qu’entreprise, vous n’en tirez aucun profit mais l’État compense ensuite. Ce qui rend la situation économique réelle de difficile à lire de l’extérieur.
Je pense que les capacités de production sont cependant suffisantes pour maintenir l’effort de guerre, ce qui permettrait à Poutine de poursuivre son effort. Sera-t-il aussi important qu’aujourd’hui ? Probablement pas, car nous observons une tendance à la baisse du nombre d’engagements de combat et de nombre de missiles envoyés contre l’Ukraine. Mais on ne sait pas quel était l’état des stocks en 2022. Ni les capacités à long terme de production d’armement. Toutefois, le risque de voir cette bulle exploser une fois la guerre terminée est crédible. Il n’est pas facile de sortir d’une économie de guerre. Les soldats sont renvoyés chez eux et les ouvriers des usines d’armement perdent leur travail. C’est un sujet de préoccupation pour tous les pays qui sortent d’un conflit de haute intensité.
LGC : Si l’on considère l’état de l’économie et la façon dont les Russes sont prêts à faire face à tous ces changements et déséquilibres, comment l’impact des efforts de guerre se répartit-il géographiquement ? Lorsque vous parlez aux habitants de Moscou, ils vous disent que la vie n’a pas vraiment changé. Il semble qu’une partie de la croissance des salaires ait même profité à des régions assez pauvres. Existe-t-il un risque de contestation sociale, et d’où viendrait-il ?
Artem Kochnev Ce sont les questions que je me pose moi-même souvent… Parfois, je me demande si je ne me berce pas d’illusion en imaginant une large contestation sociale.
D’une manière générale, c’est la classe moyenne (en dehors des sphères de l’Etat) qui est la plus touchée en termes de revenus. L’impôt sur la progression des revenus qui a été introduit va leur nuire principalement parce que les personnes à faible niveau de revenu ne seront pas davantage taxées. Ce sont également des personnes qui ont beaucoup profité de l’intégration avec les économies occidentales, c’est-à-dire les indépendants, les concepteurs, les programmeurs, les informaticiens, qui voulaient faire partie de l’économie internationale. Tout d’un coup, l’activité s’est arrêtée et ils ne peuvent pratiquement plus rien faire tant qu’ils restent en Russie. Ils sont mécontents car ils supportent les coûts d’une situation qu’ils n’ont pas voulue. Mais ils ne descendent pas pour autant dans la rue pour contester Poutine.
En ce qui concerne la population à faible revenu, elle supporte surtout un coût humain. Géographiquement, il s’agit généralement des régions les plus éloignées de Moscou, où le revenu médian par habitant est le plus faible. Ces régions paient un lourd tribut humain à la guerre mais les primes militaires sont très substantielles. À Moscou, je pense que vous pouvez obtenir environ cinq millions de roubles en signant le contrat d’engagement. Il suffit de diviser ce montant par 100 pour avoir une idée du montant en euros, environ 50 000 €, selon le taux de change. C’est beaucoup d’argent, en particulier pour les régions les plus pauvres.
Aujourd’hui, les montants varient d’une région à l’autre. Les régions sont en concurrence entre elles. Néanmoins, même 10 000 €, c’est énorme. Pour un jeune homme qui s’engage, cette somme peut être d’une grande aide pour sa famille. Et s’il meurt, il y a aussi une prime versée à la famille. C’est aussi cela, l’économie de guerre. Dans les régions reculées, les opportunités sont rares. Les primes militaires pèsent sur les budgets régionaux. Bien entendu, le budget fédéral compensera cette perte mais on voit depuis le début de la guerre qu’il faut augmenter le niveau de la prime pour maintenir un niveau de recrutement correct.
Apparemment, le nombre de personnes qui s’engagent pour partir au front est en baisse. Mais on ne voit pas de retournement de l’opinion contre le pouvoir. D’après les enquêtes d’opinion, c’est la prédisposition à l’égard de Poutine avant la guerre qui détermine le plus fortement le positionnement par rapport au conflit. Une personne engagée, par exemple, dans la lecture de la presse libérale ou dans le soutien à Navalny a peu de chances d’avoir changé d’avis depuis le début de la guerre. En Russie, environ 20 % des gens sont strictement opposés à la guerre.
