Cette note est largement inspirée du livre de Julien Marchal « Déjouer le populisme : bâtir le contrat social du XXIe siècle », publié aux éditions de l’Aube en septembre 2024, https://bit.ly/4d6Pvnk
Quoi de commun entre la relocalisation du paracétamol en France, l’acier bas carbone et un poulet bio élevé dans la Bresse ?
Tous les trois sont aujourd’hui des produits « écologiques » plus chers à produire que leurs homologues « conventionnels ».
Tous les trois le seront durablement car il n’y a pas de perspectives que le progrès technologique réduise en quelques années leurs coûts de production.
Tous les trois sont en concurrence internationale avec leurs homologues conventionnels.
Et tous les trois sont indispensables à la transition écologique et à l’autonomie stratégique !
Ces trois exemples ne sont pas choisis au hasard : ils illustrent un changement de paradigme majeur du XXIe siècle par rapport au tournant du siècle : pour des raisons environnementales ou d’autonomie stratégique1, il est nécessaire de renchérir le coût de production de certains biens !
Le XXIe siècle verra le coût de production des biens augmenter pour des raisons environnementales et d’autonomie stratégique
Depuis la chute de l’URSS, nos sociétés occidentales ont adhéré, et même promu, la mondialisation comme facteur de progrès. En s’appuyant sur la théorie des avantages comparatifs de J.-B. Say, il est ainsi apparu normal et bénéfique de délocaliser la production de biens de consommation courante dans des pays à bas coût, au profit des consommateurs occidentaux et de l’élévation du niveau de vie des travailleurs des pays pauvres. L’Union européenne s’est largement construite sur ces préceptes, à la fois pour organiser son marché intérieur (interdiction des aides d’Etat pour laisser la concurrence s’exprimer à l’intérieur de l’Union) et ses relations commerciales avec les pays tiers ; l’Union européenne est ainsi l’entité ayant signé le plus d’accords de libre-échange.
Ces décennies mondialistes et consuméristes n’ont pas été dénué d’effets positifs : en tant que consommateur nous avons accès à une quantité et une variété inégalée de produits2 ! Beaucoup de pays autrefois pauvres, dont la Chine, ont émergé économiquement grâce à cette mondialisation.
Pour autant, la mondialisation consumériste tous azimuts telle que nous l’avons vécue ces dernières années comporte des faiblesses structurelles, qui la rendent inadaptée aux défis actuels :
- elle n’accorde aucune valeur à l’autonomie stratégique, ce qui a généré des dépendances géopolitiques de l’Europe à des puissances totalitaires ;
- elle n’accorde aucune valeur à l’environnement ce qui est particulièrement problématique alors que l’humanité se confronte aux limites planétaires ;
- elle dévitalise grandement les dirigeants politiques et accentue la perte de sens individuel et collectif dans les sociétés européennes sécularisées.
Depuis la crise sanitaire, l’Europe a pris conscience de ses dépendances industrielles et énergétiques. Via des politiques telles que le Green deal, le Net Zero Industry Act et le plan « Fit for 55 », le règlement européen sur les matières critiques, l’Union européenne entend désormais donner une valeur à l’autonomie stratégique. Concrètement, elle promeut par exemple la réindustrialisation sur son territoire d’une centaine de produits jugés stratégiques, avec des aides publiques pouvant atteindre plusieurs centaines de millions d’euros par usine ! De telles aides étaient inconcevables il y a encore 10 ans, signe du changement de paradigme. Elle semble même prête à dégainer l’arme des barrières douanières comme en atteste le maintien de droits anti-dumping à l’importation de véhicules et de batteries chinoises. Les Etats-Unis se sont engagés dans la même voie, en plus rapide et plus fort, avec la mise en place de l’Inflation Reduction Act et l’établissement de droits de douanes particulièrement dissuasifs sur certains produits jugés stratégiques (panneaux solaires, batteries, etc).
