La Géorgie entre espoir d’Europe et influence russe

La Géorgie entre espoir d’Europe et influence russe
Publié le 28 août 2024
  • chercheur en relations internationales, enseigne à Sciences Po Paris, chercheur associé à l’Institut Jacques Delors
La population géorgienne a multiplié les manifestations pro-européennes ces derniers mois. En cause : une loi d’inspiration russe votée par le Parlement, ouvrant la porte à une répression des ONG mais aussi des médias indépendants. Pourquoi le parti au pouvoir a-t-il imposé une loi aussi impopulaire ? Dans ce pays partiellement occupé après l’intervention russe d’août 2008 en Ossétie du Sud et en Abkhazie, quelle est l’influence russe sur le pouvoir ? Et quelles sont les attentes de la population, alors que l’Union européenne a accepté la candidature du pays à l’UE et que les prochaines élections législatives auront lieu le 26 octobre ?
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Entretien avec Thorniké Gordadzé

Le Rêve géorgien et Bidzina Ivanichvili : des liens intimes avec la Russie

Le parti du Rêve géorgien a été créé en 2011 et est arrivé au pouvoir en 2012. Dès le début, le parti est dominé par la personnalité du milliardaire Bidzina Ivanichvili. D’origine géorgienne, il a vécu une vingtaine d’années en Russie et y a fait fortune dans les années 1990. Ses liens avec la Russie sont nombreux. Il a été lié entre autres à l’affaire de ventes d’armes soviétiques en Angola dans les années 1990 puisqu’il était très proche du milliardaire Arkadi Gaydamak, qui a été jugé pour cela et possédait la banque (Rossiiski Kredit) à travers laquelle les transactions étaient faites. M. Ivanichvili est aussi très lié à la France qui lui a remis la Légion d’honneur pour son action caritative en 2021. Il possède un passeport français et a entièrement financé la construction du Lycée français du Caucase à Tbilissi. Au-delà de ces relations diplomatiques, M. Ivanichvili est un oligarque russe dans toute sa splendeur. Il a créé un jardin planté d’arbres millénaires qu’il fait venir d’un peu partout. Il n’hésite pas à détruire des ponts – puis à payer pour les reconstruire – pour faire passer ces arbres gigantesques et mettre en avant leur splendeur. Récemment, il a fait venir huit baobabs centenaires du Kenya pour les planter dans son « parc dendrologique » dans la région la plus humide du pays. Les arbres ont tous crevé et le parti de l’oligarque a officiellement accusé l’opposition politique d’avoir « tout fait pour faire mourir les arbres ».  La situation ubuesque est amplifiée par le fait que l’homme possède de nombreux zoos privés dont un zoo pour des animaux albinos. Cette démonstration de richesse et de pouvoir est caractéristique de ces milliardaires russes très proches du pouvoir.

En 2012, M. Ivanichvili a créé une coalition qui comportait, en plus du Rêve géorgien, quelques autres petits partis pro-occidentaux pour éviter les critiques concernant ses liens avec la Russie. Pendant la campagne, il insistait aussi sur le fait qu’il avait vendu 80% des actifs qu’il possédait en Russie. Cette sortie de capitaux a été tellement rapide que beaucoup disaient que Poutine lui avait accordé ce droit en échange d’une victoire en Géorgie, victoire qui évincerait le président Mikheïl Saakachvili devenu ennemi de Poutine. Malgré un apparent éloignement du pouvoir russe, il semblait évident que M. Ivanichvili conservait non seulement des liens avec la Russie mais que sa vision du monde avait été façonnée par différentes théories complotistes russes. Quelques jours après sa victoire en 2012, il a rencontré le secrétaire du Conseil national de sécurité de l’époque pour prendre connaissance, comme il est d’usage, des menaces éventuelles pesant sur le pays. La seule question posée par M. Ivanichvili a été de savoir si le 11 septembre aux Etats-Unis avait été organisé par le Mossad (service de renseignement israélien). L’imprégnation par les théories complotistes russes est frappante. De plus en plus, Ivanichvili et son parti affirment qu’il existe un cercle restreint d’une élite mondialisée (« comparable aux franc maçons », « plusieurs familles puissantes ») qui dirige le monde occidental (l’UE, l’OTAN et les Etats-Unis) et qui est notamment responsable de la guerre en Ukraine.

