Quelles réflexions peut-on tirer aujourd’hui de la situation en Ukraine d’un point de vue des stratégies militaires ?
La Grande Conversation
Par définition, les observateurs extérieurs que nous sommes ont toujours des données relativement partielles par rapport à la situation « réelle » sur le terrain, et cela n’est pas seulement lié au statut d’observateur extérieur civil. Le même problème se pose pour les forces armées des pays de l’OTAN, en raison de l’échange d’informations entre les ukrainiens et les pays occidentaux qui, sans être aléatoire, est assez fortement contrôlé. C’est différent pour les États-Unis et les Britanniques qui ont des interactions importantes avec l’armée ukrainienne et qui ont déployé des observateurs proches du front. Ils possèdent donc une capacité d’observation qui est relativement autonome. A l’inverse, la France a très peu d’observateurs sur son terrain et bénéficie donc peu de remontées indépendantes. Cela explique que l’analyse ait toujours un temps de retard de quelques jours sur les événements qui surviennent sur le front.
Pour répondre à votre question, il faut reprendre les grandes phases du conflit. D’abord, l’offensive russe initiale qui devait durer 72h, probablement pour renverser le président, Volodymyr Zelensky, et mettre un gouvernement fantoche en place, et qui échoue à l’automne 2022. Il s’en suit la riposte : les ukrainiens reprennent une partie des territoires qui avaient été conquis et entament une contre-offensive réussie. En 2023, la nouvelle contre-offensive ukrainienne échoue, relativement aux espoirs soulevés, et révèle une plus grande adaptation et préparation des forces russes. Depuis lors, le conflit est entré dans une phase d’attrition, avec des gains relativement limités mais continuels de la part de la Russie, en particulier dans le Donbass. En août 2024, l’Ukraine ouvrait un nouveau front à Koursk, au nord du Donbass et en territoire russe, avec deux objectifs plus ou moins avoués. Premièrement, un objectif de prise de territoire qui pourrait servir de monnaie d’échange si des négociations avaient lieu. Deuxièmement, l’objectif d’attirer des troupes russes hors du Donbass et de les rediriger vers Koursk afin de soulager le Donbass, sous forte pression militaire.
Ces grandes phases ont été largement commentées dans la presse, laissant peu de doutes quant aux buts de la guerre. Du côté russe, il s’agit toujours d’une forme de soumission de l’Ukraine qui est recherchée, avec en plus la consolidation, depuis un an et demi, d’une véritable idéologie antioccidentale qui sert maintenant de moteur idéologique au régime et de justification à la guerre. Il semble bien que la Russie veuille établir un contrôle territorial sur les territoires du Donbass, qu’elle a officiellement reconnu comme faisant partie du territoire russe, bien qu’elle ne les contrôle pas intégralement à ce jour. L’enjeu des combats relève à la fois de cet objectif et de la volonté de soumettre l’Ukraine à une forme de vassalisation, même si cette vassalisation ne prend pas nécessairement la forme d’une invasion ou d’une annexion pure et complète. Concernant l’Ukraine, les buts de guerre revendiqués sont toujours l’intégrité territoriale, y compris de la Crimée, ainsi qu’une forme de justice pour les victimes civiles et militaires des massacres et crimes de guerre qui ont été commis par la Russie.
A ce stade, les deux buts de guerre sont donc complètement irréconciliables de la part des deux belligérants. C’est ce qui explique la prolongation du conflit armé à partir du moment où il n’y a pas réellement de possibilité de réconcilier les objectifs politiques : le différend continue à être traité de manière violente jusqu’à l’imposition de la volonté d’un acteur sur l’autre en fonction du rapport de forces militaire.
Dès lors, la question est de savoir quelles leçons militaires on peut tirer du conflit.
