1. CSRD, CS3D et taxonomie verte : définition et fonctionnement
La directive sur les rapports de développement durable des entreprises (CSRD)1 est une directive européenne adoptée en 2022 par le Parlement Européen, visant à améliorer et à encadrer le reporting extra-financier des entreprises au niveau européen, c’est-à-dire la manière dont elles rendent compte de leur prise en compte des enjeux environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG).
Adoptée dans le cadre du Paquet Finance Durable, partie intégrante du Green Deal européen, pour orienter les flux de capitaux vers des activités soutenables, la CSRD vise à fournir aux sociétés financières, aux investisseurs et au grand public une vue d’ensemble fiable des informations à dimension ESG et des risques auxquels les entreprises sont exposées en matière de durabilité. La CSRD a remplacé la directive sur le reporting extra-financier des entreprises (la NFRD, Non-Financial Reporting Directive, transposée en DPEF, Déclaration de Performance Extra-Financière, en France). Elle concerne plus d’entreprises que sa prédécesseuse, même si son extension reste assez limitée : 50 000 entreprises retenues dans un échéancier étalé jusqu’en 2027, soit à peine 0,2% de l’ensemble des entreprises de l’Union européenne2, et elle prévoit une sanction en cas de non-respect de son application (3 750€ en l’absence de reporting3, pouvant aller jusqu’à 30 000€ en cas de non-désignation d’un commissaire aux comptes dédié4).
A la différence des normes de reporting extra-financier précédentes, la CSRD introduit le concept de « double matérialité » qui oblige à considérer non seulement l’impact de l’environnement sur l’entreprise (matérialité financière, ou comment les enjeux environnementaux, sociaux et de gouvernance affectent la performance financière et la valeur de l’entreprise) mais aussi l’impact de l’entreprise sur l’environnement, la société et les parties prenantes (matérialité d’impact, par exemple du fait des pollutions ou des émissions de gaz à effet de serre liées à son activité). L’approche de double matérialité conduit d’abord les entreprises à ne pas se contenter d’appréhender des risques financiers en prenant en compte également leurs externalités sur leur environnement social et naturel. Mais elle permet également à chaque entreprise de sélectionner elle-même les éléments qu’elle juge pertinents pour réaliser ce reporting.
Pour harmoniser le dispositif, la CSRD place au centre de la démarche les ESRS (European Sustainability Reporting Standards), élaborées par l’Efrag (Groupe consultatif européen sur l’information financière / European Financial Reporting Advisory Group) là où, antérieurement, les entreprises pouvaient s’inspirer des différents référentiels internationaux. Ces 12 ESRS sont sont réparties en 4 grands ensembles : les normes transverses qui définissent le cadre général des ESRS (2), l’environnement (5), le social (4) et la gouvernance (1), comme le montre le schéma ci-après.

La CS3D (Corporate Sustainability Due Diligence Directive), quant à elle, concerne le devoir de vigilance des entreprises européennes. Elle leur fait obligation d’élaborer un processus complet d’identification, d’évaluation et de gestion de leurs impacts sur les droits humains et l’environnement liés à leurs activités comme à celles de leurs filiales et partenaires commerciaux, et de mettre en œuvre un plan de transition climatique aligné avec l’Accord de Paris (limite de + 1,5°C à horizon 2050). Elle fait également partie du Paquet Finance Durable de l’Union Européenne, et a été adoptée en 2024 par le Conseil de l’UE.
Enfin, la taxonomie verte est un système de classification des activités économiques de l’Union Européenne qui permet d’identifier les activités économiques ayant un effet favorable sur l’environnement5. L’objectif est de réorienter les investissements vers les activités favorables à la transition écologique. Après deux ans de discussions, la Commission européenne a notamment adopté en février 2022 un nouvelacte délégué qui intègre le gaz et le nucléaire parmi ses activités.
Cependant, depuis le 26 février, la directive « Omnibus » de la Commission propose de réviser en profondeur la CSRD, la CS3D et la taxonomie, en revoyant leurs ambitions à la baisse.
2. La directive Omnibus du 26 février : bilan
« Simplification promised, simplification delivered ! » (On vous avait promis une simplification, la voici !) s’est exclamée Ursula van der Leyen, présidente de la Commission, lors de la conférence de presse présentant le projet de directive Omnibus. En effet, la CSRD et la CS3D ont été très simplifiées. Concernant la première, la directive ne s’appliquera plus qu’à un nombre restreint d’entreprises : 80% des sociétés initialement retenues ne feront plus partie du cadre de la CSRD selon les estimations de la Commission (de 50 000 à 10 000 entreprises), qui a préféré se concentrer sur les grandes entreprises, dont les activités sont les plus susceptibles d’avoir les plus gros impacts sur l’environnement et le respect des droits humains.
