Elections américaines : comment l’Europe doit se préparer

Elections américaines : comment l’Europe doit se préparer
Publié le 18 octobre 2024
  • Avocat et essayiste, auteur de Henry Kissinger, l’Européen, Paris, Gallimard, 2021.
Pris de court par l’élection de Donald Trump en 2016, les Européens ne sont guère mieux préparés à une éventuelle réélection du candidat républicain le mois prochain. Mais ils ne doivent pas pour autant se rassurer à bon compte en misant sur la victoire de la candidate démocrate car la prise de distance de Washington par rapport à l’Europe concerne désormais de nombreux domaines partagés par les deux camps.
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Dans une chronique récente, vous avez évoqué un « lâche soulagement » des dirigeants européens suite au retrait du candidat Biden au profit de sa vice-présidente, Kamala Harris, comme si ce changement de candidat dispensait les Européens de réfléchir aux conséquences de l’élection américaine1. Selon vous, quelles conséquences sont-elles à anticiper ?

La Grande Conversation

Si Kamala Harris est élue, sa politique se caractérisera par un mélange d’éléments de continuité et de rupture. Continuité tout d’abord parce que son logiciel de politique étrangère, dans la suite des années Biden, se structurera autour du réseau d’alliances qui ont fait la force de la diplomatie américaine depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale. Aussi bien en Europe que dans la région indopacifique, elle est convaincue que ces alliances seront le fondement d’une diplomatie efficace et forte.  Continuité encore parce que, de la même manière que le Président Biden a repris à son prédécesseur une stratégie économique mêlant un nationalisme économique teinté de protectionnisme et un recours massif aux politiques industrielles, Harris s’inscrira dans cet héritage. Il faudra également s’attendre à une forme de continuité vis-à-vis de la Chine, considérée – tant par les stratèges républicains que démocrates – comme le principal rival économique et géopolitique des Etats-Unis. Une Administration Harris s’appuiera donc sur des mesures de politique commerciale visant à limiter les importations chinoises et à restreindre les exportations de technologies avancées. Mais elle cherchera en parallèle, et dans la continuité du dialogue établi au cours des dix-huit derniers mois entre le conseiller à la Sécurité nationale Jake Sullivan et le ministre des affaires étrangères Wang Yi, à maintenir un canal de communication permanent avec Pékin. Le but est d’éviter que la logique de compétition ne se transforme en confrontation. Sur l’Europe, on peut s’attendre également à une forme de continuité dans la mesure où Harris maintiendrait un soutien fort à l’Ukraine et un dialogue privilégié avec l’Union européenne.  

En revanche, les Européens sous-estiment considérablement une série de changements que l’on observerait même en cas de victoire Démocrate. Tout d’abord, Kamala Harris, parce qu’elle incarne une Amérique dont les liens culturels et familiaux avec l’Europe ne sont pas ceux de la génération précédente, n’aura pas le même attachement que Biden à l’Europe. Alors que ce dernier s’inscrivait dans une tradition de dirigeants américains qui se sont construits durant la Guerre Froide et avaient lien intime avec l’Europe, Harris se pose plutôt dans la continuité de l’approche d’Obama. Cela ne veut pas dire qu’elle se désintéresse de l’Europe mais c’est un lien plus rationnel et donc plus distant qu’elle entretiendra avec notre continent. De plus, elle accentuera sans doute le « pivot américain » vers l’Asie, annoncé par Obama en 2012, et qui fait désormais consensus dans les deux camps.

Sur le plan commercial, si Biden a su mettre en pause, sans les régler sur le fond, quelques contentieux majeurs (le conflit Boeing-Airbus, les politiques tarifaires liées aux questions de surcapacités de production en matière d’acier et d’aluminium ou celles en rétorsion aux mécanismes de taxation sur les géants du numérique), Harris sera sous pression pour mettre en place une politique dite « worker centric ».  Elle le fera dans un pays où le libre-échange est devenu un sujet politiquement toxique et où il est extrêmement difficile d’avoir une politique commerciale ambitieuse.

Autre élément clé que les Européens tendent à sous-estimer : l’importance des syndicats dans le jeu politique américain. Depuis 1976 et l’élection de de Jimmy Carter, la part de la population syndiquée dans le corps électoral américain n’a fait que diminuer. Mais le vote syndical demeure surreprésenté dans trois Etats clés pour l’élection : le Wisconsin, la Pennsylvanie et le Michigan. Par ailleurs, les syndicats américains ont vu leur image s’améliorer considérablement au cours des dernières années. Entre le début du mandat de George W. Bush et aujourd’hui, le taux d’opinion favorable à l’égard des syndicats a presque doublé.  Démocrates et Républicains se battent pour obtenir le soutien des plus puissants syndicats tels que l’UAW (United Auto Workers) ou les Teamsters (chauffeurs routiers). Plus que jamais, Harris sera donc tentée de mener une politique assez protectionniste appelée de leurs vœux par ces syndicats.