La première grande observation est l’importance phénoménale du feu absolument partout sur le front. On l’avait déjà observé au moment de la guerre entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie pour le Haut-Karabagh et lorsque Israël avait conduit une intervention à Gaza en 2021. Les armées contemporaines sont capables de mobiliser et de coordonner des feux dans absolument toutes les directions, ce qui crée un volume de feu sur le champ de bataille qui est particulièrement impressionnant. On pourrait objecter que c’était le cas par exemple lors de la Première Guerre mondiale durant laquelle l’artillerie était omniprésente. Pourtant, la grosse différence avec d’autres conflits tient à deux caractéristiques de ces feux. D’abord, une précision généralisée. Dans les années 1990, la précision était l’apanage des États occidentaux tandis que, de nos jours, à peu près tout le monde est capable de délivrer des feux de précision. Deuxièmement, l’extension de la portée des feux. Durant la Première Guerre mondiale, le front faisait environ 30 kilomètres. Aujourd’hui, à l’aide d’un missile de précision dans la profondeur, on peut frapper à 450/500 kilomètres en arrière du front lui-même. De ce fait, on observe une élongation de l’espace de bataille et la manœuvre consistant à affaiblir l’adversaire n’a pas lieu seulement sur le front mais également sur ses arrières et ce, de manière assez systématique.
En conséquence, cela renforce le rôle de la contre-batterie, qui donne la possibilité de détruire la capacité de l’adversaire à délivrer des feux en visant les pièces elles-mêmes (lance-missiles), ou leurs munitions.
Une autre question se pose. Pour les appareils militaires occidentaux, les postes de commandement contemporains dans les armées occidentales regroupent, en fonction de la taille, entre 130 et 550 personnes qui sont dans un état-major de campagne fondamentalement constitué d’ordinateurs et de radios et extrêmement dépendant des technologies de l’information et la communication pour son fonctionnement. Mais leur visibilité électromagnétique et thermique est importante, ce qui les rend largement vulnérables aux feux ennemis. Il faut donc repenser l’organisation de nos postes de commandement parce que, dans cet environnement où les feux sont largement disponibles à différentes profondeurs et capables de viser de manière très précise des cibles, il pose la question de leur vulnérabilité.
Ensuite, l’omniprésence du feu de précision a des conséquences tactiques entravant la manœuvre elle-même. D’après les témoignages du front, à la fois du côté russe et du côté ukrainien, une fois vue, une cible sera sous le feu d’artillerie entre deux et dix minutes après. Les drones, dont l’apparition était considérée comme la nouveauté la plus importante du conflit il y a encore quelques mois, sont désormais détectés tellement rapidement qu’ils ne représentent plus une innovation technique capable de changer le cours de la guerre. C’est pourquoi l’intégralité de l’enjeu de la survivabilité reste en fait de se camoufler et de se cacher.
On comprend que la visibilité sur le champ de bataille et la numérisation qui va avec, sont des enjeux à part entière de l’étude du conflit. On note toutefois que la « transparence » du champ de bataille peut être un faux-ami : Alexandre le Grand, à la bataille de Gaugamèles, avait sans doute beaucoup plus de transparence sur le champ de bataille puisque l’intégralité du champ de bataille se donnait sous ses yeux. Aujourd’hui, évidemment, et depuis près d’un siècle, le front est tellement large qu’aucun général ne peut physiquement voir l’intégralité du front.
Par contre, le terme de visibilité sur le champ de bataille est justifié par l’usage et la multiplication de capteurs, de différentes natures : infrarouge, thermiques etc. Ces capteurs expliquent la révolution majeure apportée par la robotique et les drones : non seulement les drones permettent de délivrer des feux de manière beaucoup plus soutenue mais, surtout, ils multiplient la possibilité d’observer ce qui se passe. Il ne s’agit pas, à ce stade, de comprendre l’intention stratégique à l’aide des drones équipés en capteurs mais ils permettent en tout cas d’observer le dispositif de l’adversaire avec beaucoup plus de moyens. On en revient alors à l’importance du camouflage pour les troupes, qui est absolument vital…
Or, le camouflage et les déplacements sont des compétences tactiques difficiles à maîtriser. Dans le cadre du conflit ukrainien, on observe une continuation de la tendance, déjà entamée depuis le XXᵉ siècle, qui distingue certaines armées capables de développer des forces qui maîtrisent une compétence tactique élevée, comme la Russie, et les autres. Dans ce cas-ci, cette compétence tactique élevée consiste à maîtriser cette combinaison de camouflage et de mouvement pour résister au feu ennemi. De fait, toutes les armées n’en sont pas capables puisque cela coûte cher et nécessite un entraînement des soldats qui est assez poussé.
