Il n’est pas fréquent qu’une politique publique dédiée à la santé et au bien-être des enfants devienne centrale dans une élection présidentielle. Pourtant, le Child tax credit est l’un des enjeux clivants de cette campagne, chaque candidat défendant là sa vision sur la question de l’équité fiscale, sur la manière dont l’État fédéral peut intervenir pour corriger les inégalités, et sur l’usage volontariste des politiques sociales en vue d’améliorer la santé et le bien-être des populations les plus fragiles. Une enquête publiée fin septembre dans JAMA montre que les électeurs américains soutiennent massivement ce crédit d’impôt et seront attentifs aux propositions des candidats à son sujet : 82,5% des électeurs démocrates et 65,3% des indépendants déclarent qu’ils voteront pour le candidat qui soutient le Child tax credit, de même qu’un électeur républicain sur deux.
La santé au prisme des politiques de redistribution fiscale
Dans un pays confronté à la crise des opioïdes, au recul de l’espérance de vie, à la remise en cause du droit à l’avortement et au coût prohibitif des soins de santé, les enjeux de santé publique occupent ordinairement le devant de la scène politique lors des élections présidentielles et de mi-mandat. La campagne actuelle ne fait pas exception. Les questions liées à l’accès à la contraception, au droit à la procréation médicalement assistée, à la tarification des soins de santé ou encore à l’avenir de l’Obamacare mobilisent intensément les équipes de campagne de Kamala Harris et de Donald Trump. Cependant, au-delà des débats explicitement liés à la santé, ce sujet s’insinue de manière plus diffuse dans d’autres discussions liées aux politiques sociales et à leurs effets — directs ou indirects — sur la santé des Américains. Longtemps en retrait, la protection sociale est désormais mise en avant tant par le camp démocrate que par le camp républicain. Kamala Harris, Donald Trump, et leurs colistiers évoquent fréquemment des programmes sociaux parfois méconnus des observateurs internationaux. Parmi ces dispositifs, le crédit d’impôt fédéral pour enfants ou Child Tax Credit (CTC) figure en bonne place.
Institué en 1997, le CTC fédéral a sensiblement évolué au cours des dernières années, notamment lors de la pandémie de Covid-19. Souvenez-vous : au plus fort de la crise sanitaire, l’administration Biden avait massivement investi le champ des politiques sociales pour prévenir les risques de surendettement, d’éviction, de perte d’emploi et d’appauvrissement des ménages. L’American Rescue Plan Act(ARPA) de 2021 a marqué un tournant décisif dans ces efforts, contribuant au « sauvetage » de nombreuses familles américaines. Ce plan de relance ambitieux, doté d’une enveloppe de 1 900 milliards de dollars, a permis à l’Administration Biden d’envoyer un chèque de 1 400 dollars à chaque Américain gagnant moins de 75 000 dollars par an.
Au-delà de ce soutien financier direct, ce plan ciblait également les ménages les plus modestes en leur accordant des crédits d’impôts substantiels. Grâce à l’ARPA, le montant du Child Tax Credit fédéral est passé temporairement de 2 000 à 3 600 dollars pour les enfants de moins de six ans et 3 000 dollars pour les enfants âgés de 6 à 17 ans. Ce plan de sauvetage a élargi le CTC aux familles les plus démunies, auparavant exclues du dispositif en raison de revenus trop faibles. Il a également introduit des versements mensuels directement sur leur compte bancaire, une nouveauté qui a permis aux familles de gérer leurs dépenses de manière plus prévisible (Batra et al. 2023). De juillet à décembre 2021, ce crédit d’impôt a principalement été utilisé pour couvrir les besoins essentiels des familles, tels que l’achat de nourriture, de médicaments, de vêtements, autres biens de première nécessité, offrant ainsi un filet de sécurité temporaire et indispensable à des millions de foyers américains confrontés à une crise sanitaire dévastatrice (Batra et al., 2023).
