Les contradictions d’un soutien de gauche à Kamala Harris

Les contradictions d’un soutien de gauche à Kamala Harris
Publié le 31 octobre 2024
  • professeur à l’Institut du Monde anglophone de l’Université Sorbonne Nouvelle Paris 3
Kamala Harris a redonné l’espoir à son camp et a cherché à convaincre les indécis. Son positionnement politique est loin de satisfaire l’aile gauche de son parti, que ce soit à propos du la frontière mexicaine, de la lutte contre les monopoles ou de la Palestine. En fin de campagne, les dissensions internes des démocrates sont mises de côté en raison des impératifs électoraux. Au risque de perdre les plus radicaux ?
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Bien que les Républicains aient l’habitude de traiter leurs adversaires démocrates de « radicaux », de « socialistes » ou de « communistes », termes stigmatisants de leur point de vue, il va de soi que le Parti démocrate n’est pas un parti de gauche. Depuis les campagnes présidentielles du sénateur Bernie Sanders dans les élections primaires démocrates de 2016 et de 2020, il s’est installé au sein de ce parti une tendance de gauche, visible et audible mais encore nettement minoritaire.

De quelle gauche parlons-nous ? Il ne s’agit en aucun cas d’une tendance organisée aux positions uniformes, mais plutôt d’un ensemble informel et à géométrie variable. Environ 100 députés, c’est-à-dire un peu moins de la moitié des 212 Démocrates élus à la Chambre des Représentants, appartiennent au regroupement large appelé « Congressional Progressive Caucus », mais de ceux-ci seuls 9 appartiennent à l’ensemble encore plus informel baptisé « The Squad » (l’escouade ou l’équipe), dont les positions sont plus nettement à gauche, plus proches de celles de Bernie Sanders, et dans certains cas explicitement socialistes. Environ 70 des 100 Progressives ont pris position en faveur d’un programme d’assurance médicale garantie par l’Etat (Medicare for All), mais seuls les 9 membres du Squad et une poignée d’autres élus sont en rupture avec le consensus pro-israélien bipartisan.

Cette gauche démocrate aux contours flous est devenue plus visible avec l’arrivée à la Chambre des Représentants des premiers membres du Squad en 2019 : Alexandria Ocasio-Cortez (New York), Ilhan Omar (Minnesota), Ayanna Pressley (Massachusetts) et Rashida Tlaib (Michigan). Dans son ensemble cette gauche a pu, vers le début du mandat de Joe Biden (2021-2022) exercer une réelle influence sur les grands choix stratégiques de l’administration. Par exemple, la loi dite Inflation Reduction Act, adoptée en 2022, reflète en partie les préoccupations écologiste d’une gauche qui milite depuis longtemps pour une transition aux énergies propres1. Poussé par des crises profondes et combinées — pandémie, récession, menace autoritaire – Biden s’est trouvé obligé d’agir de manière décisive. Il s’est fait plus « rooseveltien » (au sens du New Deal de Franklin D. Roosevelt) qu’il aurait lui-même pu imaginer. C’est dans ce contexte que la gauche démocrate émergente a pu jouir d’une influence qui dépassait son poids en nombre d’élus.

Autre candidate, autre conjoncture

En 2024 la situation est différente. La candidature présidentielle de Kamala Harris en remplacement urgent de Joe Biden, date de fin juillet, seulement trois mois avant l’élection. Face à un adversaire qui pose un danger pour la démocratie, pour la société et pour le monde, une politique de front commun de tous les Démocrates s’imposait.

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L’expérience de Kamala Harris en tant que procureure, sénatrice puis vice-présidente faisait d’elle la candidate la mieux placée pour remplacer Biden. En tant que colistière de Biden en 2024 elle a pu bénéficier du trésor de campagne déjà constitué. Il fallait que la substitution se fasse sans délai. La candidature de Harris n’a pas pu être légitimée par des élections primaires – celles-ci avaient déjà eu lieu, au profit de Biden – mais les formes de son investiture ont néanmoins été respectées grâce à un vote en ligne des délégués avant la convention de Chicago (19-22 août).