En 2012, il avait déclaré que son objectif principal était que la Géorgie cesse d’être un problème entre la Russie et le monde occidental. Il avait alors pris l’exemple de l’Arménie qui, selon lui, ménageait parfaitement ses relations avec la Russie et l’Occident alors même qu’en 2012, l’Arménie était sous complète domination russe. A l’époque, l’Europe occidentale avait très bien reçu ses annonces : c’était un problème en moins à gérer dans cette région. Il affirmait également qu’il ne pouvait imaginer que la Russie de Poutine « veuille occuper les territoires des autres pays ».

Au-delà de la personnalité d’Ivanichvili, l’arrivée du Rêve géorgien au pouvoir a entraîné un rapprochement avec la Russie. Alors que le précédent gouvernement avait tenté de rompre la dépendance économique – souvent utilisée comme levier politique – entre les deux pays, le nouveau gouvernement est revenu en arrière. Dès 2012, les relations économiques entre les deux pays ont repris et les embargos ont été levés si bien qu’en 2017, la Russie était le premier partenaire économique de la Géorgie, tout en n’ayant pas de relations diplomatiques et en occupant militairement 20% du territoire national. Alors que la Géorgie ne dépendait plus de la Russie sur le plan énergétique depuis 2006, le nouveau gouvernement a ouvert progressivement les portes à la société russe Gazprom. Aujourd’hui, entre 20 et 25% du gaz consommé en Géorgie vient de Russie. De même, les médias russes ont fait leur réapparition en Géorgie. Surtout les messages russes sur la décadence occidentale ou la domination des groupes LGBTQIA+ ont envahi les médias pro-gouvernementaux, surtout à partir de 2017-2018. Ainsi, le rapprochement avec la Russie s’est fait en parallèle d’un renforcement du caractère autoritaire du gouvernement. Les relations diplomatiques n’ont pas repris ce qui est impossible tant que la Russie reconnaît l’indépendance de l’Ossétie du Sud et de l’Abkhazie. Cependant, ils ont établi plusieurs canaux de dialogue avec la Russie sans passer par des intermédiaires (Union Européenne, Etats-Unis etc.). L’absence des intermédiaires était l’exigence de Moscou qui souhaitait réduire la présence occidentale en Géorgie et Ivanishvili l’accepta dès son arrivée au pouvoir.  Encore un détail troublant qui illustre le rapprochement du pays avec Moscou : depuis 2012, le gouvernement géorgien n’a jamais officiellement dénoncé la Russie et aucun espion ou réseau d’influence russe n’a été découvert alors que des scandales éclatent régulièrement dans tous les pays voisins.

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En 2016, le Rêve géorgien a encore gagné les élections mais les éléments pro-occidentaux (les petits partis pro-occidentaux de la coalition, politiques ayant travaillé dans l’UE, politiciens venant du secteur des ONG) ont peu à peu disparu des cercles du pouvoir.

Comment expliquer le passage de ce succès électoral au rejet complet dont le Rêve géorgien semble faire l’objet aujourd’hui ?

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En Géorgie, le parti au pouvoir, encore plus depuis l’élection du Rêve géorgien, part toujours avec un avantage important aux élections. Le parti sortant obtient de façon garantie 25%-30% des voix, ce qui est le cas de beaucoup de régimes semi-démocratiques. Cela correspond à ce qu’on appelle « la ressource administrative », c’est-à-dire les employés publics et leur famille contraints de voter pour le parti au pouvoir. Les bourrages d’urne sont assez rares, de l’ordre de 2 ou 3 %, car c’est une action trop visible. Par contre, l’influence avant le vote est massive et, d’emblée, les dés sont pipés. En effet, le gouvernement a la possibilité d’utiliser toutes les ressources étatiques en sa faveur. Il peut ainsi forcer les employés de la fonction publique à voter pour le parti au pouvoir, photographie du bulletin de vote à l’appui. Les employés publics sont incités à participer aux manifestations de campagne électorale et à solliciter l’implication de leurs familles et proches. Dans ces périodes électorales, le parti au pouvoir peut aussi créer de nouveaux emplois dans la fonction publique. Par exemple, avant les dernières élections en 2020, ils avaient créé six postes de caissiers à l’entrée d’un parc public dont l’entrée était libre ! Des pressions très fortes sont aussi exercées sur les employés des écoles et lycées. Leurs voies d’influence sont nombreuses et puissantes. Les services de renseignement sont extrêmement présents le jour du vote. L’intimidation des votants passe aussi par le crime organisé à travers des petites criminalités de quartier, qui, le jour du vote, empêchent les électeurs de l’opposition d’accéder au bureau de vote. Le gouvernement avait lancé, avec des fonds européens, un programme de substitution de drogues pour les toxicomanes : tous ceux qui sont inscrits dans ce programme subissent des pressions pour voter pour le parti au pouvoir. Enfin, tous les partis n’ont pas les mêmes moyens : sur 100$ dépensés par l’ensemble des partis pendant la campagne, entre 80 et 90 l’ont été par le Rêve géorgien. De fait, le Rêve géorgien repère les personnes malades et propose de financer les traitements lourds en échange des votes de toute la famille. Pareil avec les familles dont un membre est en prison, ils négocient des réductions de peine. C’est une véritable machine électorale : il y a des coordinateurs par quartier, voire par immeuble, qui connaissent les habitants et leur situation personnelle, ce qui leur permet de personnaliser entièrement la procédure de vote. 

