Depuis plusieurs années, les discours dénonçant les inégalités entre les métropoles et le reste du territoire français se sont multipliés dans le débat public, alertant sur les menaces que feraient peser l’évolution de l’économie – la mondialisation en particulier – sur la cohésion géographique de la Nation. Cette perspective néglige presque systématiquement l’existence de dispositifs de redistribution spatiale des richesses que de nombreux acteurs politiques ont intérêt à taire pour capitaliser sur un sentiment latent d’injustice et de défiance, au risque de dresser un portrait caricatural de la réalité des inégalités géographiques dans notre pays et de fragiliser les institutions républicaines qui œuvrent à les atténuer.
Des inégalités de salaires dépendantes de la hiérarchie urbaine
En France métropolitaine, les revenus d’activité diffèrent selon les territoires. Les salaires nets horaires moyens, par exemple, ont tendance à croître au fur et à mesure que l’on s’élève dans la hiérarchie urbaine (carte 1) : le niveau des salaires privés et publics à Paris et dans les métropoles régionales est ainsi plus élevé que dans les villes moyennes qui elles-mêmes offrent à leur main-d’œuvre des rémunérations supérieures à celles que l’on peut trouver dans les villes les plus petites. Les intercommunalités parisiennes bénéficient ainsi des salaires nets les plus élevés du pays (Chantilly, Senlis, Montfort-L’amaury, Versailles, Saint-Germain, Saint-Nom-la-Bretèche et la Métropole du Grand Paris). Au contraire, en dehors des outre-mers, les territoires où les salaires nets sont les plus faibles sont situés dans les espaces de faibles densités (Langogne, Aubusson, Cayres, Mauriac, Lavelanet). En France comme dans toutes les régions d’habitat sédentaire depuis 10 000 ans, la division du travail tend à concentrer les activités les plus spécialisées, et donc les plus rémunératrices, dans les lieux qui permettent une meilleure accessibilité collective, c’est-à-dire dans les villes. Il n’y a là rien d’étonnant. Si le phénomène est ancien et structurel, la mise en concurrence des économies nationales induite par la mondialisation capitaliste au cours des dernières décennies a accru le rôle des économies d’agglomération (que l’on pourrait assimiler à des économies d’urbanisation) et intensifié le processus de métropolisation.
Outre les effets de la hiérarchie urbaine, les différences de salaires dépendent également de logiques régionales. L’ancien bassin houiller du Nord ou le Languedoc présentent par exemple des niveaux de rémunération relativement faibles. Au contraire, les populations résidant au sud de la Bretagne, le long de la Côte d’Azur, du littoral aquitain, dans les vallées de la Seine, du Rhône, la région lyonnaise, la Savoie et l’Alsace bénéficient de salaires plus élevés, en raison de spécialisations rémunératrices dans l’industrie ou les services.
Carte 1