Le choix par Kamala Harris du colistier Tim Walz, gouverneur du Minnesota, a aidé la gauche à adhérer à la campagne. Des différents candidats possibles à la vice-présidence, Walz, héritier du progressisme du Midwest du début du 20e siècle, démontrait de la manière la plus convaincante et spontanée son attachement à l’idée d’un Etat au service de tous les citoyens et garant de la solidarité sociale. Vision aux antipodes de la société de méfiance et de division à la Trump.

Kamala Harris et la gauche

Que représente donc Kamala Harris pour la gauche ? Il faut d’abord rappeler que Joe Biden l’avait retenue comme colistière en 2020, non seulement en tant que femme, noire et métisse etc., et non seulement en tant que femme expérimentée et très capable, mais aussi en tant que Démocrate venant de la même aile du parti que lui. En campagne elle fait preuve d’efficacité et sur certaines questions – notamment les droits reproductifs – elle est ferme et combative, mais elle est loin d’être une femme de gauche et personne n’imaginait qu’elle le deviendrait par magie. En tant que procureure (Attorney General) de San Francisco (2004-2011) et de la Californie (2011-2017) elle avait la réputation d’être étonnamment conservatrice pour une Démocrate et de peu respecter les droits des accusés2. Personne ne s’attendait à une candidate de gauche.

Les mesures économiques et sociales qu’elle propose en campagne – réformes qui visent à bénéficier aux primo-accédants à la propriété immobilière, aux parents d’enfants, aux personnes âgées, aux petites entreprises, etc. — sont toutes parfaitement compatibles avec le marché. Si Harris a pu il y a quelques années prôner comme les Démocrates de gauche la généralisation du programme Medicare à toute la population (« Medicare for All »), elle n’en parle plus dans cette campagne. 

Il y a tout de même dans ses propositions un effort pour humaniser le capitalisme et l’adapter mieux aux besoins de la « classe moyenne ». C’est le terme qui est systématiquement employé par les Démocrates, depuis longtemps, pour désigner à peu près tout le monde sauf les millionnaires, ce qui permet d’éviter un langage suggérant la lutte des classes. Bernie Sanders, qui participe activement à la campagne de Harris dans les Etats-clés, a déclaré récemment qu’il était alarmé par le nombre d’électeurs de la classe ouvrière rencontrés sur le terrain qui se demandent encore ce que Kamala Harris ferait pour eux. Elle soutient certes la revendication, partagée par tous les syndicats, d’une hausse du salaire minimum à 15 dollars de l’heure, ainsi que le « PRO Act », un projet de loi qui protègerait, si jamais il y avait une majorité au Congrès pour l’adopter, le droit des salariés à former un syndicat. Néanmoins, selon Sanders, les travailleurs qu’il rencontre « veulent que [Harris] soit plus dynamique en affirmant son soutien à la classe ouvrière » car « si vous perdez la classe ouvrière, je ne sais pas comment vous pouvez gagner une élection »3.

Course vers le centre

Harris a reculé en pleine campagne sur d’autres engagements : elle ne s’oppose plus à la fracturation hydraulique (fracking), sans doute pour ne pas froisser certains électeurs potentiels en Pennsylvanie. Elle ne s’oppose pas à des mesures de fermeture complète de la frontière Etats-Unis-Mexique, afin de diminuer les critiques de son « laxisme », puisque Trump l’accuse d’être partisane des « frontières ouvertes ». Elle propose un taux d’imposition des profits des entreprises de 28 %, ce qui est nettement plus bas que ce que proposait Joe Biden dans sa campagne (39 %).

