Séisme électoral en Catalogne: les élections du 12 mai et la fin du « processus » d’indépendance

Séisme électoral en Catalogne: les élections du 12 mai et la fin du « processus » d’indépendance
Publié le 24 mai 2024
Les élections régionales du 12 mai dernier en Catalogne ont constitué un véritable séisme électoral. L'expression n'est pas utilisée pour attirer l'attention du lecteur : pour la première fois depuis 1980, les partis indépendantistes catalans n'ont pas obtenu la majorité absolue des sièges au Parlement catalan, mettant ainsi un terme au processus politique indépendantiste qui a débuté autour de 2012 et qui a culminé avec le référendum illégal d'autodétermination du 1er octobre 2017. La Catalogne entre ainsi dans une nouvelle phase politique qui oblige tous les partis à réexaminer leurs stratégies.
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Ces élections ont également été très intéressantes comme reflet de la vague conservatrice qui se lève dans toute l’Europe et qui se traduira sans doute dans les résultats des prochaines élections européennes : dans le Parlement catalan sortant, les forces de gauche totalisaient 83 sièges contre seulement 52 pour les forces de droite, tandis que dans le nouveau Parlement, l’équilibre (72 sièges pour la gauche, 63 pour la droite) sera beaucoup plus serré.

En tout cas, la lassitude à l’égard du « processus », qui a entraîné jusqu’à cinq élections anticipées en 12 ans, a joué un rôle évident dans le recul des partis prônant la sécession de la Catalogne de l’Espagne, qui sont passés de 74 à 61 sièges et de 51% à 43% des voix. Les électeurs favorables à l’indépendance ont reçu pendant plus d’une décennie des promesses non tenues de la part de leurs leaders sur l’imminence de la sécession et, cette fois-ci, ils ont décidé de rester chez eux dans une bien plus grande mesure que les partisans du maintien de l’union avec l’Espagne.

Les données de participation brute montrent clairement ce phénomène : les élections de 2021, tenues en pleine pandémie, avaient un taux de participation très faible – à peine 51%. Cette fois-ci, bien que la participation n’ait pas beaucoup augmenté (à peine cinq points, une fois compté le vote des résidents à l’étranger), l’augmentation a été complètement asymétrique : tandis que les partis indépendantistes ont à peine augmenté leur nombre de voix, les partis unionistes en ont tous ensemble gagné plus de 300 000.

Il est difficile de faire comprendre à quel point cela est une anomalie en Catalogne, où pendant des décennies, il y a eu un comportement électoral dual entre les élections générales (avec plus de participation et de meilleurs résultats pour les partis « espagnols ») et les élections régionales (avec moins de participation et de meilleurs résultats pour les partis nationalistes). Ces élections ont été la première occasion où ce schéma de comportement s’est rompu, et le vote unioniste s’est mobilisé plus que le vote indépendantiste, au point de mettre fin à la majorité absolue dont bénéficiaient les indépendantistes au niveau régional depuis 40 ans – toujours favorisée par une répartition des sièges entre les quatre provinces catalanes au détriment de Barcelone, la moins indépendantiste.

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Le nouveau Parlement est d’une symétrie presque parfaite : chaque parti « espagnol » a son équivalent « catalan », de l’extrême droite à l’extrême gauche. La différence réside dans le poids relatif de chaque idéologie dans chaque bloc, et dans la mesure où ces forces prônent ou non de tourner la page du « processus ».

Ainsi, dans le bloc unioniste, le Parti Socialiste de Catalogne, frère du PSOE espagnol, qui prône clairement un cadre de détente politique (défendant la grâce voire l’amnistie pour les leaders indépendantistes, à un coût élevé pour le parti dans le reste de l’Espagne) a pleinement récupéré sa position de leader dans ce noyau d’électeurs, qui était très contestée lors des derniers cycles électoraux, et accapare 42 des 74 sièges unionistes. Le reste est divisé entre trois forces : un Parti Populaire (conservateur), beaucoup plus réfractaire à tout accord avec l’indépendantisme, qui multiplie par cinq ses sièges (résultat moins glorieux qu’il n’y paraît, car il partait des pires résultats depuis 1980 : il n’avait que trois sièges dans le Parlement sortant) et revient plus ou moins à ses résultats « pré-processus ». Ce qui est peut-être le plus frappant dans le résultat du PP est le fait que sa croissance électorale vient totalement de l’absorption du parti centriste Ciudadanos (qui était devenu la première force il y a à peine six ans et qui disparaît maintenant complètement). En revanche, il a été incapable d’ouvrir la moindre brèche dans VOX, le parti d’extrême droite et radicalement anti-sécessionniste, qui non seulement n’a pas cédé de positions, mais a gagné 30 000 voix.

