Entretien avec Olivier Roy, professeur à l’Institut Universitaire Européen de Florence.
La Russie et l’Iran ont signé le 17 janvier dernier un nouvel accord de coopération. Quelle est la portée de cet accord au regard des relations diplomatiques entre les deux pays ?
La Grande Conversation
Cet accord ne constitue nullement un tournant. Il faut le situer dans la longue durée des rapports entre l’Iran islamique et la Russie, qui sont assez stables depuis 40 ans. Mais aussi dans le contexte plus rapproché des conséquences de la chute du régime de Bachar al-Assad en Syrie, et de la transformation des rapports de force dans le Proche-Orient depuis le 7 octobre 2023.
Sur le long terme : l’Iran et la Russie ont toujours soigneusement évité de se trouver en confrontation. Par exemple, quand la révolution islamique a démarré en 1979, l’imam Khomeini, le guide de la révolution, parlait, sans les mettre sur le même plan, des « deux Satans ». Il y avait le « grand Satan », les Etats-Unis, et le « petit Satan », l’Union soviétique. C’est contre le grand Satan qu’il fallait mener la guerre. Avec l’Union soviétique, partout où les deux pays se sont trouvés opposés, ils ont soigneusement évité la confrontation. Ce fut le cas, évidemment, en Afghanistan : dans les années 1980, des troupes russes, des troupes d’un pays communiste, envahissent un pays musulman voisin ! Et pourtant, l’Iran n’a pas bougé. De leur côté, les Russes ont par exemple soigneusement évité d’attaquer les chiites afghans, les Hazaras, qui sont dans le centre du pays. L’Iran a fait en sorte de contrôler de l’intérieur cette minorité chiite afghane. Mais en les utilisant de manière tactique, en évitant une confrontation avec les Russes. L’Iran n’avait pas d’objectif stratégique à défendre sur le territoire afghan, à part assurer la sécurité de sa frontière, en assurant son influence de la zone d’Hérat. Les Iraniens ont pris garde de ne pas s’impliquer davantage.
Au moment de la dissolution de l’Union soviétique, les Iraniens, comme les Turcs, ont bien sûr cherché à étendre leur influence dans l’espace laissé libre de l’Azerbaïdjan jusqu’au Tadjikistan. Mais selon deux techniques complètement différentes : les Turcs ont développé des propositions de coopération économique tandis que les Iraniens ont monté des centres culturels. Au Tadjikistan, les Iraniens ont joué sur l’affinité linguistique et culturelle et pas du tout sur la religion. En Azerbaïdjan, au contraire, ils ont misé sur la religion. Mais cela n’a pas marché parce qu’ils devaient rester prudents. Ils ont envoyé des « missionnaires » mais en évitant soigneusement d’apparaître comme une menace pour Moscou. En outre, leur meilleur allié dans la région sont les Arméniens, ce qui compliquait les relations avec l’Azerbaïdjan.
Au final, durant toute cette période, on a, au niveau géostratégique, la recherche d’un équilibre et, au niveau tactique, chacun essaie de marquer des points et de soutenir ses amis. Certes, il y a des assassinats ici et là, quelques attentats terroristes, mais on ne va pas se fâcher pour si peu… Russes et Iraniens s’arrangent pour traiter les « incidents » et ne pas rompre leur équilibre.