La visibilité et la multiplication des feux renforce l’importance des compétences tactiques de base des soldats et crée un fossé important entre les armées qui sont capables de maîtriser les fondamentaux et les armées qui n’en sont pas capables. On peut même en déduire des catégories d’armées différentes en fonction de leur maîtrise tactique, de leur capacité à se déplacer et à se camoufler sous le feu. C’était beaucoup moins le cas jusqu’au XVIIIᵉ ou même début du XXᵉ siècle, où des armées modernes pouvaient avoir des compétences tactiques relativement faibles sans que cela ne change fondamentalement la dynamique de la campagne. A l’inverse, aujourd’hui, la maîtrise tactique des soldats de base a une influence de premier plan sur la dynamique de la campagne.
Ensuite, un problème de ressources humaines se pose à l’Ukraine en ce qui concerne l’importance fondamentale de l’adaptation en temps de guerre. En effet, le temps de guerre crée structurellement des pressions adaptatives très fortes sur les armées pour une raison très simple : celles qui ne s’adaptent pas disparaissent.
On observe ces deux dynamiques d’adaptation et d’innovation de façon différenciée en Ukraine et en Russie. Si l’on caricature ce qui se passe en Ukraine, on assiste à un cycle d’adaptation extrêmement rapide, avec des innovations perpétuelles parce que l’armée parvient à s’appuyer sur une société civile elle-même assez inventive et plutôt connectée. Le gros problème, c’est le passage à l’échelle et la diffusion de ces innovations à l’intégralité des unités sur le front. En résumé, les ukrainiens sont meilleurs afin d’innover et de contrer les dispositifs russes parce qu’ils vont plus vite mais ils sont moins capables de diffuser à grande échelle ces innovations sur l’ensemble de leurs forces.
La Russie, c’est l’inverse : ils disposent d’un dispositif d’adaptation et d’innovation qui est plus centralisé et donc plus lent. En revanche, une fois qu’ils ont identifié une solution qui fonctionne, les Russes sont capables de la produire en masse, très rapidement et de la diffuser à l’intégralité de leurs unités sur le front.
Une sorte de course perpétuelle s’établit donc entre, d’un côté des Ukrainiens qui trouvent tout le temps des solutions mais qui ont un problème de passage à l’échelle et, de l’autre côté, les Russes qui trouvent des solutions moins rapidement mais qui sont capables de les mettre en œuvre sur le front à grande échelle.
Un autre point intéressant à observer réside dans le poids des cultures militaires sur la manière dont les opérations sont conçues et mises en œuvre. Les deux armées ont hérité de la même culture militaire, la culture militaire soviétique, qui a toujours mis en avant la valeur de l’offensive comme moyen de débloquer une situation tactique. C’est visible du côté ukrainien où il y a eu, parfois, une forme d’enthousiasme à conduire des opérations uniquement parce qu’ils avaient la capacité de les conduire. Cette culture favorable à l’offensive les a incité à mener des opérations sans forcément que ces coups s’additionnent dans un plan stratégique tout à fait soutenu et cohérent.
De la même manière, du côté russe, les offensives continuent parce qu’elles sont considérées comme le moyen d’obtenir des buts positifs à la guerre, ce que ne permet pas la défense. Ces considérations sont profondément ancrées dans ces cultures militaires imprégnées de l’héritage de Clausewitz, y compris dans les écrits de doctrine militaire.