Inversement, environ 20% des Russes sont ultra patriotiques, et veulent poursuivre la guerre quoi qu’il arrive. Et, entre les deux, se trouve la plus grande masse qui, honnêtement, ne s’occupe que de ses propres affaires. Ce sont des personnes qui ne voient pas quel pourrait être leur capacité de peser sur le cours des choses. Elles ne voient aucun moyen crédible de changer la situation, même dans leur environnement proche, dans leur petite ville ou même au sein de leur famille. Même les jeunes diplômés qui ont quitté la Russie pour valoriser leurs compétences à l’Ouest, sont le plus souvent désengagés. C’est la raison pour laquelle je ne m’attends pas à ce qu’un quelconque mouvement social émerge pour mettre un terme à la guerre.
LGC : Quelle est la crédibilité ou la fiabilité des données officielles ? Vos graphiques semblent très précis mais on sait qu’en temps de guerre, la pratique habituelle consiste à produire des informations biaisées ou fausses. C’était déjà le cas à l’époque soviétique.
Artem Kochnev C’est une question légitime. Il faut une part d’astuce, et un bon VPN, pour accéder aux données les plus importantes. Mon impression générale est que, comme à l’époque soviétique, les niveaux sont fortement biaisés. Par exemple, si l’agence statistique russe indique que le PIB a augmenté de 4 % en 2024, contre 3 % l’année précédente, on peut avoir un doute sur l’exactitude du chiffre. Mais pour ce qui est de la direction, de l’accélération ou de la décélération de la croissance, je pense, après avoir recoupé différentes sources d’information, qu’ils donnent généralement une image correcte.
Mon seul doute concerne le marché du travail. Celui-ci est très particulier car il est très rare de licencier des gens en Russie. Au lieu de cela, les entreprises vous mettent en congé sans solde pendant plusieurs mois. Ou bien elles vous maintiennent dans l’emploi, mais seulement à 50 % ou 40 %, voire 30 % de votre salaire. La question est donc de savoir comment cela est rapporté à l’agence statistique. Dans cette situation, les gens cherchent des activités et des emplois secondaires, ce qui peut s’observer par une recherche accrue d’emplois secondaires. Mais cela ne se reflète pas dans les statistiques officielles et peut-être même pas dans les enquêtes, parce qu’il peut y avoir une stigmatisation liée au fait de dire que l’on est au chômage. On peut croiser les chiffres officiels avec des sondages dans les plateformes d’emploi (comme les formes locales de LinkedIn par exemple) en regardant les offres d’emploi. A nouveau, la dynamique d’ensemble est cohérente avec ce que disent les statistiques officielles, à savoir que le taux d’activité est élevé.
Pour moi, les plus grands doutes concernent la manière dont la production militaire est comptabilisée en termes de prix, lorsque l’on calcule les prix réels. Il faut prendre en compte les prix nominaux mais, en période de forte inflation, il faut aussi utiliser un déflateur pour s’assurer qu’ils sont comparables à ceux de l’année précédente. Je pense que personne n’a de réponse appropriée à la question de savoir quel déflateur est utilisé et s’il l’est de manière raisonnable. Mais quand on compare le PIB avec les mesures d’enquête telles que l’IMC, l’image d’ensemble est cohérente. Et si l’on combine tous ces éléments empiriques sur l’inflation, la croissance des salaires réels, la croissance des industries lourdes… les données s’imbriquent correctement les unes dans les autres.
LGC : La principale contradiction de la situation économique russe apparaît, comme vous l’avez dit, dans la juxtaposition d’un important stimulus budgétaire via la dépense d’armement et du risque d’inflation contre lequel la banque centrale essaie de lutter. Pour maintenir la stabilité du rouble, la banque centrale doit augmenter les taux d’intérêt à des taux très élevés. Ce qui devrait, en principe, freiner l’activité économique. Pourtant, ce n’est pas ce que vous observez.
