Avec la fin de « l’Occident », l’avenir de l’Europe démocratique se joue au Sud

Avec la fin de « l’Occident », l’avenir de l’Europe démocratique se joue au Sud
Publié le 25 février 2025
  • ancien speechwriter de Josep Borrell, Haut Représentant de l'UE pour les affaires étrangères et la politique de sécurité et Vice-Président de la Commission européenne
Il ne suffit pas de constater que nous changeons d’ère géopolitique. Reste à définir positivement quelle stratégie nous souhaitons développer en tant qu’Européens. Trump nous force à changer… mais pour quelle politique ? C’est vers le Sud que nous devons regarder pour définir de nouvelles alliances.

Le retour au pouvoir de Donald Trump aux États-Unis sonne sans doute le glas de ce qu’on a appelé « l’Occident », cette alliance de l’Europe occidentale et des États-Unis forgée dans les deux guerres mondiales du XXème siècle et renforcée par la « guerre froide ». La chute du mur de Berlin avait déjà distendu ce lien mais il est probablement en train de se casser définitivement.

Parce que les États-Unis sont de plus en plus tournés vers l’Asie et la Chine. C’était certes déjà le cas depuis plusieurs années : Barack Obama avait ainsi engagé de facto un retrait des affaires de l’Europe et de son voisinage, notamment avec la décision de ne pas intervenir en Syrie face à Bachar El Assad. Le soutien appuyé à l’Ukraine de l’administration Biden avait marqué temporairement un coup d’arrêt à ce désengagement mais il ne faisait guère de doute que cette tendance lourde resterait à l’œuvre.

La rupture des Etats Unis avec l’héritage des lumières

Mais au-delà de cette dynamique géopolitique, et de la tectonique des plaques géoéconomique qui la sous-tend, la présidence Trump marque une accélération décisive et probablement irréversible dans ce domaine parce que, avec lui à leur tête, les Etats Unis sont aussi en train de rompre ouvertement avec les valeurs qui étaient au cœur du patrimoine commun de l’ « Occident » : la démocratie, l’état de droit, l’idée de droits humains fondamentaux inaliénables, de droit non seulement à la sécurité physique mais aussi à la sécurité sociale, de droit international et d’ordre multilatéral fondé sur ce droit…

« L’Occident » s’en était certes déjà très souvent éloigné en pratique. Qu’il s’agisse du comportement indigne des États européens vis-à-vis de leurs colonies et de leurs habitants ainsi qu’au cours des guerres d’indépendance ou des États-Unis qui, dans la guerre froide, n’ont jamais hésité à s’appuyer sur les pires dictatures pour combattre l’URSS, renversant Mossadegh en Iran, Allende au Chili…. Sans oublier leurs désastreuses aventures post chute du mur, en Irak notamment.

“America first” n’avait pas attendu Donald Trump

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Les États-Unis, qui avaient été un temps à la pointe du multilatéralisme, n’avaient pas attendu non plus Donald Trump pour critiquer et priver de ressources les Nations Unies, l’UNESCO ou l’Organisation Mondiale du Commerce, pour refuser de ratifier le statut de la Cour Pénale Internationale et ne pas se soumettre à la juridiction de la Cour de Justice Internationale ou encore pour ne pas soutenir le protocole de Kyoto, faisant perdre au monde 25 précieuses années dans la lutte contre le changement climatique… Ce n’est pas vraiment Donald Trump qui a inventé « America first ».

Mais jusqu’ici, pour criant qu’il ait été à maintes reprises, ce fossé entre la pratique et les idées revendiquées par « l’Occident » n’avait pas amené à une remise en cause formelle de ces valeurs fondamentales. Tant l’Europe que les Etats Unis avaient choisi de s’arranger durablement de ce double langage. Avec Donald Trump nous sommes manifestement arrivés outre Atlantique à un point de rupture avec l’héritage des « Lumières ». Et il semble probable à ce stade que le Trumpisme marque bien un tournant profond et durable dans l’histoire des Etats Unis.