Le champ d’application concernera désormais les entreprises de plus de mille employés, contre 250 auparavant, avec un chiffre d’affaires de plus de 50 M€ et/ou un bilan de plus de 25 M€. De plus, l’entrée en vigueur des obligations est décalée de 2 ans, reportant ainsi leur application à 2028 pour les entreprises initialement concernées dès 2026 ou 2027. Le nombre de points de données (data points, exemple ci-après), originalement de 1178 au maximum – ce n’était quasiment jamais le cas mais ce chiffre a été agité comme un chiffon rouge par les adversaires de la CSRD –, sera réduit, avec une priorisation des données quantitatives. Il s’agit des indicateurs permettant de mesurer l’impact de l’entreprise sur un sujet en particulier (par exemple la quantité de CO2 émise par l’entreprise pour l’électricité qu’elle consomme). Au vu du nombre de data points et de leur nature (certains étant qualitatifs, donc plus difficiles à évaluer), la Commission a jugé nécessaire de réduire la charge de travail pour renseigner ces données. Il ne faut cependant pas oublier qu’une entreprise ne doit pas auditer tous ces points, mais évaluer ceux qui concernent directement son activité (analyse de double matérialité).

L’entreprise doit ensuite justifier son choix de données, en expliquant les points qu’elle a considérés et pourquoi, mais aussi ceux qui manquent et pourquoi elle ne les a pas pris en compte. C’est le gap analysis6.
Grâce à ces mesures, la Commission estime que le coût administratif du reporting sera réduit de 25%, voire 35% pour les PME7, ce qui économiserait au total 6 Mds€ aux entreprises. Diminution qui a son importance, quand on sait que le premier argument avancé par les opposants à la CSRD est le prix que représente ce reporting pour les entreprises, on y reviendra.
Pour la CS3D, la simplification est forte : la Commission souhaite décaler le reporting pour les grandes entreprises d’un an, simplifier les exigences de la directive (réduction de la fréquence des évaluations et contrôles des partenaires commerciaux de 1 à 5 ans) et supprimer l’obligation de mettre en œuvre les plans climatiques établis par l’entreprise. Surtout, les obligations de vigilance se concentreront désormais sur les fournisseurs directs (de rang 1), et non sur l’ensemble de la chaîne de valeur des entreprises.
En ce qui concerne la taxonomie verte, elle est aussi modifiée. Les seuils d’application de la taxonomie seront alignés avec les nouveaux seuils de la CSRD, et concernent désormais les entreprises de plus de 1 000 salariés. Les autres entreprises exerçant des activités totalement ou partiellement incluses dans la taxonomie verte auront la liberté de choisir de le déclarer ou non. Les évolutions relatives à la taxonomie verte sont soumises à la consultation du public jusqu’au 26 mars 2025 et s’appliqueront à la fin de la période d’examen par le Parlement Européen et le Conseil de l’Union Européenne.
Les propositions législatives de la directive Omnibus vont désormais être soumises au Parlement Européen et au Conseil de l’UE pour examen et validation. Les ajustements relatifs à la CSRD, à la taxonomie verte et à la CS3D entreront en vigueur une fois qu’un accord aura été trouvé entre les colégislateurs et après leur publication au Journal officiel de l’Union Européenne. Si la directive était adoptée, on assisterait à un véritable retour en arrière sur les trois textes, se concentrant sur les grandes entreprises et la simplification des normes de reporting environnemental. Comment expliquer ce retour en arrière ? Quelles conséquences pour les entreprises européennes ?
3. Les conséquences pour les entreprises européennes
Le texte n’a pas encore été adopté par le Parlement Européen et le Conseil de l’Union Européenne. Il faudra donc attendre la décision finale de ces deux organes, auxquels la Commission a explicitement demandé de traiter le dossier en priorité. Une passe d’armes est possible entre États plutôt hostiles à la CSRD, et d’autres qui ont déjà des normes de reporting extra-financier exigeantes. L’Allemagne par exemple, a manifesté son désaccord envers la CSRD dans une lettre écrite par quatre ministres à l’attention de la Commission Européenne dans le but d’instaurer un moratoire et de gagner du temps pour les entreprises concernées (2 ans). De son côté, la France a une avance non négligeable sur le sujet, ayant surtransposé la NFRD (DPEF en français). Un retour en arrière serait un désavantage pour les entreprises qui ont déjà investi dans cette initiative de reporting extra-financier.
Ensuite, il faut se pencher sur les conséquences potentielles pour les entreprises. Celles qui ont déjà investi dans la CSRD se retrouvent nécessairement désavantagées par rapport à leurs concurrentes, par exemple les entreprises n’étant plus sujettes au reporting car ne correspondant plus aux critères de sélection de la CSRD (plus de mille employés…).
Parmi les critiques opposées à ces textes, la crainte de l’écart de compétitivité des entreprises européenne avec la Chine et les Etats Unis revient fréquemment. Les opposants à la CSRD dénoncent une perte de compétitivité des entreprises, due à des coûts trop élevés et à une perte de temps et de ressources. Ainsi, Fabrice Le Saché, vice-président du Medef en charge des questions européennes n’est pas pleinement satisfait des mesures proposées par la Commission : « C’est un premier pas, mais il nous semble insuffisant pour réduire notre écart de compétitivité avec les Etats-Unis et la Chine ». Stéphane Séjourné, vice-président exécutif de la Commission à la prospérité et à la stratégie industrielle, défend quant à lui la simplification : « La bureaucratie pèse sur la compétitivité des entreprises lorsqu’une partie de la masse salariale est consacrée au reporting pour prouver que l’on respecte les normes 8».