A partir des années 2000, deux questions sont prioritaires pour l’Iran : la consolidation de l’axe de résistance contre Israël et le contournement des sanctions imposées par les Etats-Unis. Dans le contournement des sanctions, les Russes sont des alliés. Un système de contournement des sanctions se met en place, impliquant également les Chinois. Sur la question israélienne, le jeu est complexe puisque l’Iran et la Russie sont tous les deux les alliés du régime Assad en Syrie. Toutefois, ils n’ont pas les mêmes objectifs. Les Russes ne visent pas du tout la destruction d’Israël. Cela veut dire qu’ils limitent l’action de l’Iran, notamment en laissant l’aviation israélienne frapper des cibles iraniennes en Syrie. Dans le fond, depuis la chute de l’Union soviétique, les Russes pratiquent un interventionnisme soft ou cheap, au rabais, car ils n’ont pas les moyens de faire de la grande géostratégie. Mais, pour un coût relativement faible, avec seulement deux bases en Syrie, ils ont réussi à jouer un rôle crucial dans le maintien de la dynastie Assad, avec seulement une quinzaine d’avions, quelques milliers de conseillers et de troupes sur le terrain. Les Russes, entretenant la nostalgie de la guerre froide, la période où l’Union soviétique pesait vraiment dans les affaires internationales, sur un pied d’égalité avec les Américains, ont cherché à maintenir leur présence en Syrie, notamment leur base navale à Tartous et leur base aérienne de Hmeimim, près de Lattaquié.
Un fort réseau d’interconnaissance entre expert contribue aussi pleinement à l’équilibre entre les deux pays. Malgré le recul de leur puissance, les Russes ont gardé de très bons experts de la région, qui parlent turc, persan ou arabe, comme Kaboulov, un diplomate d’origine ouzbek, qui était déjà présent à Islamabad, en charge de l’Afghanistan, dans les années 1990. Ces experts ont été formés à l’Institut d’étude orientale dont Primakov était le dernier patron avant de diriger les services secrets puis de devenir ministre des Affaires étrangères. Ils connaissent tous les dirigeants dans la région, ils connaissent tous les détails de la famille Assad. Du côté iranien également, il y a une grande continuité de la stratégie d’influence, en particulier grâce aux Pasdarans (gardiens de la révolution islamique, organisation paramilitaire directement placée sous l’autorité du Guide suprême). Les Pasdarans, contrairement aux Bassidjis (qui sont les anciens combattants de la guerre contre l’Irak (1980-1988)), se sont formés dans les années 1980 dans la plaine de la Bekaa au Liban. Ils avaient à l’époque entre 20 et 30 ans, ils ont abandonné leurs études au nom de leur idéal révolutionnaire. Et cette génération est toujours là. Ayant fait leurs armes au Liban il y a 40 ans, ils sont très attachés au Moyen-Orient, où ils connaissent, eux aussi, tout le monde. Une partie d’entre eux a d’ailleurs versé dans l’affairisme. En l’absence de nouvelle génération militante, les dirigeants des Pasdarans sont maintenant une gérontocratie. Ils vivent très mal l’abandon de la Syrie par l’Iran. Ils ont sacrifié leurs jeunes années à la cause du djihad, ils ont créé le Hezbollah, ils se sont implantés au Liban, ils ont défendu Bachar et maintenant ils reviennent au pays plein de désillusions et d’amertume, ce qui n’est pas bon pour le pouvoir en place. Il y a là un potentiel de déstabilisation pour Téhéran.
Aujourd’hui encore, même si les Russes et les Iraniens peuvent s’opposer localement sur un théâtre d’opération, cela n’altère pas leurs relations au plus haut niveau. Les Russes et les Iraniens peuvent se trouver alliés sur un terrain et adversaires sur un autre. Les Iraniens soutiennent par exemple les Russes dans la guerre contre l’Ukraine. Pour les mollahs, les choses sont assez simples : les Ukrainiens sont soutenus par les Américains, ils sont donc dans le mauvais camp. Mais sur l’Arménie, les deux pays sont en conflit. En 2023, les Russes ont laissé les Azéris écraser les Arméniens, ce qui ne fait pas l’affaire des Iraniens, qui ne veulent pas que leur frontière dans le Caucase soit contrôlée d’un côté par les Turcs et de l’autre par les Azéris.