Depuis le début des années 2000, et symboliquement depuis l’Accord de Paris, l’Union européenne accorde aussi de plus en plus de valeur à la préservation des biens communs naturels. Elle n’a ainsi pas cessé de renforcer ses dispositifs et ses normes en faveur de l’environnement : baisse des émissions de gaz à effet de serre bien entendu, mais aussi préservation de la biodiversité, limitation de l’étalement urbain, lutte contre la pollution de l’air et de l’eau, promotion de l’éco-conception voire d’une certaine forme de sobriété. Autant d’inflexions majeures progressives en faveur de la préservation des biens communs. L’Union européenne est ainsi la puissance avec le prix du carbone le plus élevé, qu’elle tente d’imposer aux produits importés avec le « mécanisme d’ajustement carbone aux frontières ».
Ces deux inflexions, nécessaires et légitimes et qui sont parfois intriquées3, portent en elles toutefois une difficulté intrinsèque, à la source de nombreux remous et protestations : elles conduisent à augmenter le coût de production !
Le mirage techno-solutionniste d’une transition sans effort
La hausse du coût de production est-elle inéluctable ? Il est tentant de convoquer le progrès technologique pour assurer que les technologies vertes seront rapidement aussi peu chères que les technologies conventionnelles. Ou encore que, grâce à la robotisation et à l’intelligence artificielle, une usine installée en France pourrait avoir un coût de production similaire à la même usine en Asie.
Le solaire et l’éolien ne sont-ils pas d’ailleurs des exemples frappants : après une dizaine d’année d’innovation et d’industrialisation, leur coût de production est désormais inférieur à celui des centrales thermiques !
Hélas, cette vision techno-solutionniste se heurte à la réalité. L’agriculture est le secteur où le mirage se dissipe le plus facilement : difficile de prétendre qu’un poulet bio élevé en plein air sera un jour moins cher qu’un poulet d’Europe centrale élevé en cage ; difficile d’imaginer que le coût de production du blé, ou des betteraves, diminuera à mesure que les pesticides seront remisés.
Le même constat peut être tiré dans les usages industriels utilisant de la chaleur, soit environ un tiers de la consommation d’énergie mondiale : une chaudière utilisant la biomasse est plus chère qu’une chaudière gaz et le recours à l’électricité ou à l’hydrogène semble coûteux également. Il en va de même pour les carburants : le kérozène fabriqué à partir d’hydrogène, qui est à un stade de maturité faible aujourd’hui, semble voué à être 5 à 10 fois plus cher que le kérozène fossile dans les prochaines décennies. Personne ne se hasarde non plus à dire que le bioplastique sera prochainement moins cher que le plastique classique !
Enfin, il est évident que la préservation de la biodiversité, la lutte contre les pollutions et l’artificialisation des sols vont renchérir les coûts de production : par définition, il s’agit de contraintes nouvelles ou renforcées par rapport à la situation qui prévalait, et ces contraintes vont peser sur le coût de production (coût du foncier, coût des traitements des effluents et des fumées, majoration du coût de la ressource en eau, etc). Les alertes des industriels sur leur compétitivité à chaque durcissement de législation sont là pour en témoigner. Dans son livre Réindustrialiser, le défi d’une génération4, Olivier Lluansi fait part d’un surcoût de production actuel de l’ordre de 20 à 30% pour une entreprise française par rapport à un concurrent asiatique en raison des exigences sociales et environnementales en vigueur en France.
Il existe bien entendu des technologies vertes, comme l’éolien, le solaire et les véhicules électriques, qui peuvent rivaliser avec leurs homologues conventionnelles. Mais le réalisme invite à considérer que ce sera loin d’être systématique.
La hausse de coût de production induite par le verdissement de l’économie et la relocalisation des biens stratégiques doit être payée par le consommateur
Après plusieurs décennies à promouvoir la mondialisation et le pouvoir d’achat dopé aux produits à bas coûts made in somewhere, est-il possible de faire accepter une hausse des coûts pour des raisons environnementales et d’autonomie stratégique ?
