Et pourtant, comme le rappellent explicitement les saluts nazis d’Elon Musk et Steve Bannon, la comparaison avec le nazisme s’impose pour comprendre le trumpisme dans sa version 2.0. Sans verser dans une psychologie hasardeuse, on peut faire un parallèle entre deux stratégies politiques usant de la violence, passant par la mise au pas de l’administration, la contestation de l’Etat de droit, la diabolisation des étrangers ou l’expansionnisme impérial. Godwin peut aller se rhabiller.
Vermines
Tout comme Adolf Hitler, Donald Trump est arrivé au pouvoir par des voies d’abord légales. Tout comme lui, il a conquis ses électeurs par un discours ultra nationaliste, glorifiant la grandeur passée (et future), et mobilisant la haine et la peur des étrangers, comme Hitler mobilisait ces passions contre les juifs, en se présentant comme la victime d’un complot. Le tout dans un verbiage répétitif et irrationnel qui n’est pas sans rappeler la logorrhée informe de l’auteur de Mein Kampf si bien décrite par Olivier Mannoni1. Car comme l’avait montré Viktor Klemperer, le fascisme se manifeste d’abord par le massacre de la langue2. On a même noté des similitudes troublantes dans le vocabulaire employé, en particulier l’usage du mot « vermines » pour désigner leurs adversaires politiques3. A peine élu, Trump a exprimé sa volonté d’étendre le territoire des États-Unis par la force et le chantage dans une conception impérialiste des relations internationales, où les empires contrôlent des zones d’influence et vassalisent les Etats qui les occupent : le « Lebensraum » (espace vital) s’enveloppe simplement désormais dans les impératifs supposés de la « sécurité nationale des Etats-Unis ». Comme Hitler, Trump a une préférence pour les alliances avec les dictateurs, singulièrement russes : le pacte Trump-Poutine qui vise à sceller le dépeçage de l’Ukraine ressemble au pacte Ribbentrop-Molotov qui scella celui de la Pologne.
La première tentative de coup d’Etat de Trump a échoué le 6 janvier 2020, comme le putsch de Munich échoua le 8 novembre 1923. La justice allemande se montra plus efficace que la justice américaine puisqu’Hitler fut condamné à cinq ans de prison, dont il n’exécuta que treize mois, au cours desquels il rédigea les deux tomes de Mein Kampf, tandis qu’aux Etats-Unis les émeutiers du 6 janvier viennent d’être graciés. Le parallèle est également troublant quant à la façon dont ces deux putschs, aussi minables l’un que l’autre, sont devenus des éléments clés du mythe fondateur du nazisme comme de celui du trumpisme. Hitler et Trump ont tiré les leçons de ces échecs pour préparer et réussir leur second coup d’Etat, après leur conquête du pouvoir par les urnes.
Gleichschaltung
Une fois le pouvoir conquis, ce qui se passe à Washington ressemble aussi à ce qui s’est passé à Berlin. Le DOGE d’Elon Musk vise à terroriser les fonctionnaires et à les mettre au pas, singulièrement ceux qui travaillent pour des causes étrangères au nouveau régime comme les agences dédiées à l’environnement ou à l’aide humanitaire. Les objectifs d’économies budgétaires alléguées servent de trompe l’œil, ils sont inatteignables tant que les dépenses militaires et sociales (Medicare et Medicaid) ne sont pas touchées, et il n’est pas prévu qu’elles le soient : Hitler aussi avait ménagé l’Etat-providence allemand4. Musk ment donc sur les chiffres qu’il publie et ce n’est pas surprenant.
En attendant, les licenciements brutaux, les menaces, les chantages ressemblent à s’y méprendre à ce que l’administration nazie a appelé Gleichschaltung que l’on peut traduire par alignement ou mise au pas, pour briser les opposants, terroriser tous ceux qui ne pensent (et ne votent) pas bien et en séduire quelques-uns. Le fait que tous les fonctionnaires qui racontent leurs mésaventures aux médias mainstream le font sous le couvert de l’anonymat est le symptôme de ce climat de terreur. Les médias mainstream sont d’ailleurs les suivants sur la liste, leur tour viendra. Trump a retiré à l’agence Associated Press son accès aux conférences de presse de la Maison Blanche au profit de sympathisants du monde MAGA dont les compétences journalistiques restent à démontrer. Quand Jeff Bezos intervient dans la politique éditoriale du Washington Post et interdit la publication de tribunes représentant certaines opinions, on songe à ce que l’administration nazie appelait l’auto-alignement dans le cadre de la Gleichschaltung, c’est-à-dire la soumission volontaire à la ligne définie par le Führer. Il y a certes, pour le moment, une différence considérable entre ce que font les sbires de Musk et ce que faisaient les SS en 1933 en termes de violence politique (qu’on pense à l’incendie du Reichstag, à la nuit de cristal ou aux assassinats sommaires menés par les SA), mais l’esprit est le même. Au XXIe siècle, la violence psychologique a remplacé la violence physique pour obtenir la soumission des esprits, mais l’intention comme le résultat sont similaires. L’usage de la force a simplement changé de cible en un siècle : prendre le contrôle des systèmes d’information et des fichiers de tous les citoyens est un coup d’Etat d’un genre nouveau mais cela reste un coup d’Etat5. Et ce n’est que le tout début de la mise au pas de la société américaine.