Et voilà qu’en décembre 2024 tout cet équilibre maintenu depuis plus de 40 ans s’effondre tout à coup avec la fuite d’Assad que les Russes et les Iraniens portaient à bout de bras. Dès la prise d’Alep par Hayat Tahrir al-Cham, les deux pays ont compris qu’ils devaient partir tout de suite. Bon politique, al-Joulani les a laissé se replier. L’enjeu pour les Russes est relativement limité : il s’agit de préserver leur accès à la Méditerranée. Ils veilleront également à terme à ce que leurs intérêts régionaux ne soient pas menacés par un pouvoir central trop fort à Damas. Mais pour les Iraniens, c’est beaucoup plus grave : ils ont perdu la raison pour laquelle ils se battaient depuis 40 ans, c’est-à-dire l’accès à la Méditerranée, le contournement des régimes arabes sunnites, le contrôle de l’islam militant dans toute la région et la position offensive contre l’« entité sioniste ». Ils ont tout perdu.
C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre l’accord de janvier entre Moscou et Téhéran. Ce sont deux vaincus qui cherchent à maximiser leurs moyens de maintenir une présence locale. C’est essentiellement déclaratif. Ce qui est important, c’est que les Iraniens vendent leurs drones aux Russes et que les Russes s’arrangent pour faire passer leur pétrole par l’Iran.
Olivier Roy
Du point des livraisons d’armements, que sait-on des termes de l’échange entre l’Iran et la Russie ? Les Iraniens livrent des drones bon marché et sont intéressés par des transferts de technologie russe sur les missiles balistiques. Comment se passent leurs échanges ?
La Grande Conversation
Les Iraniens pensent clairement qu’ils ont intérêt au renforcement de la Russie sur la scène internationale. Dans un monde devenu plus imprévisible depuis l’élection de Trump, ils veulent s’assurer des garanties. C’est donc essentiel pour eux d’avoir les meilleurs rapports possibles avec la Russie, en les aidant avec les drones et autres. Je ne pense pas qu’ils aient approuvé l’attaque de la Russie sur l’Ukraine. Ils auraient préféré que la Russie continue de jouer un rôle au Moyen-Orient ou dans le Caucase pour contrôler les Azéris. En outre, l’Ukraine s’est rangée ouvertement du côté israélien. La réciproque est plus complexe. Les Israéliens ne veulent pas apparaître comme hostiles aux Russes, comme on l’a vu avec cette espèce de jeu d’équilibre en Syrie.
Olivier Roy
Quel est l’impact du 7 octobre dans ce contexte ? Le Hezbollah est affaibli au Liban après l’offensive menée par Israël. C’est aussi un recul pour les Iraniens.
La Grande Conversation
Le Hezbollah a été surpris par l’attaque du Hamas le 7 octobre. Le Hamas a monté son opération tout seul. C’est une déroute du renseignement israélien, pas seulement parce qu’ils ont mal interprété les signaux envoyés par ceux qui surveillaient la frontière mais surtout parce qu’ils n’ont pas réussi à infiltrer le Hamas. Ce qui témoigne d’une étonnante solidité de la société civile à Gaza. En Cisjordanie, au contraire, les Israéliens ont des antennes partout. Le Hamas a su garder le secret avant de lancer son opération le 7 octobre. Une des raisons pour lesquelles le Hamas n’a pas informé le Hezbollah, c’est qu’il savait que le Hezbollah était infiltré par les services israéliens. Tout ce qui se passe au Liban montre à quel point le Mossad a infiltré le Hezbollah et l’Iran. Les Israéliens sont très bien informés sur la situation iranienne comme l’ont montré les frappes ciblées de l’aviation israélienne sur le pays. Ce qui crée une forme de paranoïa dans les cercles du pouvoir. On l’a vu il y a quelques mois quand le numéro deux des Pasdarans est mort d’une crise cardiaque dans un commissariat. Le soupçon se diffuse partout dans les cercles du pouvoir, ce qui paralyse la capacité d’agir.
Olivier Roy
Il y a quelques années, au moment où Bachar al-Assad s’est rétabli en Syrie, on pouvait avoir l’impression que l’Iran était vainqueur sur toute la ligne. Comment l’Iran a-t-il pu s’effondrer à ce point en quelques semaines sur tous les fronts ? A-t-on surestimé la puissance iranienne ?