Néanmoins, des observateurs considèrent aujourd’hui qu’il faut parler d’une double culture que possèderait l’Ukraine en raison de la présence de jeunes officiers qui se battent depuis 2014, et qui ont développé leurs propres compétences, influencées par les méthodes de l’OTAN. Ces commentaires font état de frictions entre l’armée post-soviétique et l’armée entrainée par l’OTAN. Cela était sans doute vrai il y a un an et demi, toutefois, on assiste plutôt aujourd’hui à une fusion, une hybridation, qui s’opère entre ces deux cultures.
Pour sa part, la Russie garde cette tradition d’une centralisation de la planification au niveau des officiers et d’un manque de confiance envers les échelons inférieurs. Par conséquent, elle est moins capable de conduire des opérations en dynamique, de réagir rapidement face à une situation imprévue, ce qui, semble-t-il, explique leur réaction relativement lente à Koursk. L’armée russe a continuellement besoin d’adapter son cycle de planification aux événements qui se produisent sur le front. Par contre, une fois le cycle relancé, le processus est extrêmement bien rodé et huilé. Cette efficacité en différé s’explique par la compétence des officiers d’état-major dans cette méthode particulière de planification, ainsi que leur capacité à maintenir un tempo et des activités militaires soutenus.
En Ukraine, la question des ressources humaines inquiète. Le problème fondamental des ressources humaines pour l’Ukraine réside dans la soutenabilité de son effort de guerre. Aujourd’hui, la moyenne d’âge des soldats ukrainiens sur le front est de 45 ans, avec souvent un certain nombre de soldats qui ont 50 ans et plus et quelques soldats plus jeunes, dans la trentaine. Le combat d’infanterie étant particulièrement exigeant physiquement, cette moyenne d’âge est problématique. Cette moyenne s’explique par la politique ukrainienne qui a fait le choix de ne pas mobiliser les plus jeunes classes en raison de la tendance démographique du pays, assez défavorable pour les populations jeunes. On comprend qu’il y a là un enjeu de long terme de protection du futur de la nation ukrainienne. Pour pallier ce problème, l’Ukraine a lancé une nouvelle campagne de mobilisation en recrutant environ 30 000 soldats par mois sur les derniers mois avant de les affecter à des unités de combat. Le problème se déplace alors sur la qualité de la formation aux compétences tactiques de base de ces nouvelles recrues. Dans un article du Financial Times, les commandants ukrainiens estiment que 50 à 70% de ces nouveaux soldats d’infanterie ont été tués ou blessés dans les jours suivant leur première relève1. En retour, ces chiffres vertigineux posent problème pour le recrutement : c’est très difficile de mobiliser des soldats dans la durée quand ceux-ci ont 70 % de chances de mourir dans la première semaine de combat.
En réalité, sur le terrain, les Ukrainiens conduisent deux campagnes et demi en même temps : une campagne militaire dans le Donbass et une campagne militaire en mer Noire contre la flotte russe pour essayer de desserrer l’emprise sur la Crimée et d’empêcher les frappes de précision russe depuis la mer. Plus une « demi-campagne », à Koursk depuis août 2024. Mais on a du mal à discerner la connexion entre ces deux campagnes principales.
En fait, elle semble liée à cet « enthousiasme » militaire ukrainien susmentionné et qui conduit à mener une opération dès lors qu’on en a la capacité. Peut-être l’état-major ukrainien est-il le seul détenteur de la vision stratégique globale qui englobe ces campagnes. En revanche, la cohérence stratégique de la Russie est lisible. Elle consiste à centraliser leur effort de guerre sur le contrôle territorial du Donbass et les gains territoriaux progressifs sur ce territoire. Une nuance reste à apporter puisqu’il semble que la Russie n’ait pas, pour l’instant, les moyens d’exploiter une percée éventuelle, en raison de ses ressources humaines trop faibles. En résumé, on observe à la fois des problèmes numériques en termes de forces disponibles mais aussi en termes de capacité à conduire une campagne en dynamique plutôt qu’en planification.