Dernier point à ne pas négliger : il est fréquent que les Présidents américains se montrent plus ambitieux sur les questions commerciales lors de leur second mandat, car ils n’ont pas l’épée de Damoclès de la réélection. Ce ne sera pas le cas pour Harris…

S’il y a un domaine où les Européens peuvent espérer plus d’une Administration Harris que d’une Administration Biden, ce sera sur la question environnementale. Si elle est élue, les Européens seraient avisés d’essayer, non pas de réactiver des négociations vouées à l’échec sur un grand accord transatlantique type TTIP, mais un accord plus ciblé sur une harmonisation des standards environnementaux et en matière de technologies vertes.

Sur l’Inflation Reduction Act (IRA), alors que Trump maintiendra probablement cet outil de politique industrielle mais l’amendera en supprimant les « green incentives » qui y sont associés, Harris les renforcera.

Jérémie Gallon

Malgré sa sympathie pour l’Europe, Joe Biden a initié l’Inflation Reduction Act (IRA) de nature protectionniste, qui fait du mal à l’industrie européenne. En particulier, l’énergie est moins chère aux Etats-Unis qu’en Europe, ce qui explique un important différentiel de compétitivité.

La Grande Conversation

L’électricité est environ trois fois plus chère et le gaz environ quatre fois et demie plus chère en Europe qu’aux États-Unis. Logiquement, cela crée un énorme différentiel de compétitivité en raison du frein à l’investissement que le prix de l’énergie représente. A cet égard, et alors que l’Europe a dû réduire sa dépendance énergétique à l’égard de la Russie, elle ne doit pas retomber dans une nouvelle forme de dépendance – notamment sur le gaz naturel liquéfié (LNG) – à l’égard des Etats-Unis. Pour s’en prémunir, il faut multiplier les sources d’approvisionnement (par exemple en provenance de Norvège, d’Algérie ou du Qatar), améliorer nos infrastructures de réseaux et développer les « achats communs » en matière énergétique au niveau européen. Beaucoup de ces mesures sont d’ailleurs recommandées dans les excellents rapports d’Enrico Letta sur le marché unique et de Mario Draghi sur la compétitivité.

Jérémie Gallon

Mais les Européens ont-ils la capacité de réagir ?

La Grande Conversation

Il faut d’abord de la lucidité. Sur la relation transatlantique, les Européens se mentent à eux-mêmes depuis trop longtemps. En 2016, j’avais vu – alors que j’étais diplomate pour l’Union européenne – combien nous n’étions pas préparés à une Administration Trump. Il est tragique que, huit ans plus tard, nous ne soyons guère plus armés pour y faire face. Et il est tout aussi grave que l’on s’enferme dans l’illusion que l’élection de Kamala Harris nous permettrait de ne rien changer.  

Les pays européens se sont par ailleurs enfermés dans une dépendance dangereuse à l’égard de la garantie de sécurité américaine. Or, là encore, soyons lucide. Oui, le soutien américain à l’Ukraine a été massif et nous devons en être profondément reconnaissants à notre allié américain. Mais si l’on regarde l’évolution des dépenses de défense américaines par rapport à leur PIB, elles sont passées de 11,3% au sortir de la guerre de Corée à 2,7% en 2024. Malgré leur importance en valeur absolue (près de 900 milliards de dollars par an), cela signifie que les États-Unis ne sont plus en capacité de maintenir deux fronts de grande intensité militaire en même temps. Et entre l’intervention en faveur de l’Ukraine ou de Taiwan où réside le vrai enjeu stratégique pour eux, les États-Unis n’hésiteront pas à privilégier la seconde. Cela nous pose donc des questions majeures en termes de niveaux de dépenses de défense, de consolidation de l’industrie de défense européennes mais aussi l’articulation OTAN / UE etc.

Par ailleurs, les Européens doivent aussi réduire leur dépendance technologique à l’égard des Etats-Unis, non pas en s’enfermant dans un protectionnisme stupide, mais en recréant des conditions favorables à l’innovation, à la recherche et à une vraie réindustrialisation de notre continent. Cela supposera un investissement massif et conjoint des secteurs public et privé.