Une redistribution sociale au service de la cohésion territoriale
Pour faire face aux inégalités spatiales générées par les écarts structurels de rémunération économique entre les centres et les périphéries, les États modernes ont déployé différentes politiques d’intégration territoriale : des dispositifs de représentation politique favorables aux périphéries, des mesures d’équipement en infrastructures et en services collectifs et des politiques d’aménagement du territoire visant à compenser l’inégalité des chances induite par les logiques marchandes. Au cours du XXe siècle, la montée en puissance de l’État providence et l’augmentation des prélèvements obligatoires ont contribué à opérer ce que Laurent Davezies a nommé une “redistribution invisible des richesses” entre les centres et les périphéries du territoire national1. Aujourd’hui, l’impôt sur le revenu, les prélèvements sociaux (CSG, CRDS) ainsi que les diverses prestations sociales (pour les familles, le logement, l’autonomie, etc.), en redistribuant une partie des revenus perçus par les ménages les plus aisés au profit des ménages les moins riches, entraîne des flux de revenus depuis les territoires habités par les populations les plus riches vers ceux dont la population a, en moyenne, des revenus plus faibles2.
La mesure de l’écart entre les revenus médians déclarés (intégrant les salaires, les revenus des indépendants, du patrimoine et les pensions) et les revenus disponibles, c’est-à-dire après impôts et prestations sociales, montre que les métropoles (Paris, Bordeaux, Toulouse, Nantes en tête) et leurs périphéries (dont celles de Lyon et Genève) ainsi que l’Alsace et la Côte Atlantique voient leur revenu médian diminuer du fait de la redistribution (carte 2). Dans la communauté de commune Gally Mauldre, à l’Ouest de Paris, l’écart entre le revenu déclaré (40170 €) et le revenu disponible (36330 €) représente une perte de 3840 € par unité de consommation (UC*) par an (soit 8,5 % du revenu déclaré). Dans la Métropole du Grand Paris, la perte est de 420 € par UC (1,65 % du revenu déclaré). En France métropolitaine, 19,8 millions de personnes résident ainsi dans un des 244 EPCI où la population contribue plus qu’elle ne perçoit.
Au contraire, les territoires dont le revenu médian est plus faible reçoivent plus d’aides sociales qu’ils ne sont prélevés. C’est le cas dans le Nord, le Bas-Rhône, le Languedoc, la vallée de la Garonne et de nombreuses villes petites et moyennes de l’Ouest de la France. Dans la communauté d’agglomération de Creil Sud Oise, l’écart entre le revenu déclaré (15390 €) et le revenu disponible (17560 €) représente un gain de 2170 € (+14,1 % du revenu déclaré). L’écrasante majorité des intercommunalités des espaces de faibles densités bénéficie de flux positifs de revenus en provenance des grandes villes. 42,7 millions de personnes habitent dans un des 986 EPCI tirant bénéfice de la redistribution socio-spatiale des revenus. Outre-mer. La même logique explique que les espaces accueillant les populations les plus pauvres soient aussi ceux comptant la plus faible part de ménages imposés (revenu, CSG, CRDS) et où le poids des impôts est le plus faible (cartes 3 et 4).
Les montants redistribués ne suppriment évidemment pas l’intégralité des inégalités, les revenus médians disponibles demeurant très contrastés selon les territoires : les EPCI dont la population a les revenus déclarés les plus élevés sont aussi ceux dont les revenus disponibles surpassent les autres (carte 5). Cette redistribution permet malgré tout de réduire l’écart entre l’EPCI le plus riche (CC du Genevois) et le plus pauvre (CC de Creil Sud Oise) de 2,6 à 2,01. L’écart moyen entre le revenu médian des EPCI et le revenu médian national passe de 2129 € pour les revenus déclarés à 1761 € pour les revenus disponibles après impôts, cotisations et prestations, soit une réduction de 20 % des inégalités moyennes.
La redistribution spatiale des richesses résultant des politiques fiscales et sociales contredit l’hypothèse d’un abandon des périphéries par les centres économiques les plus puissants. Il existe bien, en France, une politique de solidarité socio-économique mise en œuvre par l’État central qui permet d’atténuer les inégalités territoriales induites par les logiques marchandes, confirmant la perpétuation du régime que je propose d’appeler le néolibéralisme apprivoisé.
Carte 2