Ainsi, il faudrait vraiment que le parti au gouvernement s’effondre pour qu’il ne dépasse pas 30-40 %. A chaque élection, ils obtiennent entre 46 et 48 % des voix. Ils sont assez intelligents pour ne pas annoncer des résultats les créditant de 80 % des voix comme un Alexandre Loukachenko le fait en Biélorussie car l’Union européenne ne reconnaîtrait pas l’élection. Ils procèdent de manière à ce que l’UE reconnaisse les résultats tout en déplorant de nombreuses irrégularités bien que le multipartisme soit respecté. Ainsi s’il n’y a pas de raz de marée de l’opposition, et surtout un effondrement du monolithisme au sein du parti au pouvoir et de l’administration, ce sera très difficile de gagner. L’opposition doit avoir 20, voire 25 % d’avance pour que toutes les mobilisations des ressources administratives soient neutralisées.

A la veille des élections 2024, le discrédit du Rêve géorgien est encore plus grand que lors des élections précédentes. Il est à prévoir que le parti au pouvoir mette plus de moyens encore pour influencer le scrutin, en allant jusqu’à falsifier grossièrement les résultats.

Une posture pro-européenne qui fait de moins en moins illusion

Malgré ce rapprochement avec la Russie, M. Ivanichvili a continué d’affirmer une posture pro-européenne. Sachant que l’opinion géorgienne est très fortement pro-européenne, il ne pouvait pas marquer de façon brutale son abandon de l’Europe au profit de la Russie. Ainsi, le Rêve Géorgien a continué les négociations avec l’Union européenne et a signé l’accord d’association et l’accord sur la libéralisation des visas. Cependant, si ces signatures ont été faites par le gouvernement de M. Ivanichvili, ces accords avaient été préparés par l’ancien gouvernement et ont offert au Rêve géorgien un faire-valoir de sa sensibilité pro-européenne. En parallèle, le parti au pouvoir affirmait que la Géorgie n’était pas esclave de l’Union européenne et qu’ils garderaient leur souveraineté. L’Union européenne a ainsi été accusée de vouloir détruire leur tradition chrétienne, de les obliger à légaliser le mariage homosexuel etc. Sur ces sujets, ils se sont rapprochés de la Hongrie de Viktor Orban, devenue leur principale amie au sein de l’UE, alors même que le Rêve géorgien était un parti socialiste à l’origine. Récemment le Rêve géorgien a quitté le parti socialiste européen pour rejoindre les partis de l’extrême droite dans le sillage de FIDESZ. En s’associant à M. Orban, le Rêve géorgien se justifie de sa position pro-européenne… même si l’UE n’acceptera jamais l’adhésion de Géorgie si elle reste l’alliée de M. Orban ! Pour M. Orban, la Géorgie comme la Serbie sont des alliés potentiels et il a toujours défendu – contrairement aux extrêmes droites des pays d’Europe de l’Ouest – l’élargissement de l’UE à ces pays.