D’autres signes peu encourageants pour la gauche apparaissent en fin de campagne. Pour courtiser des entrepreneurs, la candidate s’est affichée dans une série de meetings avec le milliardaire Mark Cuban qui ne cache pas son opposition à la politique antitrust énergique actuellement menée par la présidente de la Federal Trade Commission (FTC), Lina Khan. Cuban a exprimé clairement son souhait que Khan ne soit pas reconduite à son poste si Kamala Harris est élue4. La FTC a répondu en déclarant que « l’extrême consolidation » des entreprises doit être combattue. Dans un tweet du 8 octobre 2024, Bernie Sanders a déclaré : « M. Cuban a tort. Lina Khan est la meilleure présidente de la FTC dans l’histoire moderne. En s’en prenant à la cupidité des entreprises et aux monopoles illégaux, Lina fait un travail exceptionnel en empêchant les grandes entreprises d’arnaquer les consommateurs et d’exploiter les travailleurs. Merci, Lina Khan, pour ce que vous faites. »

Israël et Palestine, le désastre  

Mais la préoccupation la plus grave de la gauche, c’est le refus de Kamala Harris de s’engager à un changement de politique par rapport à Israël et à la Palestine. S’il y a une question qui distingue la gauche du Congrès de tous les autres élus, c’est la question israélo-palestinienne. Tous les Républicains sauf une poignée soutiennent Israël inconditionnellement et considèrent toute forme de soutien aux Palestiniens comme un soutien aux « terroristes ». Chez les Démocrates, il y a un peu plus de nuance mais le nombre d’élus qui osent mettre en question le soutien inconditionnel à Israël reste très réduit. La résolution introduite dans les deux chambres du Congrès 27 septembre 2024 par Bernie Sanders visant à stopper l’envoi d’armes à Israël a recueilli seulement 17 voix : 12 dans la chambre, dont les 9 membres du Squad5, et (tout de même) 5 au Sénat. 

Il n’est évidemment pas facile pour une vice-présidente en exercice de se démarquer de son président. La gauche démocrate ne cherchait pas un miracle mais seulement un signe discret d’un possible changement de politique à partir de janvier prochain mais Kamala Harris s’y est refusée. On peut penser en fonction de certaines de ses déclarations qu’elle est plus sensible que Biden à la condition des Palestiniens mais elle n’a pas accepté de laisser apparaître un.e Palestinien.ne à la tribune lors de la convention de Chicago, elle a seulement accepté de rencontrer en privé des représentants du mouvement des délégués non-engagés (Uncommitted Movement), qui avait refusé de voter pour Biden dans les primaires tant qu’il n’imposait pas à Israël un cessez-le-feu à Gaza. Kamala Harris a déjà perdu le soutien de dizaines de milliers de voix, non seulement parmi les Arabes américains et les Musulmans, mais parmi toute une jeunesse de toutes origines qui est révoltée par la mort à Gaza de milliers de civils, dont beaucoup d’enfants.

La situation la plus critique de ce point de vue est sans doute celle du Michigan, Etat-clé, où vivent, autour de Detroit, plus de 200 000 personnes d’origine arabe (principalement libanais, yéménites et palestiniens, comme la représentante au Congrès Rashida Tlaib, membre du Squad). Bon nombre de ces électeurs s’abstiendront de voter pour un.e candidat.e à la présidence, ou voteront pour une candidate marginale, celle des Verts, Jill Stein, qui exige la fin immédiate d’une guerre qu’elle qualifie de génocidaire. Pour ces électeurs en rupture avec les Démocrates, la situation au Proche-Orient n’est pas une simple affaire d’idéologie, car beaucoup d’entre eux ont perdu des membres de leur famille à Gaza ou au Liban.

Pour l’aile gauche du parti démocrate, le fait de soutenir Kamala Harris en dépit de son centrisme et ses reculades opportunistes, était à peu près inévitable. La soutenir sans engagement de sa part à propos de Gaza, c’est une contradiction très lourde à assumer. Néanmoins l’objectif reste clair : empêcher la victoire d’une extrême droite mieux organisée pour l’exercice du pouvoir qu’il y a huit ans, qui annonce son intention de restructurer l’Etat fédéral dans un sens autoritaire, d’expulser des millions d’immigrés, de mobiliser les forces armées contre l’ « ennemi de l’intérieur ». Avec une Démocrate au pouvoir, dit-on, il sera possible de continuer à se battre pour le changement dans un cadre démocratique, tandis que sous Trump et Vance, l’autoritarisme et des formes associées de violence seront des dangers bien réels .


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