Carte 3

Carte 4

Carte 5

La baisse des impôts promise par l’extrême-droite desservirait en priorité les habitants des territoires les plus fragiles
Au cours des dernières années, la fragilisation des impôts sélectifs (la suppression de l’ISF ef de la taxe d’habitation) au profit d’impôts à taux uniques (la TVA, la TICPE, les prélèvements forfaitaires sur les revenus du capital) et l’évasion fiscale ont cependant compromis ces mécanismes redistributifs et la cohésion sociale et territoriale qui en découle. Or, en votant fortement pour l’extrême-droite, les citoyens habitant les territoires les moins riches (dans le Nord, le Nord-Est et le Languedoc par exemple) font le choix d’une politique de réduction fiscale qui, si elle était appliquée, reviendrait à restreindre encore plus les mécanismes redistributifs dont ils sont pourtant parmi les principaux bénéficiaires.
Par exemple, la proposition du RN, formulée dans son dernier programme3, de supprimer l’impôt sur le revenu des personnes de moins de trente ans favoriserait les territoires dans lesquels les jeunes ménages ont les plus hauts revenus, c’est-à-dire dans la métropole parisienne, les couronnes des métropoles régionales, dans le Grand Ouest, le long de la Côte d’Azur, du Sillon alpin et des frontières avec la Suisse, l’Allemagne et le Luxembourg (carte 6). Les territoires entourant la métropole genevoise, les périphéries de Bâle, du Luxembourg, de l’Ouest parisien et les métropoles de province (Bordeaux, Lyon, Toulouse, etc.) sont en effet ceux dont les jeunes contribuent le plus à l’impôt (carte 7). Dans les EPCI des Lacs et Montagnes du Haut-Doubs, de la Station des Rousses-Haut Jura, du Val de Morteau, de Versailles Grand Parc et de Saint Germain Boucles de Seine, les impôts des jeunes ménages dépassent 20 % des revenus déclarés.Supprimer un tel impôt reviendrait à favoriser ces territoires abritant les jeunes les plus riches du pays et à briser la logique redistributive qui fonde la solidarité avec les territoires les plus pauvres. Dans le Nord et le Languedoc, la part des prestations sociales dans le revenu des jeunes est la plus élevée (carte 8). Dans les intercommunalités des Pyrénées Audoises, des Portes de la Thiérache, du Haut Vallespir, du Grand Orb en Languedoc et du Sud Avesnois, elles dépassent même 20 % des revenus disponibles, contribuant à majorer de 3000 euros le niveau de vie médian des jeunes ménages.
Carte 6

Carte 7

Carte 8

Conclusion
S’il a renoncé à mener une authentique politique d’aménagement du territoire au cours des années 2000, le gouvernement français n’en reste pas moins un puissant acteur géographique. Par les réglementations qu’il impulse et par les diverses politiques sectorielles qu’il met en œuvre, son influence reste décisive.
L’absence de réflexion et de coordination concernant les effets géographiques de son action contribue cependant à brouiller leur lisibilité et leur légitimité. Les politiques fiscales et de solidarité sociale, menées conjointement avec les collectivités territoriales, montrent par exemple que l’État joue un rôle aussi discret que crucial d’atténuation des inégalités géographiques en matière de revenus et, ce faisant, de promotion de l’équité républicaine et de la cohésion territoriale de la Nation. Il y a pourtant fort à parier que cette éminente fonction serait longtemps restée dans l’ombre sans les travaux pionniers de l’économiste Laurent Davezies. Dans le contexte actuel, l’expérience montre que de telles entreprises d’élucidation ne suffisent pas à empêcher la montée de l’incompréhension, de la défiance et de l’insatisfaction à l’égard de l’action de l’État central. La prolifération de la métaphore angoissante de la “fracture territoriale” dans le débat national au cours des dernières années, opposant métropoles avantagées et périphéries délaissées4, témoigne de la difficulté actuelle à bâtir un diagnostic qui dépasse l’outrance et le catastrophisme. Une telle situation tient en partie au renoncement progressif de l’État à assumer un bilan et à énoncer une vision stratégique pour son propre territoire, fonction de cadrage du débat qu’a longtemps exercée la politique nationale d’aménagement. Depuis une vingtaine d’années, le vide ainsi laissé a peu à peu été comblé par des discours d’opposition recyclant de vieux antagonismes géopolitiques (le clivage Paris/Province, l’opposition ville-campagne) dont le principal avantage est de conserver un puissant pouvoir évocateur et mobilisateur pour le grand public. Des représentations dramatiques ont alors pu proliférer sans garde-fous adéquats, finissant par saturer le débat politique. Depuis, l’enfermement du débat dans des figures trompeuses, inquiétantes et populistes profite aux forces les plus hostiles au système républicain, au risque de compromettre les instruments de solidarité territoriale et d’enclencher des mécanismes inédits d’injustice spatiale.