Concernant la guerre en Ukraine, le Rêve géorgien appuie sur la responsabilité de Zelensky en indiquant que sa volonté d’adhérer à l’OTAN expliquerait l’invasion russe. En réalité, leur éloignement de l’Ukraine sur les questions géopolitiques est plus ancien. En 2014, ils n’ont pas soutenu la révolution de Maïdan (ou révolution de la dignité) ukrainienne. Le maire de Tbilissi, qui est aussi une figure très importante à l’intérieur de l’élite de Rêve géorgien, avait déclaré que “les événements ne dépassaient pas la rue principale de Kiev” en sous-évaluant l’ampleur du mouvement. Après Maïdan, ils ont mis du temps à reconnaître le nouveau pouvoir. Après l’invasion du Donbass et l’annexion de la Crimée en 2014, le premier ministre géorgien avait expliqué sur la BBC que la situation géorgienne était très différente de celle de l’Ukraine parce que la Géorgie avait engagé un dialogue constructif avec la Russie. C’était la première fois que la Géorgie se désolidarisait de l’Ukraine alors que les deux pays avançaient ensemble depuis l’indépendance.

Depuis le début de la guerre en Ukraine, la Russie a accru ses pressions sur le gouvernement géorgien. Aucun officiel géorgien n’a répondu lorsqu’on leur demandait qui avait commencé la guerre en Ukraine. En 2023, au sommet de Globsec à Bratislava, le Premier ministre géorgien de l’époque, Irakli Garibachvili, a fini par exposer leur vision du conflit qui était très proche de celle des forces pro-russes : dans le fond, Zelensky serait responsable. Au début, le gouvernement géorgien avait voté les deux premières résolutions de l’ONU qui condamnaient l’invasion russe. Aujourd’hui, ils n’agiraient pas de la même manière.

Cette position officielle concernant le conflit ukrainien justifie le maintien de liens entre la Géorgie et la Russie. Le Rêve géorgien joue sur la peur des Géorgiens de devenir une seconde Ukraine. Leur slogan était “L’Europe, mais avec la dignité” et, depuis la guerre en Ukraine, ils ont ajouté “L’Europe, mais avec la paix”. M. Ivanichvili a développé ce narratif conspirationniste selon lequel l’UE pousse la Géorgie à ouvrir un second front contre la Russie en parallèle de la guerre en Ukraine.

Malgré cela, la majorité des géorgiens, entre 79 % et 83 % selon les sondages, sont pour le rapprochement et l’adhésion à l’Union européenne. Lorsque l’Ukraine, quelques jours après l’invasion russe, a posé sa candidature à l’adhésion à l’Union européenne, immédiatement suivie par la Moldavie, la Géorgie a été contrainte de faire de même. Néanmoins, dès le dépôt de candidature début mars 2022, le Rêve géorgien a commencé à la saboter. Ils ont arrêté le directeur de la principale chaîne de télévision indépendante, critique vis-à-vis du pouvoir, Mtavari. Ils ont lancé la procédure d’impeachment contre la présidente Salomé Zourabichvili qui, à ce moment-là, commence à se désolidariser du Rêve géorgien. L’Union européenne leur a dit que ces actions étaient incompatibles avec leur candidature mais ils l’ont fait à dessein.

En 2022, lorsque l’Union européenne décide d’accorder le statut de candidat à l’Ukraine et à la Moldavie, elle donne seulement une “perspective européenne” à la Géorgie et à la Bosnie-Herzégovine. Cela a permis au gouvernement géorgien de multiplier les attaques contre l’Union européenne en criant à l’injustice. L’Union européenne a alors été qualifiée d’oppresseur alors même que la Russie, qui occupe 20% du territoire, ne fait jamais l’objet de tels discours !

En décembre 2023, l’UE décide de donner le statut de candidat à la Géorgie et pose neuf conditions à remplir avant le début des négociations. Encore une fois, le Rêve Géorgien a utilisé ce statut pour accroître les pressions et attaques sur les médias et l’opposition. La situation a empiré, tout comme cela avait été le cas en Serbie où, en dix ans de candidatures, la situation s’est détériorée.

Thorniké Gordadzé

La population géorgienne se sent-elle solidaire de l’Ukraine ? M. Zelensky a eu une diplomatie assez proactive aussi en Géorgie. Y-a-t-il un sentiment de similitude entre le vécu de la population ukrainienne et géorgienne ?

