Israël-Palestine : dialogue, reconnaissance, contrainte… des voies vers la paix ? 

Israël-Palestine : dialogue, reconnaissance, contrainte… des voies vers la paix ? 
Publié le 12 novembre 2025
  • fondateur du cabinet de conseil Volentia, président du club XXIe siècle et expert associé de Terra Nova. Auteur de "Israël-Palestine, une idée de paix" (Editions de l’Observatoire, 2025)
  • Ancien ministre des Affaires étrangères
Le plan de paix présenté fin septembre par la Maison Blanche a permis l’instauration d’un cessez-le-feu et le retour des otages israéliens. Au-delà de ces résultats visibles, le projet américain permet-il d’engager un processus dessinant véritablement une perspective de paix durable ? La reconnaissance française de la Palestine apporte-t-elle une contribution utile à un tel processus ? Plus généralement, quelle stratégie, après tant d’échecs et de violences, permettrait-elle de parvenir à une paix juste et durable au Proche-Orient ?

Deux ans après les massacres du 7 octobre 2023 et une opération militaire israélienne qui a quasi-totalement détruit Gaza, il est difficile de voir comment relancer un processus diplomatique favorable à la paix. Comment ouvrir une voie vers la paix ? 

La Grande Conversation

Depuis la création de l’État d’Israël le 14 mai 1948 et plus exactement depuis la guerre de 1967, le vrai clivage n’est pas tant entre Israéliens et Arabes qu’au sein de chaque camp, entre ceux qui se résignent (à l’existence d’Israël, ou d’un État palestinien) et ceux, majoritaires, qui refusent tout compromis territorial. En Israël, Yitzhak Rabin, Shimon Peres, Ehud Olmert, Ehud Barak et même Ariel Sharon ont essayé de trouver une solution ; du côté palestinien l’OLP aussi. Cela n’a pas marché. Et Benjamin Netanyahou, comme le Hamas, croyait avoir enterré la solution à deux États. Ce n’est pas la seule politique possible mais c’est la seule vraie solution.

Hubert Védrine

Comment en effet ne pas poser la question de l’avenir des habitants de la Palestine dès 1948 ? La philosophe Hannah Arendt écrivait juste avant la naissance d’Israël :

« La Palestine et l’existence d’un foyer national juif constituent aujourd’hui le grand espoir et la grande fierté des Juifs dans le monde entier. (…) Il n’en reste pas moins que la question arabe demeure, quoique inadressée, la seule question politique et morale de la politique israélienne ».

La « question arabe » est devenue la « question palestinienne ».

Elle s’est d’ailleurs éloignée du mouvement sioniste après avoir constaté, après les conférences du Biltmore et d’Atlantic City, que la position de David Ben Gourion s’alignait sur celle des sionistes révisionnistes de Vladimir Jabotinski pour revendiquer « toute l’étendue de la Palestine sans division ni diminution » sans même mentionner en 1944 un statut pour les Arabes, « ce qui ne leur laissait manifestement plus d’autre choix que l’émigration volontaire ou le statut de citoyens de deuxième classe. »

Au mieux, on n’envisage que de leur laisser une petite place, minoritaire et sous tutelle. La stratégie de Vladimir Jabotinsky a progressivement prévalu. Ce grand activiste de la cause sioniste, résolument de droite, dont le père de Benjamin Netanyahou a été le secrétaire personnel, pensait il n’y aurait pas de réconciliation avec les Arabes. C’est la thèse de la « Muraille d’Acier » : il faut avancer autant qu’on peut, sans faire aucune concession et, surtout, en se disant que les Arabes n’accepteront jamais l’État d’Israël parce que nous-mêmes, à leur place, ne leur aurions pas pardonné de nous chasser de nos terres. Il est donc, selon lui, complètement illusoire de penser qu’un accord est possible, de chercher une conciliation, de favoriser des négociations. Et il faut leur dire la vérité plutôt que, comme les sionistes « réalistes », louvoyer en pensant que les Arabes viendront vers nous par intérêt ou par résignation. Jabotinski a gagné. La Muraille d’acier est à la fois une force militaire comme il le voulait et une barrière physique entre Israël, Gaza et la Cisjordanie. Et une grande majorité d’Israéliens pensent comme lui.  Et personne ne parle d’évacuer la Cisjordanie. La guerre d’après est déjà en train de se préparer.