Jérémie Gallon

La composition de la nouvelle Commission Européenne indique-t-elle des pistes de l’attitude vis-à-vis de notre partenaire américain ? 

La Grande Conversation

Il est encourageant d’observer que de nombreuses propositions inclues dans les rapports Letta et Draghi se retrouvent dans les feuilles de route qui ont été transmises aux futurs Commissaires européens. Je pense que la présidente de la Commission Ursula von der Leyen, ainsi que de nombreux dirigeants européens, sont conscients de la nécessité absolue de permettre à l’Europe d’être plus compétitive si elle veut demeurer un acteur de l’Histoire et se donner une chance d’exister sur les plans technologique et économique face à la Chine et aux Etats-Unis. Il est aussi clair que l’ambition française d’une Europe plus géopolitique et plus souveraine, y compris en matière de défense, est désormais partagée dans de nombreuses capitales du continent. Dans ce contexte, il est évidemment regrettable que, pour une multitude de raisons, la France voie son influence être considérablement affaiblie à Bruxelles2

Jérémie Gallon

Il est compliqué pour les Européens d’adopter un positionnement stratégique propre vis-à-vis de la Chine sans tomber dans la grille imposée par les États-Unis ou la naïveté qui a longtemps dominé l’Europe. L’UE peut-elle mener une stratégie autonome en Asie ?

La Grande Conversation

Nombre d’observateurs à Washington continuent à penser que l’UE ne fait rien vis-à-vis de la Chine alors qu’elle agit. Elle a notamment développé de nombreux outils de défense commerciale au cours des cinq dernières années, et l’a souvent fait avec grande finesse et efficacité. Si l’Europe est effectivement sortie d’une naïveté stratégique à l’égard de la Chine, il est néanmoins important de noter que les États-Unis, notamment dans l’entourage du président Biden, sont, eux, sortis d’une posture d’hystérie face à la Chine. Dans ce contexte, l’UE a les ressources pour développer une voix autonome, en prenant par exemple pour inspiration un pays comme le Japon qui s’est doté d’une stratégie de sécurité économique très crédible à l’égard de Pékin sans pour autant être calquée sur la vision américaine. En réalité, l’UE ne doit surtout pas être dans une sorte de paralysie qui la conduirait soit à être le jouet des tentatives de coercition chinoise, soit à devoir subir les choix américains comme nous l’avions vu lorsque Washington avait imposé aux Pays-Bas des contrôles aux exportations sur ses semi-conducteurs les plus avancés. Il est aussi essentiel que les dirigeants américains comprennent que les économies européennes sont beaucoup plus exposées à la Chine3 que l’économie américaine. Pour cette raison, les relations que les deux continents entretiennent avec la Chine ont vocation à être différenciées sans pour autant se faire concurrence ou se contredire.

Jérémie Gallon

Plusieurs sujets de politique étrangère sont complètement gelés pendant la campagne, en premier lieu la situation au Moyen-Orient alors même que les événements s’accélèrent.

La Grande Conversation

Un consensus assez fort commence à se dégager, y compris chez de nombreux Républicains modérés, sur le manque de fermeté américaine vis-à-vis de la politique de Benyamin Netanyahou. Par contraste, rappelons-nous l’exemple du Secrétaire d’Etat James Baker qui, sous la présidence de George Herbert Bush, avait – tout en maintenant sans aucune ambiguïté un soutien sans faille à la sécurité d’Israël – fait pression avec succès sur le Premier Ministre Yitzhak Shamir pour qu’il mette un terme à sa politique de colonisation.

Dans le cadre de sa campagne, Kamala Harris tente de maintenir un équilibre délicat. Elle a réussi à contenir la colère de la frange gauche du Parti lors de la convention démocrate en faisant preuve de plus d’empathie à l’égard de la souffrance du peuple palestinien que le président Biden. Mais elle veille aussi à ne pas donner de « munitions » à Trump qui souhaiterait se poser en seul défenseur de l’alliance avec Israël.

Il est à noter que Philip H. Gordon, qui jouera un rôle clé dans une future Administration Harris et avait été le conseiller Moyen-Orient de Barack Obama entre 2008 et 2012, analyse savamment dans son livre, Losing the Long Game: The False Promise of Regime Change in the Middle East combien les présidents américains successifs ont essayé de s’extraire du Moyen-Orient en y étant toujours ramenés in fine4. C’est intéressant car si Kamala Harris est élue, Gordon sera probablement à la manœuvre sur ce sujet extrêmement sensible.

Jérémie Gallon
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Jérémie Gallon