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L’opinion géorgienne est très pro-ukrainienne. On dénombre 3000 Géorgiens qui ont combattu dans les forces armées ukrainiennes depuis le début de la guerre et entre 1000 et 1500 Géorgiens qui y sont de façon permanente. La légion géorgienne, où il n’y a pas que des Géorgiens, est la plus visible et la plus en vue. Beaucoup d’anciens militaires géorgiens, qui ont été remerciés ou exclus des forces armées en raison de leur affiliation politique, se sont engagés dans l’armée ukrainienne des volontaires. Le gouvernement géorgien a tout fait pour empêcher ce départ : les avions censés transporter les combattants géorgiens n’ont pas eu l’autorisation de décoller. Ils ont dû aller en Turquie en voiture et prendre des avions depuis la Turquie pour rejoindre le front. Un projet de loi a été déposé pour priver de nationalité géorgienne tous les Géorgiens combattant dans les forces armées ukrainiennes, projet finalement abandonné. De fait, le pouvoir a peur de ces militaires de l’opposition qui pourraient accorder leur soutien aux jeunes qui, aujourd’hui, manifestent contre le régime et sont victimes de la police anti-émeute. Ils font tout pour les discréditer en disant que ces volontaires se battent pour de l’argent.

La chaîne de télévision principale pro-Rêve géorgien avait affiché le drapeau ukrainien dans un coin d’écran après l’agression de 2022 mais cela n’a pas duré. En effet, Zelensky et d’autres hauts responsables ukrainiens ont critiqué la position officielle géorgienne et Zelensky s’est même adressé à la foule pendant l’une des grandes manifestations anti-gouvernementales en 2023. La chaîne de télévision n’a pas trop apprécié et a décidé d’enlever le drapeau de soutien à l’Ukraine.

Globalement, la population reste très proche des Ukrainiens ces derniers mois. Dans le centre-ville de Tbilissi, on voit des graffitis pro-ukrainiens et des drapeaux ukrainiens partout si bien que le gouvernement ne peut pas tous les enlever. Même dans les villes de province, on observe une réelle mobilisation – ce qui est très nouveau ! Dans des villages, on a pu voir des toutes petites manifestations avec des drapeaux européens.

Thorniké Gordadzé

Lorsque la Russie a lancé son agression contre l’Ukraine, on pouvait avoir le sentiment que le Kremlin, en multipliant les fronts, présumait de ses forces et notamment de sa capacité à suivre tous les dossiers à la fois, notamment le soutien aux républiques séparatistes. Or, ils ont réussi à maintenir leur entreprise de déstabilisation. Comment parviennent-ils à maintenir la pression sur tous ces dossiers ?

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Ils sont tout à fait capables d’être présents partout mais ça ne veut pas dire qu’ils réussissent partout. Le début de l’invasion de l’Ukraine ne s’est pas du tout déroulé selon leur plan initial et on voit des faillites ailleurs aussi.

Il me semble qu’ils ont été distancés sur le dossier du Karabagh. L’Azerbaïdjan et la Turquie, tout en ménageant beaucoup la Russie, ont mis les Russes devant le fait accompli. A ce moment, l’influence russe dans le Caucase a diminué. D’ailleurs, Nikol Pachinian, le Premier ministre d’Arménie, a retrouvé des marges de manœuvre. L’Arménie s’est jointe au Statut de Rome et donc officiellement, Poutine pourrait être arrêté s’il va en Arménie. Il est clair que pour Poutine l’invasion de l’Ukraine n’est qu’un élément d’un projet plus vaste qui vise la récupération de la zone d’influence de l’ex-Union soviétique.

Par ailleurs, les services chargés des opérations de déstabilisation restent une machine extrêmement organisée qui reçoit des instructions du sommet et les applique scrupuleusement. De ce fait, les Russes sont présents sur tous les fronts, en Afrique, dans l’ex-Union soviétique mais aussi en Europe occidentale et aux Etats-Unis. Ce sont des machines qui fonctionnent à plein régime, qui n’ont aucune raison de changer de ligne si elles ne reçoivent pas d’instruction et qui sont capables de gérer plusieurs fronts à la fois. A part le front ukrainien qui est militaire et consomme donc beaucoup de ressources, les autres fronts nécessitent moins de présence puisqu’il s’agit plutôt d’un travail d’influence.