Hakim El Karoui

Faute de solution, le même engrenage ne cesse en effet de se répéter tragiquement. Je cite : « Israël organise, sur les territoires qu’il a pris, l’occupation qui ne peut aller sans oppression, répression, expulsion. Et il s’y manifeste contre lui la résistance, qu’il qualifie à son tour de terrorisme ». Ce sont là les termes prémonitoires utilisés par De Gaulle lors de sa fameuse conférence de presse du 27 novembre 1967, postérieure à la guerre des Six Jours, il a donc presque un demi-siècle !

Hubert Védrine

Aujourd’hui, la pression internationale pour un règlement du conflit, c’est le plan de paix de Donald Trump. En quoi ce projet change-t-il quelque chose à l’équation que vous venez de décrire ? Peut-il imposer à l’extrême-droite israélienne de revenir autour de la table de négociations pour donner un droit de cité, au sens propre, aux Palestiniens, ou est-ce une autre façon de donner raison à la stratégie du Mur d’Acier ? 

La Grande Conversation

Je ne parlerais pas déjà de « paix de Trump », c’est bien trop tôt, mais du début d’un processus que des forces hostiles à tout compromis vont tout faire pour torpiller, à chaque étape, ce qui commence déjà. Rappelons-nous : avant l’attaque du 7 octobre, Israël était largement en position de force, les accords d’Abraham, qui étaient la stratégie de Trump 1, étaient signés notamment par Bahreïn, les Émirats Arabes Unis et le Maroc et on anticipait que l’Arabie Saoudite allait les signer également. C’est d’ailleurs peut-être cette perspective qui a poussé le Hamas à son attaque atroce du 7 octobre. Pour les dirigeants arabes, comme pour les Européens, la question palestinienne était sortie de l’agenda diplomatique. L’Amérique était pro-israélienne, comme toujours. Les Présidents américains, même exaspérés, n’ont jamais osé tordre le bras des extrémistes israéliens et des partis qui représentent les colons, de plus en plus influents. Trump était perçu comme l’allié numéro 1 d’autant qu’il avait déplacé en 2017 l’ambassade américaine à Jérusalem. Trump a d’ailleurs mis dans son bureau le portrait du Président Andrew Jackson qui a déporté à l’ouest du Mississippi tous les Indiens qui étaient à l’est ! Pour les Américains, les Israéliens étaient jusqu’il y a peu comme les Américains face à des Peaux-Rouges. Cela dit, attention, Trump n’a, sur le sujet, ni affect, ni remords, ce n’est pas son registre. Il tient en revanche compte des fondamentalistes évangéliques américains (qui sont pour l’Armageddon !) 

Il voulait convaincre l’Arabie de Mohamed Ben Salmane de rejoindre les accords d’Abraham. Or, pour les Saoudiens, avec la destruction de Gaza et les 65 000 morts, ce n’est plus possible. Trump ne pouvait donc pas en rester à son premier plan, qui était de laisser carte blanche à Netanyahou. Il a donc avancé un nouveau plan, l’actuel, qui potentiellement n’est pas unilatéralement favorable à Israël. Déjà sur l’Iran, Trump n’a pas suivi complètement Netanyahou qui voulait l’entraîner dans la guerre au sol. Donc, en l’absence de tout autre scénario crédible, le plan Trump est un fil, ténu, à tirer. Ce plan a plein de défauts faciles à énumérer mais ce n’est pas le problème, car c’est sur sa dynamique qu’il faut miser. Des deux côtés, on connaît bien les forces qui ont déjà commencé de s’y opposer. La question est donc de savoir si Trump va se lasser, auquel cas tout reviendrait au point zéro, ou si, furieux des entraves, il va s’emporter à la fois contre les Israéliens ultras et contre le Hamas. Son refus de l’annexion de la Cisjordanie est par exemple sans équivalent en Occident. Il faut donc voir ce plan comme une chance à saisir – la seule pour le moment – et le soutenir, autant que possible même s’il ne le demande pas ! D’ailleurs si le plan va au-delà de la première étape, cela créera un appel d’air positif et des pays qui sont lâchement restés en retrait se manifesteront, par opportunisme, pour aider à le faire progresser.

Hubert Védrine

Je pense que ce n’est pas un plan de paix, c’est un cessez-le-feu. Trump sait jusqu’où Netanyahou ne peut pas aller. Il a arrêté la guerre contre l’Iran, alors qu’à l’évidence, Netanyahou voulait qu’elle dure, pour pouvoir déclencher des élections anticipées pendant la guerre et les gagner. Le bombardement du Qatar en septembre a vraiment franchi une ligne rouge, parce que c’est l’architecture de sécurité américaine qui est en jeu. Et puis l’annexion de la Cisjordanie, désormais votée par la Knesset, risquait d’avoir pour conséquence le retrait des Émirats des accords d’Abraham si elle était mise en œuvre car quand ils ont signé les Accords d’Abraham en 2020, l’argument des Émirats était que cela permettrait d’éviter l’annexion la Cisjordanie.

