À peine débuté son second mandat en janvier 2025, Donald Trump a adopté une quarantaine de mesures provoquant un choc qui interroge sur le fond de la politique qu’il compte mettre en œuvre mais également sur la nature de ses pouvoirs (1) et, plus largement, l’étendue contemporaine des prérogatives de l’occupant de la Maison blanche (2). On se permettra d’interroger la réciproque française du miroir américain (3), un regard qui ouvre plus de questions qu’il n’en résout sur les pouvoirs présidentiels, si ce n’est leur importance croissante (4).
1. Quelle est la nature des executive orders du président des États-Unis ?
Les actes du président des États-Unis qualifiés d’executive orders ne sont pas mentionnés dans la Constitution ou un autre énoncé qui pourrait constituer une habilitation formelle ou une étendue matérielle. L’article II de la Constitution américaine présente le pouvoir exécutif confié au président dans l’application des lois. L’application étant difficile à distinguer de la création d’une nouvelle décision, l’interprétation qui a prévalu est que ces actes peuvent être adoptés dans le champ d’une loi adoptée par le Congrès, par l’habilitation explicite du Congrès ou en l’absence de toute loi au nom des pouvoirs dont dispose le président1.
Les actes du président américain recouvrent différentes terminologies telles que les executives orders, les proclamations ou les memorandums, mais aussi diverses lettres et messages, quand bien même rien n’indique qu’un régime juridique différent s’applique à différents actes en dehors du choix de l’administration de leur donner l’un de ces noms2. La formalisation, le dépôt et la publication au Federal register ne procèdent d’aucune obligation contraignante.
En pratique, et même si le cas de Donald Trump a suscité la surprise, tout comme en 2016, en lien avec une pratique du pouvoir brutale, solitaire et peu respectueuse des institutions, le phénomène n’est pas nouveau et la plupart des présidents ont eu recours à certains de ces actes, dont la seule forme, prescrite nulle part, semble être l’écrit et la signature du chef de l’État. Ils ont pu porter des mesures emblématiques telles que la proclamation d’émancipation adoptée par Abraham Lincoln le 1er janvier 1863. Si chaque président en a adopté au moins un, 3.721 sont attribués à Franklin Roosevelt, 291 et 276 respectivement à George W. Bush et Barack Obama, 220 à Donald Trump à l’issue de son premier mandat ou encore 162 à Joe Biden3.
L’interprétation dominante des pouvoirs présidentiels leur accorde une large étendue y compris dans le champ de la loi. La Cour suprême a pu annuler de rares executive orders dont l’étendue matérielle dépassait, selon elle, les compétences du président. Et si le Congrès a la possibilité de contredire un acte, la jurisprudence a retenu une conception très étroite d’un tel conflit, qui doit être explicite4. Cette situation ne pose pas de problème dans une grande majorité de cas où ces actes relèvent en réalité du pouvoir des agences fédérales qui peuvent être contrôlées du point de vue du droit administratif, voire d’une habilitation du Congrès, même si l’approche restrictive par les juges fédéraux de l’intérêt à agir des particuliers vis-à-vis des actes fédéraux réduit largement les possibilités de contrôle5.
Les affaires portant sur des executive orders sont rares. Sous le premier mandat de Donald Trump, la Cour suprême a validé le muslim ban6 dont plusieurs versions avaient pourtant été suspendues par des juridictions fédérales ou permis de limoger un fonctionnaire fédéral par un tel acte7, à chaque fois en confortant l’attribution, selon une jurisprudence qu’il faut reconnaître constante, de larges pouvoirs au président des États-Unis hors de toute habilitation du Congrès. Ce dernier n’a en outre jamais réellement posé de limite à l’étendue des pouvoirs présidentiels, validant cette interprétation dominante, qui elle-même rejoint la théorie de l’unité de l’exécutif au profit du chef de l’État ou encore celle des pouvoirs implicites théorisés en matière militaire.
De nombreuses poursuites sont déjà en cours contre les premières mesures prises par Donald Trump. Souvent menées par des associations ou syndicats, elles illustrent le rôle de la société civile. Leur issue reste cependant difficile à prédire du fait de l’indépendance des juges fédéraux, qui sont nommés à vie, même si le positionnement en dernier recours de la Cour suprême sur l’étendue des pouvoirs présidentiels est sans doute prévisible. Les très récentes déclarations du vice-président JD Vance, hostile à tout contrôle judiciaire de l’exécutif, répondant à une première suspension par un juge fédéral du gel des crédits de l’USAID, renvoient à la difficile question de l’exécution des décisions des juges fédéraux par l’exécutif. Elle n’a jamais été évidente et les juges n’ont pas toujours assumé un rôle offensif à cet égard8. Il se pourrait cependant que le pouvoir trumpiste aille plus loin que jamais dans le déni de justice.