Les gains lents mais systématiques de l’armée russe conduisent nécessairement à s’interroger quant à l’objectif de l’état-major russe qui semble vouloir s’offrir la capacité de déclarer une victoire en 2025 ou début 2026, avant que leur économie n’implose sous l’effet de la surchauffe entraînée par l’économie de guerre actuelle. En effet, la croissance économique russe est tirée de manière tout-à-fait artificielle par les investissements militaires. La hausse des salaires est liée à la pénurie de main d’œuvre parce que beaucoup d’hommes sont partis au front et 150 000 autres ont fui le territoire russe. Il ne faut pas s’y tromper : l’impression d’amélioration est strictement temporaire. Les fondamentaux de l’économie russe sont en surchauffe, Moscou en est conscient et la situation interne motive l’accélération de l’objectif militaire à atteindre à l’horizon de 2025 ou de 2026. Cet objectif n’en demeure pas moins réaliste étant donné les tendances actuelles qu’elles soient militaires, sur le front, et politique, en termes de soutien étranger aux ukrainiens.
Cet horizon est d’autant plus réaliste que le problème fondamental de l’Ukraine réside dans sa complète dépendance à l’aide militaire occidentale. C’est un enjeu structurel qui tient à la fois au fait que ce sont les Occidentaux qui alimentent l’effort de guerre ukrainien, notamment en systèmes d’armes, mais également au fait l’Ukraine ne peut se prévaloir d’une économie suffisante pour développer une industrie de défense qui soit à l’échelle de la guerre et donc autonome. L’industrie de défense ukrainienne, bien qu’étant réactive puisqu’elle a été capable d’inventer des drones missile balistique, qui sont une nouveauté complète, n’a pas la surface industrielle suffisante et reste incomparable à celle de la Russie.
De l’autre côté, les tendances au soutien à l’Ukraine s’étiolent : la possible élection de Donald Trump en novembre, aurait un effet dramatique sur la situation en Ukraine. Plus largement, la question des ressources se posent pour les États, y compris les États européens : le modèle économique allemand est en crise et on connaît l’état des finances publiques françaises… Par conséquent, les deux plus grosses économies de l’Union sont désormais des colosses aux pieds d’argile et il est probable que les variables d’ajustement des deux pays portent sur l’aide à l’Ukraine.
En somme, l’hiver qui vient s’annoncera décisif pour l’Ukraine à la fois en termes d’avancées militaires mais aussi économiques tandis que le soutien étranger à l’effort de guerre s’essouffle. Cette crainte pourrait bien emporter une différence fondamentale dans l’approche de cette guerre entre la Russie et l’Ukraine : l’Ukraine, jusque-là, et même si elle a conduit des frappes en Russie, n’a pas ciblé les populations russes de la manière dont les russes ciblent les populations ukrainiennes en les prenant comme otages. En résumé, l’importance de l’attrition sur le champ de bataille a des conséquences significatives sur la pratique de la guerre. A cet égard, on peut noter qu’il s’agit d’un phénomène auquel les forces militaires occidentales ne sont absolument pas préparées en termes de planification, mais aussi en termes de soutien économique de l’effort de guerre dans la durée. La deuxième leçon de l’évolution récente du conflit réside dans le décalage temporel entre la prise de décision et l’observation de ses résultats : les effets cumulatifs sur le champ de bataille de tout un ensemble de décisions sont observables environ 6 à 7 mois plus tard. Cette non-linéarité du champ de bataille explique que les décisions prises par les Russes en 2023, de rediriger très fortement leur économie en faveur de l’effort de guerre, se soient avérées efficace à partir de 2024. A l’inverse, le retard des livraisons d’armes accusé par l’Occident soucieux des risques d’escalade avec la Russie ont eu des effets néfastes des mois plus tard. Rétrospectivement, ces enjeux n’ont pas su être anticipé ni appréhendé par les responsables politiques, ignorants que leurs décisions ont eu des effets de bord massifs et exponentiels différés de huit mois ou dix mois.