Pourquoi n’est-ce qu’un cessez-le-feu ? Parce qu’aucun des déterminants de la paix n’est évoqué dans le plan présenté par Trump. Or, il ne peut y avoir de paix que s’il y a un avenir pour les Palestiniens. Lequel ? A ce stade, on ne sait pas. Mais il faut en dessiner un, parce que, dans tous les cas de figure, dans des conflits de ce type-là, la guerre s’arrête le jour où il y a un avenir pour la population qui reste. Les tentatives d’expulsion de la population arabe, mises en œuvre dès 1948 par la terreur, avec les forces de l’Irgoun, dirigées par Menahem Begin, sont présentes depuis la fondation d’Israël. Mais les Palestiniens ne veulent pas partir et les États limitrophes, la Liban, la Jordanie, l’Egypte ne veulent pas les accueillir ou craignent des turbulences politiques internes s’ils les accueillent. Donc, ces populations sont là. Mais le plan Trump a été élaboré sans eux ! Il prévoit une autorité de gestion Gaza, avec huit membres au conseil d’administration, dont Tony Blair ; une force de police palestinienne sous l’autorité d’une force internationale dont les contours restent à définir et la création d’un protectorat israélo-américano-golfiote de fait sur Gaza. Cela ressemble beaucoup à la situation qui a prévalu dans les années 1990 où l’Autorité palestinienne s’est délégitimée par la corruption mais aussi – et on l’oublie souvent – par sa réduction au statut de supplétif de la police israélienne. Qui peut croire que cette situation peut mener à une paix durable ? La réussite du plan Trump suppose par ailleurs un engagement continu des Américains à chacune des étapes, qui seront toutes difficiles, et l’on sait que la persévérance n’est pas la qualité première de Trump, qui vise des résultats rapides. 

Hakim El Karoui

Il y a peu de chances, on est d’accord, que ce plan marche sans crise, coup d’arrêt, recul mais, je le répète, il n’y a rien d’autre sur la table, il faut donc l’accompagner, sans se faire d’illusion tout en sachant que les Européens, au début en tout cas, ont peu de cartes en mains. Une sorte d’autorité technocratique de gestion, appuyée par des forces internationales, est une étape intermédiaire inévitable. Il faudra aider à faire grandir la composante arabe et palestinienne au sein de cette entité embryonnaire. D’autre part, les Israéliens constatant l’affaiblissement de l’arc chiite (Iran, Hezbollah ainsi que le Hamas, en partie), dû, il faut le reconnaitre, à Netanyahou, cela peut les rendre moins inquiets face à la relance d’un processus politique ? Peut-être… Netanyahou sera-t-il capable de cette métamorphose ? Et de changer de coalition ? Si non, qui d’autre ? 

Hubert Védrine

Le type d’autorité qui est prévu par le plan Trump est encore assez flou. Ce n’est pas une autorité internationale. Le modèle vient plutôt des pays du Golfe qui font de leurs États, ou de leurs villes-États, des entreprises. Tout y est à la main des Princes et fonctionne pour leur enrichissement personnel et le renforcement de leur pouvoir politique puisqu’ils détiennent le foncier. Pourquoi y a-t-il des tours à Dubaï ? Leur territoire serait assez étendu pour construire des immeubles bas. Mais le foncier appartient à la famille de l’émir Al Maktoum. Pour chaque tour construite, ils bénéficient de la valorisation du foncier. Le mélange des genres est complet : ce sont eux qui donnent l’autorisation de construire, au compte-gouttes, et ce sont eux les propriétaires fonciers. Ils s’entendent parfaitement avec Jared Kushner et Trump, deux promoteurs immobiliers. Et c’est ce modèle qu’ils ont en tête pour Gaza. Mais que faire des 2 millions de survivants à Gaza ? 

Hakim El Karoui

Si Trump veut vraiment relancer les accords d’Abraham, si les Émiratis sont vraiment prêts à sortir des accords d’Abraham, il a besoin des Saoudiens. Mais, j’y reviens, est-ce qu’il peut y avoir un changement significatif en Israël ? C’est la clef. Cela va dépendre du degré d’engagement (et de pression) de Trump et du niveau d’énervement des négociateurs américains face à l’obstination de Netanyahou et de ses alliés. Et, ultimement, des Israéliens eux-mêmes.