Ce défi politique majeur fait face au triangle d’incompatibilité énoncé notamment par le regretté économiste Philippe Martin : « il n’est pas possible à court terme de (i) réaliser la transition écologique ; (ii) préserver le pouvoir d’achat ; (iii) préserver les comptes publics ». Triangle d’impossibilité qui se décline de manière identique en matière de relocalisation industrielle.
Compte-tenu du déficit public conséquent en France, il semble peu probable de parvenir à faire prendre en charge le surcoût de production par le budget de l’Etat. Ethiquement, une telle décision serait par ailleurs discutable puisqu’elle revient à ce que le consommateur bénéficie du produit vert/made in France en payant le coût du produit conventionnel/made in Asia (le même consommateur étant aussi un citoyen contribuable repaierait via ses impôts l’écart de coût de production ; mais avec une redistribution propre à l’imposition, tous les ménages ne s’acquittant pas de la même proportion d’impôt).
C’est pourtant la voie suivie en partie par l’Union européenne et les Etats-Unis via les subventions massives à la relocalisation d’usines et les aides aux technologies vertes. C’est aussi historiquement la voie prise en Europe avec la Politique Agricole Commune (PAC) : l’agriculteur européen, mis en concurrence avec les agriculteurs du monde entier, vend au coût de production mondial, et touche en parallèle une subvention -de l’ordre de 30 à 50% de son revenu total5– pour équilibrer ses comptes ; le consommateur européen achète ainsi des aliments au « prix mondial » et les repaie comme contribuable pour alimenter la PAC.
Cette voie semble condamnée à finir en impasse ! D’une part, elle devrait conduire à l’épuisement budgétaire ou au ras-le-bol fiscal, notamment compte-tenu de l’ampleur du surcoût à prendre en charge si elle s’applique à un vaste panel de technologies vertes ou de relocalisation6. D’autre part, elle risque d’attiser une guerre économique entre puissances continentales, chacune ayant intérêt à annoncer toujours plus de subventions pour attirer ou retenir les facteurs de production : à ce jeu, les Etats-Unis, parce qu’ils sont les seuls à pouvoir vivre avec un déficit public record, seront probablement gagnants !
Dès lors que réaliser la transition et renforcer l’autonomie stratégique sont considérés comme des impératifs (ce que contestent certains dirigeants ou économistes mondialistes, qui dans le triangle d’impossibilité accepteraient ainsi qu’on renonce à des investissements de transition) la seule issue consiste à faire payer le surcoût du verdissement et de la relocalisation par les consommateurs.
Comment faire accepter ces hausses de coûts par les consommateurs et y associer une vision positive ?
La crise des gilets jaunes en France a montré la difficulté à renchérir le prix final pour un motif environnemental, de surcroit via une taxation. La baisse des achats de lait bio en 2022 lors de la montée de l’inflation montre également que la propension à payer plus cher par les consommateurs pour des produits verts est limitée. La reculade des Gouvernements européens sur les normes environnementales liées à l’agriculture au premier semestre 2024 semble traduire la même difficulté, vue cette fois des producteurs lorsqu’ils sont en concurrence avec le reste du monde.
Plusieurs leçons peuvent en être tirées, et forment la base d’un nouveau contrat social basé sur l’autonomie stratégique, la préservation des biens communs et la cohésion sociétale.
1/ L’information des consommateurs est nécessaire : des labels clairs, obligatoires et conçus par la puissance publique, sont indispensables pour éviter que le marketing dilue les produits verts et made in France dans un fatras de faux-labels. Cette information, qui fait encore largement défaut, est nécessaire mais pas suffisante comme le montre la stagnation de l’achat de produit issus de l’agriculture biologique.
2/ L’exemplarité compte : si les élites et les dirigeants politiques ne donnent pas l’exemple, pourquoi les ménages feraient-ils l’effort d’acheter français ou écologiques ? Olivier Lluansi considère que la commande publique pourrait augmenter de 15 Milliards d’euros par an ces achats de produits manufacturés made in France : les marges de manœuvres sont donc importantes7. Les débats sur la taxation du kérosène et les jets privés s’inscrivent aussi dans ce cadre : pourquoi un ménage lambda devrait-il réduire ses déplacements domestiques en avion et rouler en véhicule électrique alors que les vols internationaux, y compris en jet privés, ne paient aucune taxe sur le kérosène ? Pourquoi faire des efforts à acheter local lorsque le fioul maritime, carburant de la mondialisation, est détaxé ?