La vague de mobilisation face à l’adoption de la loi sur « l’influence étrangère »

La loi sur “l’influence étrangère”, fortement inspirée d’une législation répressive russe, prévoit d’imposer à toute ONG ou média recevant plus de 20 % de son financement de l’étranger de s’enregistrer en tant qu’« organisation poursuivant les intérêts d’une puissance étrangère » et de se soumettre à un contrôle administratif. L’Union européenne s’y est opposée redoutant qu’elle serve à réprimer l’opposition. Dès la proposition de loi en 2023, de nombreux mouvements de protestation avaient éclaté et le gouvernement avait été complètement débordé. La police faisait face à des groupes complètement inédits, notamment des jeunes entre quinze et vingt ans qui n’étaient, jusque-là, pas politisés. Face à l’explosion des mécontentements, ils ont reculé. Alors que tous les membres du Rêve Géorgien avaient voté cette loi au Parlement, les mêmes députés – sous ordre de M. Ivanichvili – ont ensuite voté pour retirer cette loi.

Pourtant, ils ont réintroduit le projet de loi cette année pour des raisons difficiles à comprendre. Ils auraient pu attendre jusqu’aux élections en insistant sur leur bilan plutôt positif : l’obtention du statut de candidat, la paix avec la Russie et une forte croissance économique puisque la Géorgie profite pleinement des sanctions occidentales contre la Russie. La Géorgie réalise une croissance économique de 11 % du PIB en 2022 et entre 7 et 8 % en 2023.

Dès lors, pourquoi choisir ce moment politique ? Premièrement, les pressions russes se sont multipliées avec l’obtention du statut de candidat à l’adhésion par la Géorgie. M. Ivanichvili, ou des membres de sa famille, ont certainement subi des intimidations et des menaces, d’où ce revirement brutal. Deuxièmement, le Rêve géorgien n’était pas assuré de gagner les élections en octobre. C’est pourquoi M. Ivanichvili souhaitait faire taire les ONG et les médias libres avant octobre pour organiser ces élections comme il le souhaitait. L’enjeu était aussi de créer les conditions politiques d’une victoire. Troisièmement, des hommes d’affaires qui connaissent bien les intérêts d’Ivanichvili m’expliquent qu’il est persuadé que les Occidentaux veulent le remplacer. Certes, il y a eu plusieurs publications dans la presse occidentale, notamment anglo-saxonne, sur ses liens avec des sphères et des personnalités économiques peu recommandables. Etant donné que sa vision du monde est façonnée par des théories conspirationnistes, il n’est pas étonnant qu’il soit persuadé que les Etats Unis préparent un coup pour l’exclure du pouvoir. Sa volonté de s’attaquer à tous les “agents de l’étranger” est donc directement liée à son imprégnation de la paranoïa russe et à la parole de ses conseillers de l’ombre venus directement de Russie. D’ailleurs, les textes publiés par le ministère des Affaires géorgiennes, condamnant par exemple les violences dans les manifestations en France ou la répression dans les facs américaines contre les étudiants pro-palestiniens, sont des exactes copies des textes russes. Le Premier ministre géorgien s’est rendu, avec une immense délégation, aux funérailles de Ebrahim Raïssi, l’ex-président de la République islamique d’Iran, ce qui était un signe politique fort.

Il y a quelques semaines, le gouvernement géorgien a annoncé que le port en eau profonde de Anaklia sur la Mer Noire allait être confié à un consortium chinois. L’appel d’offres avait été gagné par une compagnie étasunienne mais le gouvernement géorgien est intervenu pour rompre l’accord. M. Ivanichvili avait alors déclaré que les Américains n’avaient rien à faire dans la mer Noire. Cela répondait aux peurs russes, qui craignent que ce port en eau profonde puisse un jour accueillir des bateaux militaires américains. La Géorgie a donc refait un appel d’offres auquel il y a eu un seul répondant : cette compagnie chinoise qui est en très bonne relation avec la Russie !

Malgré ces liens de plus en plus explicites avec le pouvoir russe, le Rêve géorgien continue de se présenter comme un parti pro-européen. Lorsque l’opposition les attaque en leur disant que la loi sur l’influence étrangère est une copie conforme de la loi russe – ce qui est vrai -, ils rétorquent en disant que c’est une loi européenne et prennent l’exemple des lois française, canadienne et australienne portant sur l’influence étrangère. Tous les pays de l’UE ont déclaré que cette loi contredisait les valeurs européennes et était incompatible avec le processus de rapprochement et d’adhésion à l’UE.