Les enjeux sanitaires d’un crédit d’impôt décisif
Ce faisant, l’American Rescue Plan Act a transformé le CTC en allocation familiale quasi universelle entre juillet et décembre 2021, permettant de sortir trois millions d’enfants de la pauvreté durant cette période (Burns et al., 2022). Cette réforme majeure a eu des effets bénéfiques sur le bien-être des enfants, notamment ceux issus des ménages les plus vulnérables. En effet, l’augmentation temporaire du montant du crédit a contribué à une réduction de l’insécurité alimentaire infantile de 30% durant cette période (Burns et al., 2022 ; Collyer et al., 2023). Au-delà des impacts économiques immédiats, cette aide a sensiblement amélioré la santé physique et mentale des familles, en particulier celles des communautés hispaniques et afro-américaines, ainsi que des ménages à très faibles revenus (Batra et al., 2023 ; Batra et Hamad, 2021 ; Washington University Social Policy Institute, 2021). En réduisant considérablement l’anxiété parentale, cette mesure a apporté aux familles un soutien psychologique crucial dans un contexte où la pandémie exacerbait déjà les inquiétudes des ménages quant à leur santé et à leur sécurité économique.
Pour beaucoup, ce soutien inédit a souligné l’importance des filets de sécurité sociale, renforçant l’idée qu’une telle mesure pourrait devenir un dispositif pérenne en faveur des plus fragiles. Bien que temporaire, cette aide a montré qu’une intervention proactive de l’État fédéral pouvait rapidement atténuer certains des effets les plus dévastateurs de la crise, en particulier pour les enfants. Toutefois, cette « parenthèse fiscale enchantée », décrite par certains comme un retour en force de l’État-providence américain, a été de courte durée. Bien que ces transferts socio-fiscaux aient permis de réduire de manière spectaculaire le taux de pauvreté infantile, atteignant une baisse record de 46% en décembre 2021, l’arrêt brutal du CTC élargi a effacé une grande partie des gains engrangés. En effet, le non-renouvellement de cette mesure a plongé de nombreuses familles dans l’incertitude financière et la grande précarité. Ce recul a ravivé le débat politique sur la nécessité d’engager des réformes fiscales structurelles, susceptibles de réduire durablement les inégalités socio-économiques et d’offrir aux familles les plus fragiles une sécurité à long terme. Ce débat, initialement centré au niveau fédéral, a progressivement migré vers les États, où il a pris une nouvelle ampleur, en se focalisant davantage sur les enjeux d’équité et de justice sociale.
Un patchwork d’initiatives à l’échelle étatique
Dès janvier 2022, de nombreuses législatures étatiques se sont ainsi emparées de la question du Child Tax Credit, certaines cherchant à pallier l’arrêt des mesures fédérales en développant leur propre version du crédit d’impôt pour enfants ou en élargissant leurs dispositifs existants. Des Etats comme le Vermont, le Minnesota, l’Utah et l’Oregon, parmi d’autres, se sont ainsi dotés de leur propre crédit d’impôt, avec des variantes spécifiques selon leurs coloration politique et priorités locales. Si certaines initiatives étatiques s’inspiraient directement des mesures instaurées par l’ARPA, d’autres ont été conçues pour répondre à des besoins locaux particuliers, compléter les programmes fédéraux ou corriger des inégalités ethniques et socio-économiques profondément ancrées dans le paysage institutionnel américain (Michener et al., forthcoming).
Certains états ont choisi d’adopter plusieurs caractéristiques renforçant l’équité de leur CTC, comme l’augmentation du montant du crédit, la mise en œuvre de paiements mensuels automatisés ou l’instauration de crédits accessibles à tous indépendamment du niveau de revenu, du nombre d’enfants à charge ou de leur âge. Cette approche a fait du CTC un outil de redistribution fiscal plus inclusif, apportant un soutien prioritaire aux familles à faibles revenus et contribuant à la réduction de la pauvreté infantile. Toutefois, d’autres États ont opté pour une approche plus restrictive du CTC. Par exemple, certains ont introduit des conditions plus strictes liées à l’emploi des bénéficiaires, au nombre ou à l’âge des enfants éligibles, voire au statut migratoire des familles. Ces restrictions reflètent des choix politiques qui limitent l’accès à ces aides pour les familles les plus vulnérables. Ce clivage montre que, bien que l’adoption des CTC au niveau des États soit en pleine expansion, les différences de conception et d’objectifs restent marquées, certains privilégiant une approche plus inclusive et équitable, tandis que d’autres visent une application plus sélective et favorables aux plus aisés (Michener et al., forthcoming).