Il est possible que l’Europe bascule à son tour dans le camp de l’illibéralisme et de l’autoritarisme. C’est l’espoir de l’extrême droite européenne qui compte profiter de l’effet Trump/Musk (et des formidables moyens technologiques et financiers qui vont avec). Sa tâche est facilitée pour l’instant par l’évolution de la droite classique qui s’est laissé de plus en plus phagocyter par les thèses de l’extrême droite depuis de longues années maintenant. On peut espérer cependant que les excès de Trump/Musk, déjà très sensibles, et leurs échecs probables sur beaucoup de dossiers, auront au contraire un effet repoussoir sur les Européens. A la façon dont les actions d’Hitler et de Mussolini avaient fini par refroidir dans les années 1930 la grande majorité des Britanniques, des Français et des Américains malgré leurs – nombreux et puissants – alliés d’extrême droite au sein de ces sociétés. Avant Elon Musk, Henry Ford, l’inventeur de la voiture pour tous, avait ainsi été dans les années 1920 et 30 un pronazi convaincu et un fervent partisan de l’alliance des Etats-Unis avec Hitler aux côtés de nombre de ces concitoyens. Il avait même failli être candidat à la présidence des États-Unis sur cette ligne.

A supposer donc qu’elle soit capable de résister à la vague trumpiste et ne suive pas le mouvement, l’Europe démocratique – l’Union Européenne et le Royaume-Uni – sera de plus en plus coupée des États-Unis qui non seulement cesseront de la soutenir vis-à-vis de ses autres adversaires mais lui deviendront probablement ouvertement hostiles, sur le plan diplomatique et commercial bien sûr mais même peut-être sur le terrain militaire comme on le constate avec l’affaire du Groenland.

La fin de l’atlantisme européen

L’un des paradoxes, et non des moindres, c’est que c’est à un exécutif européen parmi les plus atlantistes que l’Union ait eu depuis sa création qu’il revient de prendre acte de cette rupture avec les Etats Unis. Mais après tout, le contre-emploi est une figure classique de la politique : c’est le général De Gaulle, porté au pouvoir par les tenants de l’Algérie Française, qui donna l’indépendance à ce pays et non pas Guy Mollet et François Mitterrand. En Europe aujourd’hui, Kaja Kallas et Ursula Von Der Leyen sont sans doute mieux placés finalement que des gens de gauche, toujours soupçonnés a priori d’anti-américanisme, pour rompre avec les Etats Unis. 

Confrontée désormais à l’hostilité des Etats Unis, l’Europe démocratique restera également soumise sur son flanc est aux assauts de la Russie impérialiste et d’extrême droite de Poutine, alliée à la Chine de Xi Jinping, en passe de devenir la puissance mondiale dominante. Si toutefois le régime de Vladimir Poutine ne s’effondre pas, mais Donald Trump est visiblement décidé à faire tout ce qu’il faut pour l’aider à se maintenir.

Briser l’encerclement en s’alliant au “Sud Global”

Dans un tel contexte, l’Europe démocratique ne pourra espérer survivre que si elle parvient à briser cet encerclement en établissant une alliance avec les pays du « Sud Global », le Brésil, l’Afrique du Sud, l’Indonésie… pour résister aux appétits concurrents, mais fondés sur un mépris commun pour le droit international, des États-Unis trumpisés et de l’axe Xi-Poutine. Seule une telle alliance pourrait lui permettre d’éviter un isolement mortifère, d’espérer maintenir un ordre multilatéral fondé sur les règles, et de desserrer l’étau de sa double dépendance technologique à la Chine et aux Etats Unis.