Hubert Védrine

On a beaucoup dit que Benjamin Netanyahou prolongerait la guerre pour retarder le moment où l’électorat israélien le jugerait. On peut faire l’hypothèse qu’il sera jugé sévèrement en raison des failles de sécurité du 7 octobre. Est-ce toujours le cas ou son comportement belliqueux a-t-il orienté favorablement l’opinion à son sujet ? 

La Grande Conversation

S’il y a une commission d’enquête sur le 7 octobre, si elle est objective, elle confirmera que l’armée, au lieu d’être à la frontière de Gaza, était en Cisjordanie chargée d’épauler les colons qui harcèlent les Palestiniens. Cela ne pourra pas rester sans conséquence. L’idée que Netanyahou a prolongé la guerre pour ne pas être jugé est majoritaire en Israël, certes, mais après ? Mais quelle est l’alternative ? J’y reviens, qui est capable de former une coalition alternative, sans les ultras ?

Hubert Védrine

Je pense que c’est vrai, mais Netanyahou n’est pas qu’un opportuniste. Je pense qu’il est animé d’une vision de son rôle. C’est le scénario hérité de la vision de Jabotinsky : une opportunité se présente d’avancer notre avantage, on y va à fond. On n’écoute personne, l’histoire nous rendra raison. Trump passera, comme d’autres… Cependant, aux États-Unis, l’opinion a commencé à bouger, et Netanyahou ne peut pas ne pas en tenir compte. D’abord, il y avait les Juifs américains, qui eux étaient à la fois vocaux et divisés. Ensuite, la jeunesse américaine évolue, notamment les jeunes Juifs Américains. Pour les Républicains et pour Trump, le seul électorat important, ce sont les fondamentalistes protestants, les évangéliques, qui ne semblent pas avoir bougé. Mais, dans le reste de la galaxie MAGA, il y a des courants isolationnistes, hostiles aux aventures extérieures, Tucker Carlson… 

Hakim El Karoui

Hakim El Karoui, vous venez de publier un livre intitulé Israël-Palestine, une idée de paix (Editions de l’Observatoire, 2025). En quoi cette idée de paix consiste-t-elle ? 

La Grande Conversation

Il s’agit d’une hypothèse de travail plutôt que d’un plan réalisable dans l’immédiat. Ma question de départ est la suivante : si jamais Israéliens et Palestiniens font la paix, à quoi celle-ci ressemblera-telle ? Je ne pars pas d’une idée personnelle que j’essaie de défendre. Je définis un point d’arrivée et je vois quelles sont les conditions qui ont permis d’y parvenir. Je me suis inspiré des cas de résolution de conflits en Irlande du Nord, en Bosnie, au Pérou… On voit d’abord qu’il faut une volonté de paix. En Irlande du Nord, Tony Blair arrive en affichant sa volonté de parvenir à la paix. La deuxième chose, qui a toujours manqué au conflit israélo-palestinien, c’est qu’il faut un médiateur impartial. La troisième chose, c’est qu’il faut un processus de déconfliction, de démilitarisation. Enfin, quatrième chose, il faut un projet politique. Mais, pour cela, il faut accepter le partenaire, c’est-à-dire qu’à un moment il faut accepter que l’autre existe, dans sa souffrance, mais aussi dans sa réalité politique. Or, les Palestiniens ont été, depuis le début, niés par les Israéliens, ainsi que par tous les pays arabes. S’il n’y a pas de perspectives politiques, il n’y a pas de paix. Comment y arriver ?