Le CTC dans la campagne présidentielle de 2024
C’est dans ce contexte clivé que la question d’un dispositif fédéral vient se poser aujourd’hui de manière majeure dans la campagne présidentielle.
En juillet 2024, un projet de loi bipartisan visant à élargir de manière permanente le CTC fédéral n’a pas réussi à obtenir le soutien politique nécessaire pour être adopté par le Sénat américain (Michener, 2023). Ce blocage s’inscrit dans un contexte de forte polarisation politique autour des programmes sociaux et fiscaux aux États-Unis, où les partis adoptent des positions radicalement différentes quant à l’ampleur du soutien financier à apporter aux familles. La candidate démocrate à la présidence, Kamala Harris, et le candidat républicain à la vice-présidence J.D. Vance, ont depuis chacun proposé de modifier le CTC fédéral. Vance souhaite augmenter le montant du crédit à 5 000 dollars par enfant et relever les plafonds de revenus, permettant aux familles les plus aisées d’en bénéficier. Ce faisant, Vance se positionne comme le « candidat de la famille », soucieux du bien-être matériel des familles américaines, en particulier des plus fortunées, des couples hétérosexuels qui travaillent, contribuent à la vie économique du pays et sont en situation régulière. Ce positionnement marque un effort pour séduire les classes moyennes et supérieures, mettant en avant un modèle familial « traditionnel » dans lequel le soutien de l’État fédéral est destiné en priorité aux familles « méritantes ».
De son côté, Harris défend une approche plus ciblée, favorisant une répartition des ressources en fonction des besoins réels. La candidate démocrate plaide pour une augmentation du crédit à 6 000 dollars pour la première année de vie de l’enfant, puis à 3 600 dollars annuels par la suite, tout en maintenant les restrictions de revenus actuelles. Harris cherche ainsi à offrir une aide substantielle aux familles à faibles et moyens revenus, afin d’atténuer les disparités socio-économiques. Ces divergences politiques sont lourdes de conséquences. Elles touchent à la question de l’équité fiscale, à la manière dont l’État fédéral peut intervenir pour corriger les inégalités, et à l’usage volontariste des politiques sociales en vue d’améliorer la santé et le bien-être des populations les plus fragiles. L’impact du CTC fédéral sur la réduction des inégalités sociales et de santé dépendra donc largement du futur locataire de la Maison Blanche et de la manière dont cette politique essentielle, qui a fait ses preuves pendant la pandémie de Covid-19, sera repensée et mise en œuvre. La question centrale est de savoir si le modèle de redistribution sociale sera conçu pour combler les écarts socio-économiques exacerbés par la pandémie ou s’il servira à encourager la stabilité des familles aisées, sans distinction de revenus.
Bibliographie
- Batra, A., & Hamad, R. (2021). Short-term effects of the earned income tax credit on children’s physical and mental health. Annals of Epidemiology, 58, 15-21.
- Batra, A., Jackson, K., & Hamad, R. (2023). Effects Of The 2021 Expanded Child Tax Credit on Adults’ Mental Health: A Quasi-Experimental Study: Study examines the effects of the expanded Child Tax Credit on mental health among low-income adults with children and racial and ethnic subgroups. Health Affairs, 42(1), 74-82.
- Burns, K., Fox, L., & Wilson, D. (2022). Expansions to Child Tax Credit contributed to 46% decline in child poverty since 2020. US Census Bureau, 20.
- Collyer, S., Curran, M. A., Garfinkel, I., Harris, D., Parolin, Z., Waldfogel, J., & Wimer, C. (2023). The Child Tax Credit and family well-being: An overview of reforms and impacts. The ANNALS of the American Academy of Political and Social Science, 706(1), 224-255.
- Michener, J. (2023b). Policy feedback in the pandemic. Roosevelt Institute. Retrieved August 27, 2024, from https://rooseveltinstitute.org/publications/policy-feedback-in-the-pandemic/
- Michener, J., Rozenblum. S, De Paula Moreira, N. Strengthening the Safety Net: Child Tax Credits and (In)Equitable Policy Design in the American States. (Forthcoming).
- Washington University in St. Louis, Social Policy Institute and Appalachian State University, State by State: How are families in the U.S. using their Child Tax Credit Payments?, available at: https://openscholarship.wustl.edu/cgi/viewcontent.cgi?article=1054&context=spi_research. [Accessed 04/03/2024].