En adoptant cette loi sur “l’influence étrangère”, cinq mois avant les élections, on craint très clairement que les activistes les plus visibles soient arrêtés. Beaucoup d’activistes quittent le pays ces dernières semaines et beaucoup reçoivent des menaces par appel téléphonique anonyme. Le gouvernement a organisé des milliers d’appels pour menacer tous ceux qui sont très actifs dans ces manifestations. Ces menaces sont orchestrées et pèsent lourdement sur les cinq mois à venir. Plusieurs politiciens d’opposition, y compris le président du principal parti de l’opposition l’UNM ou activistes des ONG ont été sévèrement battus par les bandes armées et cagoulées restées impunies. En juin, le siège de l’UNM fut pris d’assaut et saccagé par plusieurs dizaines d’hommes à visage couvert et armés de bâtons. Aucun de ces cas de violence n’a été puni par les autorités et aucune enquête n’a été menée sérieusement.

Thorniké Gordadzé

Cette loi sur l’influence étrangère est critiquée car c’est un copié-collé de la loi Poutine. Mais qui serait concerné par cette loi ? En Hongrie, quand Viktor Orban a adopté une loi de ce même type, il avait d’abord très explicitement dit qu’il visait les fonds norvégien et George Soros qui est la bête noire du régime. En Géorgie, combien d’ONG seraient-elles concernées par cette loi ?

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Ce qui est intéressant avec cette mobilisation est qu’elle va bien au-delà d’une protestation contre cette loi. Cette loi vise les ONG mais aussi les médias indépendants, dont trois chaînes de télévision critiques vis-à-vis du gouvernement qui sont indispensables à la survie de ce qui reste de démocratie dans ce pays. L’un des articles de cette loi stipule aussi que le ministère de la Justice a le droit d’exiger des informations privées sur toute personne engagée dans une ONG, y compris les préférences sexuelles. Au-delà des personnes qui travaillent dans ces organismes, c’est une peur partagée par beaucoup de géorgiens. Le gouvernement a commencé sa campagne par dire que les ONG étaient très riches et qu’elles volaient les richesses du pays. Mais cet argumentaire n’a pas pris étant donné que cette loi a tout de suite été perçue comme le signe d’un changement d’orientation géopolitique. C’est maintenant là-dessus que les mobilisations se focalisent. Le slogan phare des manifestations est passé de “Non à la loi russe” à “Non au régime russe”.

Thorniké Gordadzé

Quelle est la situation de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud, deux régions séparatistes de Géorgie occupées par les russes ?

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L’opinion s’est massivement retournée contre le parti du Rêve Géorgien. De plus en plus de personnes apolitiques sont maintenant mobilisées. De même, ceux qui soutenaient mollement le Rêve géorgien à ses débuts ne voteront plus pour ce parti aux prochaines élections.

Face à cette défiance, le meilleur moyen pour le parti au pouvoir de retrouver un soutien populaire serait de réussir à retrouver l’intégrité territoriale du pays, perdue dès les années 1990 et encore plus en 2008 lorsque la Russie a reconnu l’indépendance de ces deux provinces. Ainsi, le gouvernement du Rêve géorgien a fait entendre qu’il était en discussion très sérieuse avec la Russie sur ce sujet-là. Cette annonce peut vraiment faire basculer l’opinion à nouveau en faveur du Rêve géorgien. Cependant, la Russie, qui ne manque jamais une occasion d’enfoncer ceux qui s’humilient devant elle, a assuré qu’il n’y avait aucun marchandage possible sur cette question. Les séparatistes abkhazes eux-mêmes ont dit qu’ils n’accepteraient jamais de discussions. Tout ce que la Russie propose consiste en une confédération qui serait sous domination russe. Évidemment, la Russie ne restituera jamais l’Abkhazie à la Géorgie, c’est un levier diplomatique qu’ils vont utiliser jusqu’à la fin des jours.

Thorniké Gordadzé

Étant donné la répression des mouvements de dissidence, et la prime au sortant que vous avez décrite, l’élection d’octobre peut-elle changer la situation politique ?