Quand on regarde la carte de 1948, on voit que ce n’est pas viable : un pays coupé en deux, avec Gaza, la Cisjordanie, une capitale revendiquée historiquement qui n’en est pas une. Trente ans après, il y a 800 000 colons en Cisjordanie qui mitent le territoire, avec des routes de contournement partout etc. Il n’y a aucune souveraineté, aucune réalité économique, juste une population progressivement asphyxiée. Le slogan « la terre contre la paix » n’a conduit à rien. Car l’enjeu ici, n’est pas trouver une modalité de gouvernance qui laisse leur place à des populations différentes sur un même territoire, comme en Irlande ou en Bosnie, qu’elles gouvernent ensemble. L’enjeu ici, avant le territoire, c’est avant tout l’identité. L’identité qui est assimilée au territoire, qui est à la fois une protection, un remords, une violence, un espoir enfin, qui porte toute l’histoire. Et l’identité, on ne la découpe pas. C’est pourquoi, pour des raisons politiques, géographiques et presque ontologiques, je ne crois pas à l’idée qu’on va pouvoir découper le territoire en deux. Partant de là, comment faire ? Ne faut-il pas sortir du vieux schéma westphalien : un État, un peuple, un territoire ? Les Juifs se sont battus pour leur État : c’est fondamental, c’est historique, c’est nécessaire, c’est reconnu. Les Palestiniens, d’une certaine manière, ont gagné le droit d’avoir un État. La modalité pratique, c’est que les gens vivent ensemble. Ce qui est le cas aujourd’hui en Israël puisque 20% des Israéliens sont des Arabes. C’est bien sûr difficile à imaginer aujourd’hui, post 7 octobre, après deux ans de destruction systématique de Gaza. Il faut se donner une perspective et penser à moyen terme : un processus qui va durer 15 ans de déconfliction, comme en Irlande du Nord, de démilitarisation des milices, de réintégration des groupes armés ou des groupes politiques dans le système légal etc. Si on prend ce temps-là, en fait, ce n’est pas absurde. A la fin, s’il y a la paix, on sait très bien comment ça va se passer : ils vont vivre ensemble, comme c’est le cas aujourd’hui en Israël, comme c’était le cas avant la fermeture de Gaza et de la Cisjordanie en 2002. Mais avec des droits égaux dans des États séparés qui partageront le même territoire. Et c’est en fait le seul déterminant qui permettrait d’avoir la paix. Et si on a la paix, la question de la sécurité se pose de façon complètement différente. Parce qu’il y a un intérêt commun, juif et palestinien, à lutter contre les groupes extrémistes des deux camps. 

Hakim El Karoui

Cette proposition est innovante mais elle me paraît, à ce stade, utopique. Il est trop tôt pour parler d’un processus de réconciliation, encore moins de paix. Mais cette proposition contient des volets très concrets. Cela a un sens de réfléchir à une longue période de la « déconfliction » pour reprendre la formule d’Hakim El Karoui. Elle conduirait à une coexistence pacifique. Son idée de paix serait l’aboutissement d’un processus. Le préalable c’est la déconfliction. Il ne faut pas de proclamations, ni créer d’attentes démesurées. Essayer de faire grandir une sorte d’entité palestinienne à Gaza, qui deviendrait progressivement crédible. Mais pour cela, j’y reviens, pour enclencher un tel processus, il faut une énorme pression américaine (de manière abrupte si nécessaire) et une volonté énorme, constante de leaders visionnaires minoritaires (oui !) de part et d’autre.

Hubert Védrine

Mais comment réagissez-vous à l’idée que le territoire est trop petit et que la carte dessinée par l’ONU n’est pas viable et qu’il faut donc, plutôt que découper le territoire, proposer deux États sur le même territoire ?  

La Grande Conversation

Il ne peut pas y avoir de formule toute faite. En tout cas on ne peut pas se résigner l’idée qu’il serait impossible de sortir de ce conflit. Mais si l’on disait qu’il faut renoncer à l’objectif de deux territoires et deux États, cela veut dire qu’une des deux parties doit renoncer, et la guerre reprend. On ne pourra pas effacer l’aspiration que représente la notion d’État palestinien, que même le communiqué de la Maison Blanche a mentionné, c’est dire ! Mais ne compliquons pas les choses plus qu’elles ne le sont. On pourrait s’appuyer sur le plan Olmert/ Al Qidwa avec des garanties pour les Palestiniens en Israël et les colons en Cisjordanie, préparé par la « déconfliction » dont nous parlons.

Hubert Védrine

Je suis d’accord que tout commence par un processus de déconfliction, sous pression extérieure, avant tout américaine. Dans mon idée de deux États, il y a une autorité entre les deux, qui est davantage qu’un médiateur de bonne volonté. C’est une autorité qui impose une coexistence.  Si le processus de déconfliction avance suffisamment, si on arrive à désarmer le Hamas et, symétriquement, les colons de Cisjordanie, on peut poser la question politique. A partir du moment où l’on fait suffisamment baisser le niveau de violence, on peut rationnellement ouvrir une discussion politique. 

Hakim El Karoui

Quel rôle l’économie peut-elle jouer dans ce processus ? Est-ce que vous croyez en une version locale du fonctionnalisme européen selon lequel les échanges économiques et commerciaux, autrement dit les intérêts, peuvent remplacer les passions guerrières ? 