D’autres entreprises en faveur de cette directive comme IKEA, Nestlé ou Decathlon, avancent l’argument contraire et demandent à stabiliser le cadre règlementaire pour avoir plus de visibilité sur le futur et mieux organiser leur transition. L’application de la CSRD permettrait un bilan plus précis de l’entreprise sur sa pérennité et sa résilience (disponibilité des ressources), elle y gagnerait donc en compétitivité et en performance à long terme. Selon Martin Richer, auteur d’un rapport sur la CSRD pour Terra Nova9, la CSRD serait un avantage car elle permettrait aux entreprises européennes d’avoir une avance en matière de reporting. Grâce à ce panel de données très détaillé offrant de la transparence et de la visibilité, les investisseurs pourront mieux évaluer la compétitivité d’une entreprise dans une économie orientée vers la durabilité et la résilience10.
Enfin, l’UE n’est pas la seule à faire évoluer ses normes comptables pour un reporting extra-financier. La Chine a aussi adopté un reporting extra-financier fondé sur la double matérialité (CSDS, pour Chinese Sustainability Disclosure Standards), dont l’entrée en vigueur devrait avoir lieu en 2026. L’ISSB (International Sustainability Standards Boards), autre référence pour les normes comptables extra-financières et surtout présent aux Etats-Unis, cherche également à mettre en place de nouvelles normes prenant en compte l’impact environnemental des entreprises. Mais, à la différence de la Commission Européenne et du gouvernement chinois, l’ISSB préconise une approche basée sur la simple matérialité, donc plus simple à mettre en place, moins coûteuse mais ne prenant pas en compte les retombées de l’activité économique sur l’environnement.
Un élément est toutefois à ne pas oublier : ce reporting sera fait par des entreprises d’audit et de conseil, qui ont pour cela intérêt à ce que la CSRD voie le jour, qu’elle soit la plus exigeante possible et, du même coup, la plus rémunératrice pour elles. C’est à la lumière de ces considérations que doivent se comprendre les déclarations en soutien des acteurs qui en seraient les premiers bénéficiaires, notamment les « big four » : EY, PWC, Deloitte et KPMG (Mazars a également obtenu de nombreux certificats d’audit ESG). À l’inverse, des acteurs systémiques comme les grandes banques voient la conformité CSRD comme un coût faramineux et dissuasif. C’est le cas de BNP Paribas, la plus grosse banque française, dont le directeur général a qualifié cette directive de « délire bureaucratique »11. De manière générale, les prévisions de coûts du reporting sont estimées entre 287 000 et 320 000 euros en moyenne, selon une étude du CEPS (Centre d’études des politiques européennes, Centre for European Policy Studies) et du cabinet de conseil Milieu12. Cependant, ce coût pour une entreprise dont les activités sont multiples et complexes pourrait être plus élevé. Une enquête réalisée par le Collège des Directeurs du Développement Durable (C3D) suggère que plus de la moitié des entreprises concernées doivent payer entre 50 000 et 200 000 euros, mais que ces coûts peuvent dépasser les 600 000 euros pour certaines d’entre elles (11% des entreprises interrogées)13. De telles perspectives ont gravement contribué à l’impopularité de cette directive dans les milieux patronaux, et pas seulement en France, où les exigences de reporting extra-financier sont souvent plus exigeantes que dans beaucoup d’autres pays européens.
Ces difficultés sont venues s’ajouter au backlash écologique en cours, encore accentué par le retour de Donald Trump à la Maison Blanche. Bien qu’elle se maintienne à un haut niveau parmi les préoccupations des Français et des Européens, la question environnementale a reculé dans l’ordre des inquiétudes des citoyens14, ouvrant une fenêtre d’opportunité à tous ceux qui, pour diverses raisons, souhaitent différer, amodier voire détruire le contexte règlementaire mis en place ces dernières années pour répondre à la crise climatique. Initialement très ambitieuses, les règlementations européennes (CSRD, CS3D et Taxonomie) font aujourd’hui l’objet de nombreuses critiques. Certains responsables politiques européens offrent peu de résistance voire accueillent favorablement ces revendications. En conséquence, les enjeux écologiques à moyen et long terme ont été relégués au second plan. Les nouveaux critères de performance extra-financière de la CSRD, qui devaient orienter entreprises et investisseurs vers des pratiques plus écologiques, sont désormais principalement perçus comme une source de coûts et un frein compétitif.
Conclusion
L’histoire est pourtant loin d’avoir dit son dernier mot. Bien que limitée par la directive Omnibus récente, la CSRD reste assez ambitieuse en matière de reporting. A ce jour, c’est le système de normes extra-financières le plus précis et le plus riche à l’échelle mondiale. A moyen et long terme, il donne une longueur d’avance aux Européens. Reste à en faire une norme de référence. Car ne nous faisons aucune illusion : si les normes ne sont pas européennes, elles seront américaines (et il n’est pas certain que l’environnement y gagnera) ou chinoises (et l’avance de l’Europe sur le reporting ESG sera perdu).