Le dernier parti dans l’espace « unioniste » est la coalition de gauche Comuns-Sumar, encore plus favorable que les socialistes à la détente et qui inclut même quelques politiciens indépendantistes en son sein (son candidat aux élections européennes, Jaume Asens, par exemple). Les résultats de cette force politique depuis le début du « processus » en 2012 ont été de plus en plus négatifs, enchaînant quatre reculs électoraux consécutifs, au point qu’elle atteint maintenant ses pires résultats depuis le milieu des années 1980.

En tout cas, le solde entre les partisans de la détente ou de la fermeté dans le camp unioniste est clairement déséquilibré en faveur des premiers (48 sièges pour les socialistes et l’extrême-gauche contre 26 pour les partisans du PP et de Vox).

Du côté indépendantiste, l’équation est inversée : le parti leader dans cette zone est Junts, dirigé par l’ex-président (en fuite ou en exil, selon que l’on parle à un unioniste ou à un indépendantiste) Carles Puigdemont, qui avait averti que s’il n’obtenait pas un résultat lui permettant de revenir à la présidence catalane, il se retirerait de la politique. Junts, du moins rhétoriquement (mais pas dans la pratique) continue de maintenir un discours favorable à l’unilatéralisme sur la question de la sécession. Le résultat du parti (35 sièges, trois de plus qu’en 2021) a été correct mais a été accompagné d’un véritable effondrement de ses hypothétiques partenaires de gouvernement : ERC, le parti de centre-gauche indépendantiste qui gouvernait en minorité et seul la Généralité, a perdu plus d’un tiers de ses voix et de ses sièges, et la CUP, le parti d’extrême gauche qui a permis, par une manœuvre politique complexe, l’élection de Puigdemont à la présidence en 2016, a subi une défaite encore plus dévastatrice, perdant plus de la moitié de ses sièges.

Et comme si tout cela ne suffisait pas, le ressentiment face à l’échec du « processus » a provoqué l’apparition d’un parti d’extrême droite indépendantiste appelé Alliance Catalane qui est entré au Parlement avec deux sièges (mais qui est passé à quelques milliers de voix d’en obtenir plus de cinq, ce qui lui aurait permis d’avoir son propre groupe parlementaire).

Le résultat est que les partisans du maintien d’une ligne indépendantiste dure (Junts, CUP et AC) totalisent 41 des 61 sièges dans ce bloc, tandis que les plus « pactistes » (ERC) n’en comptent que 20 et ont déjà annoncé leur intention de passer à l’opposition pour panser leurs plaies après trois cycles électoraux désastreux (municipales et générales en 2023 et régionales maintenant en 2024).

Le scénario politique, comme on peut le voir, est complexe : Carles Puigdemont, piégé par sa promesse d’abandonner la politique s’il n’atteignait pas la présidence, défend un gouvernement de coalition entre Junts et ERC avec un soutien externe de la CUP qui n’atteindrait pas 59 députés (la majorité au Parlement est de 68), et exige que le PSC s’abstienne lors de son investiture pour pouvoir former un gouvernement minoritaire, avec la menace implicite de faire tomber le PSOE au Parlement espagnol si on ne lui permet pas d’obtenir gain de cause.

Cependant, le PSC, qui est dans l’opposition depuis plus de treize ans et qui jouit d’une autonomie notable par rapport à son homologue espagnol, a déjà clairement indiqué que cela n’arrivera pas, et qu’en tant que vainqueur des élections, et seul parti capable de conclure des accords « entre blocs », il va soit former un gouvernement de coalition de gauche avec les communs et ERC (qui totaliserait exactement 68 sièges, la majorité absolue du Parlement), soit, si ERC persiste dans son intention de passer à l’opposition, obtenir de cette dernière un vote favorable à l’investiture du candidat socialiste et ensuite gouverner avec des accords à géométrie variable à gauche et à droite, sans exclure même la possibilité de conclure un accord avec Junts (bien qu’un tel accord implique la sortie de Carles Puigdemont de la vie politique).

En résumé : sans majorité indépendantiste au Parlement, il est évident que le « processus », après une décennie de grande tension politique, est mort, vaincu par plusieurs facteurs, parmi lesquels le désir des Catalans que leurs politiciens s’occupent de choses plus concrètes comme le problème pressant du logement ou celui de la sécheresse. Nous verrons si les forces indépendantistes acceptent ce fait ou restent piégées dans l’illusion d’une sécession toujours à portée de main mais jamais atteinte.

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Pedro Soriano