Une autre étape-clé est la soumission d’une large partie des milieux d’affaires et des capitaines d’industrie au nouveau régime, comme hier les Krupp ou les Thyssen au IIIe Reich. Leur souplesse d’échine est toujours aussi fascinante. Il n’aura fallu que quelques semaines à des dizaines de grandes entreprises américaines pour mettre fin à leurs programmes de lutte contre les discriminations, vanter les mérites de « l’énergie masculine » et, plus généralement, se plier à l’étiquette nouvelle. A quelques exceptions près, les figures tutélaires de la Tech auront été spécialement promptes à manifester leur allégeance aux maîtres MAGA.
La façon dont l’administration Trump s’attaque à la science est également symptomatique d’une visée totalitaire, dans laquelle l’idéologie l’emporte sur les faits. Dès février 2025, elle a cessé de financer les recherches scientifiques mentionnant le mot « climat » ou des termes associés6. Des données scientifiques cruciales sur le climat ont été supprimées des sites web gouvernementaux, détruisant des années de travail de recherche et empêchant les chercheurs de poursuivre leurs travaux7. La National Science Foundation a suspendu l’accès aux financements pour de nombreux projets en cours, parce que non conformes avec les directives présidentielles qui interdisent le financement de recherches sur la « théorie du genre », la diversité, l’équité ou l’inclusion. A l’échelle des Etats républicains, plus de 10 000 livres ont été interdits en 2024 dans les écoles publiques. Cette vague de censure est pilotée par des groupes MAGA qui contestent des ouvrages abordant des thèmes tels que le racisme, l’antisémitisme, ou les droits LGBTQ+. Parmi les livres interdits figurent Maus, un classique de la bande dessinée relatant la Shoah, Le Meilleur des Mondes d’Aldous Huxley, et L’Œil le plus bleu de Toni Morrison, prix Nobel de littérature. Ce sont des « signaux faibles » mais il ne faut pas les ignorer.
Enfin, comme son sinistre devancier, Trump n’a aucun scrupule a loué la déportation comme instrument de résolution des problèmes du monde. Comme jadis les Polonais de Prusse orientale ou de Silésie, ou encore les Français d’Alsace, le locataire de la Maison Blanche juge que Gaza serait bien plus belle sans ses Palestiniens, et l’Amérique plus grande sans ses 11 millions d’immigrés récents. Il faut dire que le XXe siècle n’avait pas attendu Hitler pour organiser ce genre de purges : l’empire ottoman finissant en connut de terribles en Anatolie comme dans les Balkans. Mais en renouant avec ce type de pratiques, Trump pourrait déchirer définitivement les promesses faites en 1945 sur les ruines du IIIe Reich et en autoriser bien d’autres à franchir après lui les mêmes limites morales.
Une idéologie fasciste
Les médias se focalisent sur les pitreries et les tweets surréalistes de Donald Trump. Ils ont tendance à négliger les textes théoriques qui sous-tendent l’idéologie fasciste du nouveau régime. Le clown dissimule le dictateur. Et pourtant tout est là sous nos yeux. Il faut lire ces textes. Mais il ne suffit pas de les lire, il faut aussi les prendre au sérieux, comme on aurait dû prendre au sérieux Mein Kampf en 1925.
Il faut lire et prendre au sérieux Peter Thiel quand il écrit qu’il « ne croit plus que la liberté et la démocratie sont compatibles »8, ou quand il annonce l’apocalypse dans une tribune du Financial Times9. Peter Thiel est l’ancien employeur du Vice-Président J. D. Vance, il a financé sa campagne sénatoriale dans l’Ohio et convaincu Trump de le prendre comme Vice-Président.
Il faut lire les théoriciens du Dark Enligthment, en particulier Curtis Yarvin10, le gourou de la Silicon Valley, soutenu par Peter Thiel, qui a influencé J. D. Vance, le nouvel idéologue du régime. Yarvin soutient que l’expérience démocratique des deux derniers siècles est un échec, que l’Amérique doit surmonter sa phobie des dictateurs et qu’une nouvelle aristocratie doit gouverner le monde, composée des milliardaires businessmen et des ingénieurs de la tech.