La Grande Conversation

Dans le mouvement sioniste, il y a toujours eu un courant qui défendait l’idée que les Palestiniens accepteraient la situation parce qu’elle leur assurerait la prospérité. C’était d’ailleurs sans doute en partie vrai, au tout début, lors des premières installations du « foyer national juif » en Palestine qui ont pu être vues positivement pour l’activité économique qu’elles créaient. Mais, aujourd’hui, après un siècle de conflit, l’enjeu n’est pas le bien-être, l’enjeu est ontologiquement identitaire. Et c’est justement une erreur des pays du Golfe de penser qu’on peut exporter leurs modèles de Cité-État-Entreprise dans un environnement guerrier qui n’a absolument rien à voir avec leur situation. Le rôle positif des États du Golfe, qui par ailleurs ont peu d’estime pour les dirigeants palestiniens, en particulier parce que le leader des Palestiniens, Yasser Arafat, les a trahis au moment de l’invasion de Koweit par l’Irak, c’est de faire pression sur les États-Unis. C’est d’ailleurs à mon avis ce qui s’est passé pour le cessez-le-feu à Gaza. Quand Trump a fait son voyage au Moyen-Orient en mai 2025, il a contourné Israël sans s’arrêter et il est allé en Arabie Saoudite, au Qatar et aux Émirats Arabes Unis. Il veut faire des affaires avec eux, c’est prioritaire pour lui. Ils peuvent faire pression sur lui, pas parce qu’ils sont animés de sentiments humanistes, mais parce que le pays qui compte, c’est l’Arabie saoudite. Les Saoudiens ont une population de 25 millions de nationaux, un peuple qui est massivement favorable aux droits des Palestiniens. Trump doit donc en tenir compte.

Hakim El Karoui

Je ne crois pas non plus à une panacée économique, c’est un complément, un accompagnement, une perspective d’avenir, pas un substitut. Shimon Peres y croyait beaucoup. Mais cela n’a pas marché. 

Hubert Védrine

Est-ce qu’on devrait aller jusqu’aux sanctions pour peser sur la discussion ?

La Grande Conversation

Sanctionner les colons extrémistes en Cisjordanie, leurs chefs et leurs productions, oui, cela aurait dû être fait déjà. Biden avait commencé. Aller au delà pour des raisons de principe, juridiques, éthiques ou autres ? Uniquement si cela permet de faire bouger utilement l’opinion israélienne, sinon non. Mieux que des sanctions, si les Allemands, et autres, arrêtaient de livrer des armes, ce serait déjà un progrès. 

Hubert Védrine

La reconnaissance de l’État palestinien par la France a-t-elle joué un rôle quelconque dans la maturation de la situation ? 

La Grande Conversation

Il faut rappeler que c’est un plan franco-saoudien, ou saoudo-français. L’Arabie compte au moins autant que la France dans ce sujet-là, y compris, on l’a dit, par sa capacité de levier sur les Américains. Ensuite, Emmanuel Macron n’a pas reconnu l’État de Palestine, qui n’existe pas. Il a reconnu, à travers la Palestine, la palestinité, il a reconnu l’existence des Palestiniens et c’est un geste essentiel. Je pense que la passion des Palestiniens à Gaza a produit dans l’opinion publique française, européenne, occidentale une reconnaissance nouvelle. Ce qui n’existait pas jusqu’à présent. J’ai entendu dire que le Président a franchi l’étape de cette reconnaissance pour des raisons de politique interne, avec le reproche, plus ou moins directe, de faire du « communautarisme », c’est-à-dire de penser aux Franco-musulmans. C’est absurde. Je pense au contraire que les Français qui ont été mobilisés par la souffrance des Palestiniens, qu’ils soient de confession musulmane ou pas, réagissent en fonction d’une valeur universelle de droit humain, de façon très française, parce que ce sont des Français comme les autres. Enfin, je pense qu’on a une capacité de pression qu’on sous-estime. Que les Européens parlent de sanctions et réagissent au nom du refus des crimes de guerre, cela a un poids vis-à-vis d’une partie de l’opinion israélienne. Le débat commence à émerger en Allemagne : si l’Allemagne changeait de position et décidait de faire pression en faveur de la paix, cela aurait un impact significatif en Israël. 