3/ Des systèmes de bonus-malus ou de taxation des produits importés seront nécessaires pour rééquilibrer le différentiel de prix final entre les produits verts/made in Europe et les produits conventionnels. Sans ce rééquilibrage, la tentation du consommateur d’acheter moins cher le produit « pas cher et pas durable » ou « pas cher et pas souverain » sera trop forte et limitera la part des produits vertueux. Sans ce rééquilibrage, une entreprise aura intérêt à acheter un produit conventionnel moins cher plutôt que de faire l’effort d’acheter à un fournisseur français un peu plus cher.
4/ Des outils de redistribution sociaux devront accompagner les systèmes de bonus-malus afin que, sur les biens essentiels, les ménages les plus pauvres ne se retrouvent pas dans une situation de privation. Ces outils existent déjà en partie (chèque énergie, tarification sociale de l’eau, leasing social des véhicules électriques) ou sont en réflexion depuis des années (chèque alimentaire bio).
5/ Un discours bienveillant qui salue les efforts réalisés plutôt que de pointer les difficultés, mérite d’être développé. L’Europe est par exemple bien plus en avance sur la sobriété que les Etats-Unis (voiture plus petites, écoconception, moins d’étalement urbain) ce dont nous devrions être fiers plutôt que de se plaindre de l’excès de normes. La qualité de l’air s’améliore très nettement depuis vingt ans en Europe, ce dont peu de Français sont hélas conscients. La France possède, rapporté à son PIB ou à son nombre d’habitant, l’empreinte carbone la plus basse des pays du G7. Toutes ces réussites et caractéristiques devraient être mises en avant plutôt que de systématiquement pointer les retards et améliorations encore nécessaires.
6/ Une vision globale associant l’acte d’achat à un acte militant et civique est nécessaire. L’unanimité politique devrait par exemple se faire pour soutenir la vertu d’acheter un véhicule électrique assemblé dans l’Union européenne ou pour consommer des aliments de saison aussi locaux que possibles. En d’autres termes il s’agit de porter la vision d’un rééquilibrage du triptyque consommateur-travailleur-citoyen… et donc d’atténuer le culte du pouvoir d’achat immédiat qui prévaut depuis des années.
7/ Ce nouveau rapport à l’autonomie stratégique et à la préservation des biens communs devrait être utilisé comme un facteur de sens et de cohésion. Une grande partie des jeunes et des actifs souffre aujourd’hui d’une perte de sens. Le taux de solitude déclarée par les jeunes est préoccupant, tout comme la santé mentale des jeunes et des actifs depuis le Covid-19. Il semble qu’une proportion croissante de personnes éprouvent des difficultés à trouver du sens à sa vie et à l’articuler avec le collectif. De fait, la société de consommation mondialisée ne donne pas de sens à nos existences et encore moins au collectif. La quête d’autonomie stratégique et de préservation des biens communs est un but collectif qui nécessite des actions de chacun d’entre nous et qui, par ce biais, peut être un puissant porteur de sens.
En définitive, il s’agit de rééquilibrer le triptyque consommateur-travailleur-citoyen
Grâce à la mondialisation, les dernières décennies ont permis au consommateur européen que nous sommes d’accéder à une quantité incroyable de biens. Cette abondance atteint aujourd’hui ses limites, car elle s’est faite en partie au détriment du travailleur (délocalisation, mise en concurrence renforcée) et du citoyen (dépendances géopolitiques, montée du populisme).
Elle atteint également ses limites car, politiquement, l’abondance ne s’est pas traduite pas dans les urnes par un plébiscite ; au contraire tous les pays occidentaux subissent la montée du populisme et la liste des pays vaincus (heureusement temporairement) s’allonge d’années en années.
Pour déjouer le populisme, l’heure est venue de bâtir ce nouveau contrat social !