Oliver Schmitt
Vous avez mentionné l’importance de la maîtrise tactique des soldats de base. On avait l’impression qu’il y avait une forte asymétrie entre les compétences russes et ukrainiennes, en faveur de l’Ukraine. Peut-être est-ce dû à la communication ukrainienne mais on avait l’impression que les russes envoyaient « de la chair à canon » en première ligne : des soldats mal équipés, pas formés, sortie de prison pour certains, etc. S’agit-il de problèmes strictement de même nature des deux côtés ? Ou existe-t-il quand même une asymétrie entre les deux armées ?
La Grande Conversation
De prime abord, concernant la tactique et le différentiel de formation, en tout début de la campagne, de février 2022 jusqu’à mi-2023, il y a eu effectivement tout un ensemble de fondamentaux tactiques qui n’étaient pas maîtrisés par les Russes, s’expliquant notamment par des dysfonctionnements dans la chaîne de commandement, les ordres étant arrivés relativement tard dans les unités. Il semble aussi que les Russes étaient nourris d’un récit qui dépeignait l’invasion de l’Ukraine comme une forme de promenade de santé. C’est ainsi qu’il faut comprendre certains comportements complètement aberrants comme la longue colonne logistique russe dénuée de protection, sans aucune manœuvre, et qui a évidemment été une cible extrêmement facile pour les Ukrainiens.
En revanche, depuis la stabilisation du front, les Russes ont tiré des leçons des échecs de leur offensive. Les positions ont été revues, les manœuvres défensives et les fondamentaux ont été assimilés. Puis, après cette première phase d’apprentissage ou de rattrapage, la formation de l’armée russe a quelque peu stagné. En effet, aujourd’hui, en ce qui concerne les manœuvres offensives, on voit des images de soldats russes en train de courir à découvert, offrant des cibles faciles. Évidemment, ces images qui circulent surtout sur les réseaux sociaux ne sont pas réellement représentatives de la réalité de la maîtrise tactique russe, laquelle se manifeste par les gains territoriaux sur le front, même s’ils sont limités. Pour autant, peut-être l’armée russe n’a-t-elle pas su se former offensivement aussi efficacement qu’elle a su adopter un éventail de manœuvres défensives auparavant.
Il n’en reste pas moins que les Russes sont capables de déloger des positions fortifiées ukrainiennes. Ce fait suffit à attester de la réalité de l’amélioration de leur compétence tactique de base dans le cadre d’opérations très compliquées, comme l’assaut sur une position fortifiée. Inversement, ce progrès est à mettre en parallèle avec le fait que les Ukrainiens, eux, ont manifestement du mal à préparer des positions défensives dans la durée. En particulier, si l’on rentre dans le détail des unités, une unité du génie militaire consolidée à l’échelle du bataillon ou de la brigade, fait défaut à l’Ukraine. On constate plutôt des unités du génie décentralisées qui viennent en aide à peu près tout le monde.
Fondamentalement, donc, il y a un différentiel : les deux armées progressent mais les Russes tirent de leurs enseignements un meilleur profit militaire sur le champ de bataille. Cela pose une question importante aux États occidentaux puisque, quelle que soit la forme que prendra la fin du conflit, l’armée russe sera parvenue à un degré d’efficience et de maîtrise tactique que les appareils occidentaux n’auront pas, de leur côté, expérimenté.
Oliver Schmitt
Qu’en est-il des opérations menées en mer Noire ? Le pont de Kertch, qui relie la Crimée au côté russe semble de moins en moins défendable par les Russes ? Des combats menés sur ce front pourraient-ils changer la donne ?
La Grande Conversation
Il est crucial de préciser les objectifs militaires d’une campagne en mer Noire qui peuvent grandement diverger en termes d’effets d’annonce et en termes stratégiques. Effectivement, annoncer avoir réussi à débloquer le trafic maritime est fort en termes de communication. Mais, au niveau opératif, on ne voit pas comment ces opérations se coordonnent avec la campagne menée dans le Donbass. Concrètement, les actions menées en mer Noire ne changent rien à la situation opérative dans le Donbass. Plus encore, on peut craindre une forme de dispersion des efforts ukrainiens en raison de ces opérations plus médiatiques que stratégiques : les Ukrainiens ont ciblé un certain nombre de capacités russes en mer Noire au détriment de l’effort opératif dans le Donbass, sans avoir de gain stratégique de long terme.