De par leur passé colonial, plusieurs pays européens entretiennent déjà des liens anciens et étroits avec la plupart de ces pays du Sud Global. Mais ces liens restent le plus souvent marqués très négativement par cette histoire coloniale comme on l’a encore constaté récemment au Sahel ou en Algérie pour ce qui concerne la France. Plus de soixante ans désormais après la plupart des indépendances, il devrait pourtant commencer à être possible de dépasser ces traumatismes. Pour y parvenir, il faut cependant que ce soit l’Union en tant que telle, les instances européennes elles-mêmes, et non pas les pays ex coloniaux comme la France, qui prennent la tête de cette recherche d’une alliance avec le Sud Global.

Cela suppose toutefois qu’au sein même de l’Europe – en France, en Italie, aux Pays Bas, en Allemagne mais aussi dans les pays d’Europe centrale et orientale – on parvienne à vaincre les préjugés xénophobes portés par l’extrême droite, qu’on renonce au rêve d’une « Europe forteresse » barricadée pour préserver sa blanchitude et qu’on accepte enfin de traiter réellement d’égal à égal avec l’Amérique latine, le Maghreb, l’Afrique Sub-Saharienne en laissant de côté notre approche traditionnelle de « donneurs de leçon ».

Il faut tout d’abord impérativement nous doter enfin d’une politique d’immigration légale digne de ce nom, cesser enfin de vouloir dissuader les non européens de venir étudier en Europe et arrêter enfin d’empêcher les artistes ou les écrivains du Sud de se produire sur le continent.

Investir davantage au Sud

Cela suppose également que, malgré toutes nos difficultés internes et notre colossal besoin d’investissement en Europe même pour le rattrapage technologique, la transition verte et notre défense mis en évidence par le rapport Draghi, nous acceptions d’investir aussi davantage à l’extérieur de l’Union.

L’Europe est déjà le premier fournisseur d’aide au développement aux pays du Sud. Mais elle le fait en agissant en ordre dispersé, principalement via les politiques nationales de ses États membres. Il faut non seulement maintenir ces budgets malgré nos difficultés internes mais surtout communautariser désormais cette politique en coordonnant ces dépenses beaucoup plus étroitement sous la houlette de l’Union pour ne pas laisser le champ libre au Sud à la Chine et à la Russie après le démantèlement de l’US Aid.

Il nous faut ensuite accroitre notre contribution au financement de la lutte contre le changement climatique et pour l’adaptation dans le Sud Global. Il est essentiel en effet pour la survie de l’humanité de réussir à sauver l’accord de Paris malgré Trump. C’est un terrain où nous devons en particulier impérativement continuer à travailler étroitement avec la Chine pour contrer les États-Unis. Mais cela va nécessairement impliquer des dépenses supplémentaires à des niveaux importants.

Il nous faut également investir davantage pour aider nos partenaires du Sud à bâtir des filières industrielles sur leur territoire qui leur permettent ainsi qu’à nous de ne plus dépendre autant de la Chine et des Etats Unis pour les matières premières critiques et les composants indispensables aux transitions vertes et numériques… C’est dans ce contexte en particulier, et non pas seulement dans celui de la poursuite d’une politique libre-échangiste dépassée, qu’il faut aborder l’accord conclu avec le Mercosur malgré tous ses défauts.

On est certes très loin aujourd’hui de mettre en œuvre une telle politique et, au contraire, ce sont plutôt les forces xénophobes et réactionnaires, poussant à la confrontation avec le « Sud Global », qui ont pour l’instant le vent en poupe en Europe. Le silence de l’Union face aux multiples crimes de guerre et aux innombrables atteintes au droit international à Gaza, à Jérusalem Est et en Cisjordanie a beaucoup aggravé les choses sur ce terrain depuis le 7 octobre 2023.

Mais si on ne parvient pas à inverser rapidement cette tendance, si nous ne faisons pas dès les prochains mois et les prochaines années ce qui est indispensable pour éviter que le Sud Global nous devienne lui aussi de plus en plus hostile, il n’y aura à coup sûr aucun avenir pour une Europe démocratique dans le monde de Trump et de l’alliance Xi-Poutine.

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Guillaume Duval