Hakim El Karoui

Macron a eu raison face aux injonctions agressives et il a été courageux. Il faut remettre cette reconnaissance française en perspective historique. En 1948, la France a déjà voté aux Nations Unies le plan de partage en deux États. De Gaulle, pro-israélien classique, avant 1967, ne s’est pas trompé sur la suite. Après, il y a eu une longue évolution française jusqu’au discours historique de François Mitterrand en mars 1982 devant la Knesset évoquant l’hypothèse d’un État Palestinien à la grande fureur de Begin. Mitterrand, homme de la IVe République, pro-israélien classique, avait conclu bien avant la date de ce discours que la fameuse formule « Une terre sans peuple pour un peuple sans terre » était fausse. En janvier 1974 déjà, au Caire, il avait vu Arafat en prenant un risque politique énorme. Par la suite, les présidents français se sont désintéressés du sujet. Finalement Macron a adopté la position que l’on sait. Ceux qui l’ont attaqué violement (« c’est trop tôt, les conditions ne sont pas réunies, c’est une demande solitaire etc…») ont eu tort. Ils sont en deçà de Trump. A un moment donné, avec la famine organisée à Gaza, ne pas « reconnaître » la Palestine devenait pire que de le faire de façon contestable (reconnaître un État qui n’existe pas, cela peut paraître absurde), il s’agissait de rappeler un objectif. Mais quels sont les arguments opposés ? Trop tôt ? Mais attendre quoi ? Les conditions n’étaient pas réunies. Mais quelles conditions ? Des conditions qui dépendent du Hamas ou de Netanyahou, qui sont absolument contre toute solution à deux États ? Absurde. On a reproché aussi à Macron de prendre cette décision pour des raisons intérieures. Mais le Premier ministre anglais ?  L’Australien, le Canadien, le Portugais etc. ? On en est à plus de 150 pays ! L’argument ne tient pas. Et ensuite il y a eu le plan Trump. Dans le communiqué de la Maison Blanche, on a les même des arguments d’humanité : les Palestiniens ont trop souffert, ils espèrent un État palestinien ! La décision de Macron n’a pas eu d’influence directe sur le plan Trump parce que personne n’a d’influence sur Washington ni sur Israël mais elle a redonné à la France, avec l’Arabie, un rôle honorable d’éclaireur, qui fixe un cap, surtout si en même temps on accompagne positivement le plan Trump. Le fait que l’Arabie saoudite et la France aient agi de concert a pu créer un certain agacement – utile – des Américains a eu un rôle salutaire d’énervement et d’éclairage de l’avenir. Comme l’a fait l’attaque contre le Qatar. De plus, pour gérer une opinion française divisée et exacerbée il vaut mieux, à mon avis, ne pas prendre des « positions » tranchées, ce qui finit en guerre de positions stérile, mais agir en chercheur de solutions. C’est le cas.

Sur le conflit, on a intérêt, je crois, à distinguer 

1) D’une part le conflit en lui-même, l’histoire d’Israël depuis 1948, ou 1967, associé à la recherche, pour certains, d’une résolution du conflit ;

2) Ensuite les controverses en France au sujet du conflit, controverses qui sont radicalisées à un point extrême, au point que les voix pragmatiques ou réalistes des deux camps n’arrivent plus à se faire entendre et que les radicaux seuls vocifèrent ;

3) Enfin, la question de la politique étrangère française en tant que telle. Il faut noter que si la répercussion de la situation au Proche-Orient sur l’opinion français est très forte, le contraire n’est pas vrai. Il n’y a pas d’influence, favorable ou défavorable, de ce que disent les Français sur les acteurs régionaux au Proche Orient.   

Hubert Védrine

Je partage le constat d’une sorte de transposition métaphorique, assez fantasmée, du conflit proche-oriental sur le territoire français. Après le 7 octobre, une partie de la communauté juive a eu le sentiment d’être directement menacée et une partie des personnes qui se situent à la périphérie de la société, musulmans ou pas, ont eu le sentiment de se reconnaître dans les Palestiniens de Gaza, de partager cette condition de personnes qui n’ont pas le droit à la parole. Mais il n’y a pas que des représentations, la montée des actes antisémites est réelle et très inquiétante car personne ne sait ce qu’il faut faire pour les contrer de façon décisive. En outre, beaucoup de Juifs français ont de la famille proche en Israël, ils ont donc vécu la guerre de Gaza dans leur chair. La possibilité du débat s’est donc fermée, laissant la place aux discours les plus radicaux des deux côtés. Exprimer la moindre empathie pour la situation des Palestiniens a trop souvent exposé au soupçon d’antisémitisme. La situation a néanmoins évolué à partir de mars 2025 c’est-à-dire avec la rupture du cessez-le-feu et l’utilisation de la famine comme arme de guerre par le gouvernement israélien. A partir de ce moment-là, une interrogation a pu être formulée sur la stratégie israélienne, sur l’absence de buts de guerre, sur le manque de perspective politique, un débat qui a traversé d’ailleurs la société israélienne elle-même, et qui a pu être repris par les amis d’Israël à l’extérieur. 