2. La contextualisation politique des décisions présidentielles aux États-Unis
Selon une lecture populaire aux États-Unis, le président américain est pris dans un paradoxe entre les fortes attentes populaires à son égard et un pouvoir empêché formellement, l’usage des executive orders traduisant plutôt, selon l’apport influent de Richard Neudstat, l’échec d’une fonction reposant largement sur la persuasion dans l’arène politique9. Certes, il s’était agi, après l’indépendance, d’instituer un acteur autonome à la tête de la République tout en la prémunissant de la tyrannie. Mais la croissance de l’État fédéral depuis les années 1980 explique une extension considérable du pouvoir exécutif à travers la régulation administrative, qui accompagne la mise en scène politique et médiatique des prérogatives présidentielles sur le plan politique10. La faiblesse formelle du président américain, dont les Framers imaginaient surtout une puissance symbolique et compensatrice, s’est largement résorbée dans cet usage non contraint11.
De fait, beaucoup des actes présidentiels concernent le champ des agences fédérales et la vie ordinaire de l’exécutif12, difficile à distinguer de grandes politiques publiques à l’ampleur législative. Une analyse empirique des executive orders montre ainsi un usage stratégique des pouvoirs juridiques par les présidents, notamment face à un congrès réticent ou hostile à la mise en œuvre des promesses de l’exécutif13. Franklin Roosevelt ou Bill Clinton ont pu tous deux assumer contourner le Congrès de cette manière. Cet usage vise à mettre en œuvre et en scène de manière efficace les promesses présidentielles que les institutions ne sont pas à même de réaliser14, et l’on peut d’ailleurs relier leur adoption aux sondages favorables dont bénéficie leur signataire15.
L’enjeu dépasse bien l’opposition entre législatif et exécutif. Les récents présidents ont disposé de majorités variables ou manquantes tandis que le président récemment élu peut compter sur les élus républicains. Mais on peut juger que son recours aux executive orders, dans une mise en scène le jour même de sa nomination, renforce l’idée qu’ils servent l’image d’un président actif à même de satisfaire son électorat.
3. Une extension des pouvoirs présidentiels similaire en France ?
Les pouvoirs du président des États-Unis sont à première vue très différents de ceux du président de la République française.
Le peu de précision formelle des pouvoirs du président américain, fût-ce par la doctrine ou la jurisprudence, tranche avec la structure des actes administratifs, la relative précision des textes constitutionnels en termes de procédure, la jurisprudence du Conseil d’État et du Conseil constitutionnel, ou encore l’exercice de théorisation générale de la doctrine universitaire en vue d’expliciter une hiérarchie des normes. Selon une lecture peu contestée, l’existence d’un domaine de la loi visé par la Constitution à l’article 34 permet autant à l’exécutif d’exercer un pouvoir règlementaire matériellement illimité dans le champ de son article 37 qu’elle réduit, de fait, les possibilités d’intervention de celui-ci dans un champ législatif ainsi délimité. L’adoption des ordonnances de l’article 38 habilitées par le Parlement sont peut-être les plus proches des executives orders américains16.
Un certain nombre de pouvoirs sont dits propres et prévus par la Constitution tels que la nomination du Premier ministre, la convocation d’un référendum ou encore la dissolution de l’Assemblée nationale, tandis que certains pouvoirs sont dits partagés avec le Premier ministre ou des ministres comme la signature de décrets et d’ordonnances ou la nomination aux emplois civils et militaires de l’État. L’usage distingue généralement un domaine réservé au président de la République, issu d’une interprétation de son rôle de « chef des armées » visé par la Constitution et de rares mentions du respect des traités ou des engagements internationaux qui ont été associés aux affaires étrangères, selon la pratique qui a prévalu entre Charles de Gaulle et Jacques Chaban-Delmas ou encore entre François Mitterrand et Jacques Chirac17.