D’une façon générale, un « jeu » de perceptions rythme le traitement médiatique de la guerre en Ukraine et nous pousse successivement à penser que l’Ukraine est perdue ou, inversement, que la Russie est en difficulté à chaque évolution du front. Or, ces perceptions affectent davantage la position des Ukrainiens que celle des russes…
Quant au pont de Kertch, je pense que les Ukrainiens ont un problème d’allocation des ressources. Changer substantiellement la donne en Crimée supposerait une forme de réaffectation des troupes pour menacer réellement la Crimée d’une forme de nouveau contrôle territorial, ce qui ne pourrait se faire qu’au détriment du Donbass ou de Koursk. Certes, une vulnérabilité ou une menace constante qui pèserait sur les approvisionnements ou les forces russes en Crimée pourraient remplir un objectif stratégique d’immobilisation des forces russes. Néanmoins, en quoi cette réaffectation et cette immobilisation contribueraient-elles à améliorer la situation opérative dans le Donbass qui est, à ce jour, l’urgence militaire en Ukraine ? Il n’y a pas, semble-t-il, de possibilité d’un changement de la situation tactique en Crimée qui amènerait une vraie reconfiguration de la situation stratégique.
Olivier Schmitt
Dans l’hypothèse où D. Trump serait élu, quel est le « plan B » pour les ukrainiens ?
La Grande Conversation
En réalité, je pense que le plan B, c’était Koursk. L’opération a été planifiée avant même que Joe Biden ne quitte la course à la réélection. En juin, lorsque les sondages semblaient clairement donner un avantage à Donald Trump, Koursk avait vocation à dessiner un compromis en cas d’accès de D. Trump à la maison Blanche. C’est une forme de gage territorial qui permet de figer la ligne de front dans le Donbass. Je ne pense pas que les Ukrainiens prévoyaient un échange de territoires mais ils s’attendaient au moins à un gel de la ligne de front. A cet égard, l’enjeu fondamental pour eux est d’être parvenus à une position plus forte qu’en juin (à Koursk et dans le Donbass) et d’être ainsi en mesure de négocier avec la Russie, ce qui suppose une monnaie d’échange. A ne pas en douter, c’est que ce qui va concentrer les efforts ukrainiens dans les trois prochains mois.
Olivier Schmitt
Les Russes infligent des dommages considérables à l’Ukraine avec les bombes planantes2. L’Ukraine est-elle en capacité de trouver une réponse à ces nouvelles venues au sein de l’arsenal russe ? Est-ce que les F-16 américains sont, par exemple, un moyen stratégique de se protéger de ces bombes ? Les frappes lointaines par les missiles occidentaux auraient-elles réellement l’importance stratégique qu’on leur donne aujourd’hui dans le débat ou bien leur effet sur les forces russes serait-il limité ?
La Grande Conversation
En ce qui concerne les bombes planantes, il semble qu’il y ait eu une réduction du nombre et du volume d’emplois à cause de la menace que font peser les F-16 sur les avions russes. C’est une bonne nouvelle, même si le principal enjeu demeure le ciblage des dépôts de munitions, ce qui suggère de fait des frappes dans la profondeur. Les Ukrainiens ont déjà commencé à procéder à ces frappes par leurs propres moyens, à l’aide de leurs « drones missiles balistiques », qu’ils ont inventé. Tout laisse penser que ces ciblages auront un effet important — et qui est pour l’instant sous-estimé — sur le champ de bataille à l’horizon des mois de novembre et décembre.