Artem Kochnev Je crois vraiment que la raison pour laquelle la politique de la banque centrale est d’une efficacité limitée aujourd’hui est que l’argent du crédit est remplacé par l’argent du budget, et que l’argent du budget n’est pas assorti d’un taux d’intérêt. C’est le point essentiel. En outre, il existe des programmes de subventions (une sorte de crédit subventionné) qui peuvent être utilisés. En général, les bénéficiaires de ces programmes sont – si l’on fait abstraction des rabais accordés sur les taux des emprunts immobiliers – de grandes entreprises ou des personnes très proches de Poutine. Plus vous êtes proche de Poutine et des décideurs, plus il vous est facile de négocier une sorte de subvention ou de crédit subventionné.
LGC : Quel est votre point de vue sur le rôle des sanctions sur l’activité économique ?
Artem Kochnev Les sanctions financières ont été l’outil le plus efficace jusqu’à présent. Mais des possibilités de contournement existent toujours. Même si le pays soumis au régime de sanctions internationales le plus sévère qui soit, la Corée du Nord, est parvenu à maintenir ses échanges commerciaux avec la Chine – ce qui n’est pas compliqué, puisqu’il n’y a qu’une frontière à traverser. Depuis la fin de l’Union soviétique, les Russes ont appris à participer à l’économie mondiale et ils connaissent toutes les astuces juridiques pour créer des entreprises dans différents pays. Cependant, l’un des problèmes auxquels la Russie était confrontée, c’est la nécessité de maintenir plusieurs régimes monétaires. Avec les systèmes de contournement par différents pays, il faut fonctionner avec plusieurs monnaies au lieu d’une seule. C’est coûteux, peu utile et cela complique la gestion de la trésorerie. Par exemple, vous pouvez recevoir vos paiements en roupies, mais vous ne pouvez pas les utiliser pour acheter des biens que vous voulez importer parce que vous ne voulez pas de produits en provenance de l’Inde. Toutefois, cela ne ruine pas nécessairement votre entreprise.
LGC : Le déficit public russe est historiquement bas. Est-ce une prudence politique ou un effet de l’action de la banque centrale ?
Artem Kochnev La priorité de Poutine est de gagner la guerre dans les conditions qu’il souhaite imposer. Les déficits que nous observons à l’heure actuelle ne sont pas dramatiques, surtout par rapport aux normes occidentales et françaises. Mais, comme on l’a vu, il est beaucoup plus coûteux d’emprunter pour l’Etat russe que pour l’Etat français. C’est pourquoi la Russie est très prudente car elle sait qu’elle n’a pas les moyens d’emprunter beaucoup. Bien sûr, on peut toujours mettre en marche la planche à billet mais Poutine a connu l’hyperinflation dans les années 1990, il se méfie de l’instabilité politique et sociale que celle-ci pourrait produire.
Par conséquent, le faible endettement de l’économie russe est un choix stratégique conscient. Il s’agit d’une réponse au défaut de paiement qui s’est produit en 1998 et 1999. L’idée d’avoir une très bonne situation budgétaire était soutenue à la fois par les libéraux, les conservateurs et les patriotes, pour des raisons différentes. Pour les libéraux, il s’agissait de maintenir la capacité fiscale afin de résister à des chocs soudains. En effet, l’économie russe est largement tributaire des recettes pétrolières. Le raisonnement de nombreux technocrates et libéraux était la nécessité de disposer d’un tampon et d’un budget équilibré. Pour Poutine, c’était également bénéfique parce que cela réduisait la dépendance vis-à-vis des pays occidentaux, en les empêchant d’avoir un effet de levier sur le montant de l’emprunt. Dans ces relations internationales, il s’agit d’autonomie stratégique, ce qui était, je pense, une priorité pour lui et pour un grand nombre de conservateurs.