Récemment, à l’occasion des variations de majorité qui ont suivi la dissolution de l’Assemblée nationale par Emmanuel Macron en 2024, l’évocation d’un domaine réservé est allée jusqu’à l’éducation18, sans que l’on sache bien quel en serait le fondement normatif si ce n’est la légitimité que l’on attribue souvent au chef de l’État du fait de son élection au suffrage universel ou de la formulation très générale de l’article 5 de la Constitution. Même pour le rôle de chef des armées explicitement cité par le texte de 1958, rien ne dit qu’il désigne un large pouvoir en matière militaire, comme on l’entend généralement sans réserve, et non un simple titre honorifique19. Le domaine réservé du président de la République n’est pas une catégorie objective du droit positif mais, au mieux, une lecture et, au pire, une position politique sur la légitimité démocratique qui revendique un sens juridique. Le Parlement, pas plus que le pouvoir judiciaire, n’a jamais opposé d’autre lecture à celle-ci.
4. Penser les pouvoirs présidentiels
Du point de vue juridique, le parallèle américain s’arrête là : la nature formelle des prérogatives du Président de la République en dehors de ce domaine supposé réservé entre dans le champ d’un gouvernement doté d’une autorité propre et contrôlé par le juge administratif, tandis que les pouvoirs propres n’entrent pas dans ce que l’on pourrait associer au pouvoir législatif mais bien dans les prérogatives d’un chef d’État, avec tout un débat sur l’équilibre entre les pouvoirs dans la Ve république. Or c’est dans l’exercice informel des pouvoirs qu’il faut voir le risque d’une extension : quand le président lui-même assume ou annonce des mesures adoptées par le gouvernement, que le Premier ministre et les ministres s’en remettent à une autorité jugée supérieure, est-ce un pouvoir contraint ou partagé qui se met en œuvre ou un pouvoir substantiellement unitaire de l’exécutif aux mains du chef de l’État ?
Il faut envisager encore l’hypothèse selon laquelle ce déplacement substantiel, politique ou informel trouve une traduction formelle également, à l’occasion de différentes compétences partagées ou attributions législatives, d’une autorité exercée sur l’administration ou des organes, comités et conseils créés pour diriger l’action publique, ou encore de la croissance des services de l’Élysée, à l’instar du rôle du président de la République dans le régime d’état d’urgence qui a gouverné la crise sanitaire de 2019 à 2021, et l’on pense au Conseil sanitaire, au Conseil de défense – dont les actes présidentiels restent largement informels – ainsi qu’aux nombreux décrets adoptés par le chef de l’État autant que le gouvernement20.
La bureaucratisation est l’une des voies d’extension des prérogatives présidentielles dont l’inspiration peut être attribuée à l’exemple étatsunien, lui-même très lié à la guerre et à la lutte contre le terrorisme21. L’urgence et la crise sont des moments d’extension des pouvoirs formels comme informels et de la légitimité, en particulier du fait de leur proximité avec le fait militaire pour lequel, on l’a vu, les pouvoirs du président de la République ont déjà été conçus le plus largement.
Ce jeu d’institutions et d’interprétations repose sur l’acceptation collective des interprétations juridiques mises en avant pour les justifier. Il n’est pas anodin que Le Monde ait présenté les executive orders de Donald Trump en distinguant décrets, proclamations et mémorandums, renvoyant à un lien vers le site de la bibliothèque du Congrès sans pouvoir expliquer mieux la distinction entre ces « directives »22. En France, les acteurs de l’espace public se font trop souvent l’écho des interventions des chefs de l’État sur toutes les questions politiques qui transcendent les contours déjà flous de leurs prérogatives juridiques, sans considérer utile de préciser que les actes associés relèvent en réalité du gouvernement, voire du Parlement.
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Les pouvoirs présidentiels mêlent ainsi le formel, l’informel et le matériel, le juridique et le politique, comme tout le phénomène démocratique. Comme l’analysait récemment Denis Baranger, à l’écart des discussions savantes, les acteurs et les observateurs publics manient bien plus souvent le vocabulaire du pouvoir au sens de la force et des formules faciles à l’air d’évidence, mêlant le factuel à l’institutionnel voire au métaphorique, que celui du droit, de l’habilitation et de la compétence23. Mais les juristes eux-mêmes ne détiennent pas un sens évident ou même consensuel de l’étendue des pouvoirs dont dispose une autorité. Ce qui signifie, du point de vue de la recherche et de l’analyse, de s’intéresser aux discours et de s’adosser à des évaluations empiriques afin de nourrir le débat sur ces pouvoirs, leur étendue et leur contrôle.