Oliver Schmitt
N’y a-t-il pas une fragilisation du soutien aux ukrainiens dans les pays européens ? En France, la guerre en Ukraine est beaucoup moins présente dans le débat public, notamment dans le discours présidentiel. En Allemagne, l’AFD met beaucoup de pression sur le chancelier Scholz pour arrêter son soutien à l’Ukraine.
La Grande Conversation
Il est évident qu’on assiste à une fragilisation du soutien à l’Ukraine en Europe. Cette fragilisation se manifeste d’abord par une forme d’effacement de la question dans le débat européen. En réalité, en-dehors de ceux que s’y intéressent, la guerre en Ukraine n’existe plus. Dans la sphère médiatique comme dans les consciences collectives, elle est remplacée par la guerre à Gaza ou au Liban qui mobilisent énormément de passions et d’émotions. Tout un ensemble de raisons contribuent à reléguer la question ukrainienne au second plan du débat européen, et elles ne sont pas anormales. L’important reste plutôt l’appropriation faite par les responsables politiques de la guerre en Ukraine. A cet égard, que ce soit en France ou en Allemagne, les responsables politiques ont contribué à faire en sorte que cette question disparaisse du débat.
Pour autant faut-il céder au pessimisme ambiant ? J’en reviens à la notion de disjonction des temporalités : si l’on regarde, par exemple, les dernières avancées européennes en matière de politique de défense européenne, on peut espérer des progrès, y compris sur le front ukrainien3. Si l’Europe parvient à coordonner notamment des efforts de réarmement avec une planification de défense de l’OTAN, les retombées peuvent être significatives. On pourrait m’objecter que, de toute façon, la planification de défense collective, c’est l’OTAN. Oui, à la différence cruciale près que l’OTAN peut recommander des stocks de munitions par exemple mais sans capacité de contrainte. En revanche, un commissaire européen peut, à travers des dispositifs légaux et financiers, aller plus loin et demander aux Etats membres de fournir des stocks de munitions. L’Union européenne peut donc contribuer à régler le problème d’action collective de l’OTAN en matière de défense et, à travers la Commission, elle dispose d’instruments juridiques et financiers qui, bien coordonnés, peuvent tout à fait contribuer à améliorer la défense collective des États-membres. La réponse ne dépend, de toute façon, « que » du bon vouloir des États et le problème de fond reste le même : les effets de ces actions seront appréciables dans deux, trois ou quatre ans. Or, comme nous l’avons dit, l’urgence pour les Ukrainiens appelle à des résultats dans les six prochains mois, voire avant, notamment s’agissant de la question énergétique. En résumé, même si la tendance de fond reste négative, il y a des signes positifs en Europe quant au soutien qui peut être apporté à l’Ukraine. Ce qui est à craindre, c’est que ce soutien risque de porter ses fruits trop tard.
Oliver Schmitt
Assiste-t-on à un changement du rapport de force entre l’Ukraine et la Russie notamment du point de vue des capacités de mobilisation ?
La Grande Conversation
L’Ukraine peut arriver à maintenir ses positions en 2025 à plusieurs conditions : il faut contenir l’offensive russe dans le Donbass sans perte importante de terrain ni dislocation du front, et maintenir le saillant (désormais défensif) à Koursk, tout en bénéficiant des dynamiques de mobilisation industrielles soutenant ces efforts. En outre, le plus gros obstacle auquel va devoir faire face l’armée ukrainienne dans un futur proche est l’hiver 2024.
La situation n’est donc pas sans issues mais les tendances militaires sont inquiétantes, et nécessite en premier lieu une réaction forte de la part des soutiens de l’Ukraine.
En ce qui concerne les ressources humaines russes, la Russie va avoir des problèmes de mobilisation. Cependant, ils arrivent toujours à recruter et y arriveront encore sûrement en 2025 sans avoir besoin de passer par une nouvelle loi de mobilisation.
Fondamentalement, des deux côtés, la temporalité critique se situe entre septembre 2024 et septembre 2025. L’année à venir va considérablement façonner la direction du conflit et la manière dont il sera stabilisé ou résolu.
Oliver Schmitt