La Grande Conversation
D’abord, les Iraniens paraissaient puissants mais ils bénéficiaient surtout de la faiblesse de tous les autres pouvoirs dans la région : en Syrie, malgré sa solidité de façade, au Yémen, au Liban… On peut dire que la puissance iranienne dans la région venait de sa manière d’utiliser les conflits confessionnels régionaux et les situations de guerre civile larvée. Ensuite, les Iraniens se sont illusionnés sur leur propre pouvoir. Pour la raison que je mentionnais au début : c’est la même génération qui est là depuis 40 ans.
Sur le papier, au début des années 2010-2020, le bilan de cette génération est tout à fait favorable. A cette date, leur situation est bien meilleure qu’en 1979 (au début de la révolution) ou qu’en 1989 (à la fin de la guerre avec l’Irak). Leur influence s’est étendue dans toute la région. L’Irak, leur adversaire de toujours, est dirigé par des chiites depuis la chute de Saddam Hussein. Au Liban, la minorité chiite contrôle la situation politique grâce au Hezbollah. L’effondrement de l’OLP a fait du Hamas le porte-drapeau de la résistance palestinienne. Dans toute la région, de nombreux pays à majorité sunnite sont contrôlés, plus ou moins directement, par des chiites. Mais cela produit un énorme ressentiment au sein de la population sunnite, qui a d’ailleurs favorisé les succès de Daesh. Les iraniens n’ont pas perçu la frustration de populations sunnites de voir le pouvoir leur échapper dans toute la zone.
Les dirigeants iraniens se sentaient ainsi en position de force, sans voir qu’ils profitaient avant tout de la faiblesse des autres et, surtout, que leur régime est miné de l’intérieur. Le début de la fin, pour le Hezbollah, c’est en 2013 quand ils acceptent la demande du régime de Damas d’envoyer des troupes à Qousseir pour maintenir ouverte la route Damas-Beyrouth. A partir de ce moment-là, le Hezbollah est devenu à son tour une puissance occupante, oppressive, qui s’est livrée à la corruption, dans un pays où elle est omniprésente. Les Pasdarans eux-mêmes ont perdu le sens de leur action, ils ne comprenaient pas très bien ce qu’ils faisaient là-bas. Ils sont tombés dans l’affairisme et la corruption. C’est à ce moment-là, probablement, que la pénétration du Hezbollah par les services étrangers s’est développée.
Les Iraniens n’ont pas compris la faiblesse du régime d’Assad. Ils pensaient que le régime avait écrasé la rébellion et qu’il contrôlait le pays. Mais Bachar ne s’est jamais préoccupé de sa population et il a toujours compté sur les Russes et les Iraniens pour tenir. Ils n’ont pas vu que Bachar était un prédateur, prêt à partir avec l’argent. Et ils ne l’ont pas vu parce que leurs propres troupes étaient gangrénées par la corruption. Dans ces cas-là, quand cela s’effondre, tout s’effondre d’un seul coup. Toute cette génération de la révolution de 1979, qui monopolise le pouvoir et n’arrive pas à concevoir que le monde change, apparaît dépassée.
Le régime iranien est donc très fragilisé par la fuite d’Assad. Il ne faut pas exclure un retournement de situation à Téhéran. Au sein du régime, un courant plaide pour un accord avec Trump. Certains sont prêts à faire des affaires, à embrasser le capitalisme. Ce ne serait pas la première fois que des révolutionnaires revenus de toutes leurs illusions embrasseraient l’affairisme.