Il faut lire aussi Patrick J. Deneen11, le philosophe catholique ultra-conservateur, autre auteur de référence de J. D. Vance, qui milite pour l’avènement d’une nouvelle élite « aristo-populiste », et estime que la démocratie libérale a conduit à une dissolution des structures sociales traditionnelles (famille, communauté, religion) et à une concentration du pouvoir entre les mains d’une élite technocratique et progressiste. La nouvelle élite sera vertueuse par essence et permettra au peuple d’être débarrassé de l’oligarchie qui gouverne actuellement, en utilisant la démocratie libérale comme paravent.
Derrière les références théoriques, historiques ou religieuses, tous ces textes expriment une aversion pour la démocratie libérale, l’Etat de droit et le pluralisme et appellent de leurs vœux une nouvelle forme de dictature placée entre les mains des géants de la tech, une aristocratie qui aura apporté la preuve de sa supériorité par sa réussite dans les affaires et dans le numérique, et qui, de ce fait, disposera d’une légitimité à gouverner sans l’onction du suffrage universel. D’un certain point de vue, la troïka Trump/Musk/Vance incarne parfaitement cette nouvelle aristocratie.
L’agenda du coup d’Etat
Il a fallu plusieurs lois et coups de force à Adolf Hitler pour venir à bout de la structure fédérale de la République de Weimar12, le terme Gleichschaltung vient d’ailleurs initialement de la volonté de supprimer les pouvoirs des Etats fédérés et d’établir une verticale du pouvoir et une unité de commandement. Cette mise au pas a duré deux années. Donald Trump est confronté à un problème similaire : des Etats et des villes américaines qui disposent de leur propre pouvoir et de leurs propres élections, et un système judiciaire indépendant. Du côté de la justice, la stratégie de l’administration est simple : gagner du temps en multipliant les recours et ne pas appliquer les décisions de justice. Le moment venu, il affirmera clairement qu’il refuse de les prendre en compte si elles lui sont défavorables. Du côté des Etats et des villes, les premières escarmouches ont déjà eu lieu. Trump applique les mêmes recettes : chantages, menaces et corruption. Le chantage aux subventions fédérales est un grand classique. Gavin Newson, le Gouverneur de Californie, a été sommé de changer les règles environnementales de l’Etat, s’il veut un financement fédéral pour lutter contre les méga-incendies. Janet Mills, la Gouverneure du Maine a subi un chantage similaire sur la question de la participation des étudiants transgenres aux compétitions sportives, doublé d’une enquête de l’administration fédérale sur le département de l’éducation du Maine. Les menaces se font de plus en plus précises, notamment face aux maires démocrates qui font de leurs villes un refuge pour les migrants. Après que Mike Johnston, le maire de Denver, a exprimé sa volonté de protéger les migrants dans sa ville, Tom Homan, le « Tsar des frontières » de l’administration Trump a déclaré : « Le maire de Denver et moi sommes d’accord sur une chose : il est prêt à aller en prison ; je suis prêt à l’y envoyer. »13. La corruption enfin, qui permet de faire céder les plus vulnérables. Le maire de New York, Eric Adams, a échappé aux poursuites pour corruption en acceptant de laisser l’administration fédérale rafler les migrants dans sa ville. Les gouverneurs et les maires démocrates sont pris dans un piège mortel : face aux empiétements illégaux du pouvoir fédéral sur leurs compétences, ils ne peuvent avoir recours qu’à la justice, mais celle-ci fait aussi l’objet d’une mise au pas par l’administration, qui compte sur son contrôle de la Cour suprême pour gagner la plupart des procès en cours. En outre, ce seront des milliers de procès qui devraient être instruits, rendant la situation incompréhensible par l’opinion publique et ingérable par l’appareil judiciaire.
Mais l’essentiel est ailleurs. Hitler a mis moins d’un mois, entre son arrivée à la Chancellerie et l’incendie du Reichstag, pour imposer son pouvoir. Donald Trump dispose de deux ans pour réussir son coup d’Etat et l’on connaît la date-butoir : le 3 novembre 2026 auront lieu les élections intermédiaires (midterm) de renouvellement total de la Chambre des Représentants et partiel du Sénat. Soit ces élections seront honnêtes et les Démocrates reprendront le contrôle de la Chambre des Représentants et peut-être du Sénat14, soit elles seront truquées et Donald Trump aura réussi son coup d’Etat. Dans la première hypothèse, la démocratie américaine aura survécu à la tentative de putsch, même si la reconstruction de l’Etat de droit s’avérera longue et difficile. Dans la seconde, l’Amérique sera devenue fasciste, Donald Trump sera Président à vie, le Congrès ressemblera à la Douma et la poutinisation de l’Amérique15 sera en voie d’achèvement.