Hakim El Karoui

Cette relative ouverture du débat reste cependant fragile. Elle peut être mise en cause à tout moment, et les étiquettes disqualifiantes qui se veulent excommuniantes, « antisémitisme », « islamophobie », « fascisme », « réaction »… utilisées pour proscrire, et éviter d’argumenter, anéantir l’autre, pathologie qui s’est rependue en France, restent omniprésentes. Cela fait penser aux communistes qui, dans l’après-guerre, traitaient de « fascistes » tous ceux qui ne soutenaient pas le communisme, alors stalinien. Dans son Dictionnaire amoureux des Juifs de France, Denis Olivennes a raison d’écrire que l’antijudaisme chrétien a disparu et que l’antisémitisme classique a été éliminé du fait du nazisme. Il me semble que l’antisémitisme présent en France aujourd’hui est essentiellement islamiste (pas musulman, islamiste), par ailleurs concentré dans quelques petits groupuscules d’extrême gauche ou d’extrême droite. Olivennes dit même que la France est « judéophile ». En France, on compte environ 600 000 Juifs et dix fois plus de musulmans, dont une partie est travaillée par l’islamisme. Netanyahu c’est un autre sujet. La position française doit donc être d’aider à trouver des solutions

Hubert Védrine

Je ne suis pas d’accord avec l’idée que l’antisémitisme d’extrême droite aurait disparu, toutes les études montrent la permanence de l’antisémitisme à l’extrême-droite. Mais il n’est plus seul. La polarisation des opinions produit un phénomène d’essentialisation, il s’établit une forme d’identité entre Juifs et Israéliens, puis entre Israéliens et Netanyahou. C’est d’ailleurs un discours utilisé par la droite israélienne depuis très longtemps : « tous ceux qui sont contre nous sont antisémites ». Le piège de l’essentialisation s’est refermé sur les Français juifs qui seraient par définition coupables des crimes de Tsahal à Gaza. Un antisémitisme virulent profite de cet argument pour déployer sa vision du monde antisémite mais je ne crois pas que cet antisémitisme soit lié à l’islam ou même à l’islamisme. Je dirais plutôt que les phénomènes se recoupent – il y a probablement beaucoup de musulmans revendiqués parmi ces antisémites – mais les arguments antisémites ne vont pas chercher des références religieuses ou historiques musulmanes. On a plutôt affaire à du ressentiment, à la construction d’un monde divisé entre « eux » et « nous », « eux » étant responsables de nos malheurs. Il s’agit de trouver un bouc émissaire. Et, comme toujours, il est différent mais aussi proche : les Juifs et les Arabes ont une longue vie commune dans le monde arabe et ils ont partagé des statuts minoritaires pendant la colonisation.

On peine, depuis 25 ans, à trouver le moyen de contrer ce nouvel antisémitisme. En gros, on a tenté deux méthodes. La première reprend, contre le nouvel antisémitisme, les arguments qui fonctionnaient contre l’ancien antisémitisme réactionnaire et maurassien, en renvoyant aux leçons de l’histoire : « voyez où cela nous mène : les camps, Auschwitz, la Shoah ». Mais cet argument ne porte pas car il renvoie aux responsabilités de l’histoire européenne. Comme cet argument ne fonctionne pas, on a eu recours à une autre stratégie, qui consiste à interdire le débat sur la politique israélienne. D’où l’embarras quand les extrémistes imposent leurs visions et leurs moyens d’action au sein du gouvernement israélien. Et, au milieu, la communauté juive en France prend des flèches de tous côtés. Parce qu’elle se trouve, de ce fait, associée aux décisions de la politique israélienne. C’est pourquoi, il serait préférable aujourd’hui de mener un travail pour dissocier la nécessaire lutte contre l’antisémitisme du sujet du soutien à la politique israélienne. Mais, pour cela, il faut mener des investigations sur les messages antisémites et en identifier les promoteurs, les relais, la rhétorique etc. Bref, il faut travailler. Et ce travail n’a pas encore été fait.

Hakim El Karoui
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