L’incapacité du régime Assad à tenir son pays est vraiment le facteur déterminant. Bachar al-Assad était censément porté par les Alaouites mais il s’est coupé de sa base en transformant son régime en une autocratie familiale. La preuve, c’est que les alaouites ne se sont pas battus pour lui quand Tahrir al Cham a lancé son offensive. Et celui qui a révélé la faiblesse du pouvoir de Damas, Abou Mohamed al-Joulani, soutenu par la Turquie et le Qatar , s’est préparé de longue date. Comme l’a montré Patrick Haenni, il a installé son pouvoir pendant huit ans à Idlib. Il a mis en place les instruments politiques, militaires et juridiques de sa prise de pouvoir1. L’offensive sur Damas n’est pas une opération chanceuse d’un petit chef de guerre. Les Iraniens ont immédiatement compris qu’ils ne pourraient pas l’arrêter. Pour la population syrienne, Al-Joulani apparaît d’un coup comme un héros sunnite, tout en tenant un discours de respect des minorités.
Olivier Roy
Est-ce une crainte de l’irrédentisme azéri qui explique la relation conflictuelle de l’Iran avec l’Azerbaïdjan ?
La Grande Conversation
Non, les Iraniens ne craignent pas une sécession territoriale. Et ce n’est pas non plus une question confessionnelle car les Azéris sont sur-représentés dans le clergé chiite iranien. Leur contentieux avec l’Azerbaïdjan, c’est que ce pays représente un autre modèle de société, justement par les mêmes élites chiites. Pour eux, c’est une atteinte à leur monopole idéologique sur les chiites. Ce sont les irrédentismes sunnites qui leur font peur : kurdes et baloutches, principalement.
Olivier Roy
La Russie peut encore tenir une relation cordiale, aussi réaliste soit elle, avec Israël ? Ou est-ce qu’elle va être obligée à un moment ou un autre de choisir son camp sur la scène internationale ? Une bonne partie de ce qu’on appelle « le Sud global » est quand même très anti-israélien aujourd’hui.
La Grande Conversation
La Russie a toujours géré cette ambiguïté dans sa relation avec Israël. D’un côté, tenir un discours tiersmondiste propalestinien et, d’un autre côté, avoir une bonne relation de travail avec les Israéliens. C’est un cynisme total. La notion de sympathie ou surtout d’empathie ne fait pas sens. D’autre part, le soutien tiersmondiste du « Sud global » à la cause palestinienne doit être relativisé. Certes, la sympathie propalestinienne est très répandue, mais elle est parfois plus répandue dans les capitales européennes que dans les rues du Caire. Les nouveaux dirigeants populistes nationalistes en Inde ou en Argentine ne sont pas spécialement propalestiniens. De ce point de vue, il est complètement illusoire de croire que la cause palestinienne peut apporter un bénéfice en politique intérieure.
Olivier Roy
Que vont devenir les Kurdes dans la nouvelle Syrie ?
La Grande Conversation
Leur position est extrêmement fragile parce qu’un accord national risque de se faire à leurs dépens. Ils ne peuvent garder une puissance militaire que dans une nation en crise. En Irak, par exemple, les Kurdes n’ont pu consolider leur position qu’au moment où l’Etat s’est trouvé affaibli. Ce qui est entièrement paradoxal, c’est que les Kurdes syriens sont tenus par le PKK. Pour un parti qui veut représenter les Kurdes de Turquie, c’est assez paradoxal d’avoir la Syrie comme seule base militaire et politique… Le PKK a perdu en Anatolie, il a dû se replier sur la Syrie où il a été assez bien accueilli par des populations arabes sunnites qui cherchaient à se protéger de Daesh. Mais toute cette zone du Nord jusqu’à Deir ez-Zor, où la population est arabe sunnite, a fait allégeance à al-Joulani dès qu’il est apparu.