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Aujourd’hui, rien ne me paraît impossible et beaucoup de choses vont se décider dans les deux mois avant les élections. Cela va beaucoup dépendre de l’intensité des manifestations à venir. Les Etats-Unis ont aussi annoncé qu’il y aurait des sanctions personnelles contre un certain nombre de responsables géorgiens et qu’ils allaient questionner les liens d’amitié qu’ils entretiennent avec la Géorgie. Du côté de l’UE, tant qu’on a M. Orban, il est très difficile de faire passer des sanctions. Jusqu’à présent, on a entendu des condamnations de Josep Borrell et Ursula Von der Leyen déclarant que le processus de négociation ne commencerait pas dans ces conditions. Cependant, jusqu’à maintenant, il n’y a pas de choses concrètes mises en place par l’UE. Le Rêve géorgien continue à dire qu’ils entreront dans l’UE en 2030 : l’UE devrait démentir cette affirmation.

La population géorgienne attend beaucoup des réactions occidentales. L’une des menaces brandies par l’UE est la suspension de la libre-circulation, ce qui aurait un impact fort pour les Géorgiens. Ainsi, la situation n’est pas sans espoir mais il faut continuer la pression à la fois dans la rue et à l’extérieur pour voir craquer la citadelle du Rêve Géorgien. On observe certaines défections, notamment la démission de l’ambassadeur géorgien en France, du procureur général, qui était l’un des plus fidèles au régime, et plusieurs de membres du ministère des Finances. Mais les 84 députés du Rêve géorgien restent fidèles pour le moment.

Conscients de la difficulté de la situation, le Rêve géorgien a adopté une politique de fuite en avant. Alors que tous les sondages indépendants les donnent perdants (à peine au-dessus de 30 pour-cent dans un scrutin proportionnel), l’institut du sondage affilié au parti les donne à 60% et leur promet la majorité constitutionnelle. Ces sondages et affirmations du leadership du Rêve géorgien sur l’inévitabilité de la majorité constitutionnelle fait craindre des sérieuses falsifications à venir. Le précédent vénézuélien est regardé de près. Comme dans ce pays d’Amérique du Sud, le scrutin géorgien sera électronique et le gouvernement se prépare aux affrontements post- électoraux.

En plus de la préparation d’une fraude sans précédent, le parti au pouvoir semble pousser le populisme à un niveau inégalé précédemment. Le conseil politique du Rêve géorgien a publié le 20 août un texte s’articulant autour de 4 points, qui seront les points centraux de leur campagne électorale : en cas de victoire du Rêve géorgien, ce dernier initiera une loi qui interdira l’opposition politique sous sa forme actuelle et établira un « tribunal public » pour juger ces partis pour trahison. Ivanishvili et ses lieutenants affirment notamment que l’opposition politique, tout comme la majorité du secteur non gouvernemental, sont des agents de l’étranger et agissent dans l’intérêt de l’étranger. Pour cette raison, le gouvernement revient à la guerre de 2008 et accuse les Etats-Unis d’avoir provoqué la guerre contre la Russie par le biais de son « agent » Saakashvili. Le second point de la campagne sera la promesse de la « protection des traditions et des valeurs chrétiennes » et l’interdiction de la « propagande LGBT+ » par la constitution. Le Rêve géorgien parle notamment de la « violence libérale » de l’imposition par la force d’une mode de vie LGBT et site pour illustration la cérémonie de l’ouverture des JO de Paris – « le manifeste du fascisme libéral ». Le parti promet également de modifier l’organisation territoriale du pays « en préparation d’une éventuelle réunification du pays ». Il s’agit là d’un bluff sensé faire croire que la solution de l’intégrité territoriale est envisageable avec la Russie. Le quatrième et le dernier point est gardé pour l’instant en secret, et sera révélé au dernier moment. La dramaturgie s’inscrit bien dans l’imaginaire extravagant du milliardaire géorgien mais certaines fuites font penser que la dernière promesse phare de la campagne électorale sera l’abandon de la nature séculière de l’Etat et la proclamation du christianisme orthodoxe en religion d’Etat.

Tout cela paraît assez incroyable pour un Etat qui cherche encore officiellement l’adhésion à l’UE. Le Rêve géorgien, malgré les déclarations claires des autorités européennes (Borrell, ambassadeur de l’UE en Géorgie) que le processus de l’intégration est gelé continue d’affirmer que le pays sera membre de l’UE mais « seulement en gardant sa dignité, sa prospérité et la paix ». C’est d’ailleurs le slogan électoral du parti au pouvoir.  

Thorniké Gordadzé
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Thorniké Gordadzé

ancien ministre de l’intégration européenne et euro-Atlantique de Géorgie, chercheur associé à l’Institut Jacques Delors