Les Kurdes sont maintenant confrontés à un choix existentiel. Al-Joulani leur propose la citoyenneté syrienne et la possibilité de garder leur langue, leurs écoles etc. à condition qu’ils rendent les armes. Al-Joulani ne peut pas proposer une solution fédéraliste parce qu’une région kurde autonome contrôlée par le PKK serait inacceptable pour les Turcs. Les Kurdes sont donc confrontés à un choix existentiel. S’ils rendent les armes, ils n’existent plus. Sauf si un vrai jeu politique démocratique ouvert aux minorités se met en place en Syrie. Ce qui reste, à ce jour, un pari. S’ils gardent les armes, ils apparaissent comme refusant la normalisation politique. A ce jour, c’est Erdogan qui détient la clé d’une éventuelle solution. Il faudrait un accord entre Erdogan, Joulani et Öcalan le chef du PKK sans quoi, inévitablement, tôt ou tard, les Kurdes seront pris en étau entre l’armée turque et une armée nationale syrienne reconstituée. Et personne ne viendra à leur secours, surtout pas les Américains.
Olivier Roy
Finalement, comment définir la stratégie russe au Moyen-Orient ?
La Grande Conversation
Je pense que les Russes ont une conscience très nette des limites de leur capacité d’agir. Ils ont donc des priorités : aujourd’hui, la guerre en Ukraine. Tout en gardant plusieurs fers au feu. En revanche, ils n’engagent pas une grande stratégie, qui serait aujourd’hui au-dessus de leurs moyens. Quand on n’a pas de grands moyens militaires ni économiques, les situations de chaos sont favorables, parce qu’on peut s’y imposer à moindre frais. C’est par exemple ce qu’ils sont capables de faire au Mali. Quand la situation se stabilise, tout devient plus coûteux. Donc les Russes ne seront pas des agents de stabilisation dans la zone quoi qu’il arrive mais ils n’ont pas la capacité de monter des stratégies élaborées. Au Moyen-Orient, ils essaient de maintenir leur position, d’éviter de perdre trop, de garder tous leurs contacts et ils naviguent un peu à vue dans leur idée que le jour où ils ont retrouvé leur place dans le monde, ils pourront en tirer profit.
Olivier Roy
Quel est l’impact des raids aériens israéliens de fin octobre 2024 sur l’Iran ?
La Grande Conversation
Les Israéliens ont attaqué essentiellement des radars de communication. Le gain militaire est de brouiller les communications. Ces frappes très précises et très efficaces sont restées en surface. Elles ne disent rien de la capacité israélienne de détruire les sites nucléaires enterrés. Mais le message politique est fort. Le signal envoyé est qu’Israël sait exactement où sont les positions stratégiques et que l’Iran est incapable de les empêcher de frapper. Les Israéliens peuvent frapper où ils veulent, quand ils veulent, sans aucune perte sur les 140 avions envoyés en mission. Les Iraniens n’ont pas non plus les moyens de répliquer ni de mener des représailles. S’ils en avaient les moyens, c’est maintenant qu’ils devraient répliquer. Mais ils ne le font pas.
C’est pourquoi de plus en plus d’experts, tout en restant prudents, pensent aujourd’hui que le régime iranien pourrait s’effondrer. Si le régime s’effondre, ce sera de l’intérieur. Il n’existe aucune opposition extérieure capable de renverser le régime. Et les gens ne descendront dans la rue que quand le régime aura commencé de s’effondrer. Ce n’est pas sous la pression de la rue qu’il peut s’effondrer. On a vu que le régime a été capable de résister par le passé à trois ou quatre tentatives de contestation, avec une répression sanglante. Des tensions apparaissent à l’intérieur du régime, fragilisé parce qu’il a été vaincu en Syrie. Les Pasdarans reviennent au pays après des années passées en Syrie et demandent des comptes. Ce repli est très mal vécu. Pourquoi tous ces efforts ? Pourquoi n’avoir pas essayé de se battre ? De plus, le guide suprême a 80 ans. Personne n’est légitime pour le remplacer car il est le dernier à avoir connu personnellement Khomeini. Les Pasdarans sont démoralisés et discrédités par leur défaite. La population ne veut plus entendre parler du régime. Dans les rues iraniennes, on voit chaque jour un peu plus de femmes qui ne sont pas voilées. Et le régime ne peut pas se maintenir uniquement par la répression. On ne peut plus écarter maintenant une crise profonde du régime.
Olivier Roy