Les Européens et le changement climatique : une prise de conscience qui s’accompagne de doutes et d’exigence de justice sociale

Les Européens et le changement climatique : une prise de conscience qui s’accompagne de doutes et d’exigence de justice sociale
Publié le 26 juillet 2023
Il y a quelques mois, BNP Paribas et IPSOS ont réalisé une étude sur la perception, par les Européens, du changement climatique, de la transition énergétique et de la notion de « transition juste », à laquelle Terra Nova s’est associé. Cette enquête a été réalisée auprès de 9500 personnes à travers 10 pays (France, Belgique, Allemagne, Italie, Luxembourg, Pays-Bas, Pologne, Espagne, Suède, Royaume-Uni) en février et mars 2023. En voici les principaux enseignements.
Écouter cet article
00:00 / 00:00

Le changement climatique : une préoccupation de tous

Plus des deux tiers (70%) des Européens interrogés se disent anxieux vis-à-vis du changement climatique et de ses conséquences (canicules, sècheresses et montée des eaux) et une large majorité d’entre eux (59%) se déclarent personnellement touchés dans leur région. Parmi les sondés, les Italiens (88%) et les Français (77%) sont ceux qui sont les plus préoccupés. Le réchauffement climatique constitue le deuxième grand sujet de préoccupation personnelle derrière le pouvoir d’achat dans l’ensemble des pays observés. Les sujets tels que l’avenir des services publics, la sécurité, l’immigration, la montée des inégalités ou le chômage arrivent loin derrière.

La bonne nouvelle de cette enquête est donc que les citoyens ont, dans leur grande majorité, pris conscience de la gravité de la crise climatique et de ses conséquences envisageables. Si le scepticisme existe encore, le déni climatique recule au point d’être désormais résiduel sous sa forme la plus simple : seules 2% des personnes interrogées déclarent ne pas penser que nous vivons un changement climatique.

Source : Enquête Ipsos | BNP Paribas – Transition Juste – Avril 2023
Source : Enquête Ipsos | BNP Paribas – Transition Juste – Avril 2023

Les Européens s’engagent dans la lutte contre le réchauffement climatique, mais redoutent l’impact de la transition sur leur pouvoir d’achat, leur qualité de vie et leur bien-être

Conséquence de cette prise de conscience et d’autres facteurs exogènes (hausse des prix de l’énergie notamment), les Européens interrogés indiquent avoir commencé à intégrer de nouvelles habitudes, que ce soit dans les domaines du logement, de la mobilité ou de la consommation : 79% d’entre eux réduisent la température de chauffage chez eux, 64% limitent leurs déplacements en voiture, 52% réduisent leur consommation de viande. Au total, 92% des personnes interrogées déclarent avoir changé au moins une de leurs habitudes quotidiennes (déplacements, achats, chauffage…) et en moyenne 4,9 changements ont été entrepris. Les choses bougent !

Source : Enquête Ipsos | BNP Paribas – Transition Juste – Avril 2023

Néanmoins, la transition énergétique divise et suscite encore des interrogations et des doutes : un tiers (37%) des Européens se montrent très sceptiques sur les bénéfices de la transition énergétique, estimant qu’elle aura davantage d’effets négatifs que positifs sur leur qualité de vie et leur bien-être.  Les Européens sont également très divisés lorsqu’il s’agit d’évaluer le niveau d’efforts qui leur est demandé dans le cadre de la transition énergétique. Un tiers estime qu’on leur en demande trop, un tiers pas assez et un tiers est satisfait. Plus de la moitié (55%) des Européens craignent ainsi que la transition énergétique ne fracture davantage la société.

Abonnez-vous à notre newsletter

Deuxième bonne nouvelle, le consensus grandit sur les actions à mettre en place. Parmi les différentes solutions évoquées, 76% des citoyens jugent efficaces les incitations financières pour impliquer les citoyens dans la transition énergétique en les encourageant à adopter progressivement des habitudes plus sobres en énergie. Les informations sur les comportements, activités ou produits vertueux à privilégier sont aussi considérées comme efficaces et souhaitables. En revanche, les contraintes (obligations ou taxes) sont perçues comme moins efficaces.

Des inquiétudes partagées et des coupables désignés

Alors que, partout en Europe, les modes de vie des catégories aisées sont considérés comme ayant un impact beaucoup plus fort sur le réchauffement climatique que ceux des catégories modestes, les plus aisés ne pourront pas s’exonérer d’efforts substantiels en payant plus cher les mêmes consommations. C’est la même perception qui prévaut en France , plus d’un tiers des Français interrogés (40%)pensent que les 10% les plus riches contribuent le plus activement au réchauffement climatique.

Source : Enquête Ipsos | BNP Paribas – Transition Juste – Avril 2023

Enfin, 30% des Français craignent que leur emploi, entreprise ou secteur soient mis en péril par les actions à mettre en place dans le cadre de la transition climatique. Logiquement, ils sont nombreux à indiquer que la promotion des nouveaux métiers créés par la transition dans les parcours de formation professionnelle et d’études supérieures est une des mesures essentielles à mettre en place.

Que retenir de cette enquête en termes de politiques publiques ? 

La question climatique est en train de changer d’époque. Le problème n’est plus de convaincre les populations de la réalité du phénomène qu’il s’agit d’affronter. Si elle est encore inégalement répartie dans la population, l’idée d’une responsabilité anthropique progresse également rapidement.

Mais, du même coup, on entre dans l’âge du « faire », c’est-à-dire le moment de vérité de la transition : qui est prêt à changer ? qui doit contribuer davantage ? qui doit être aidé ? Ces questions se posent avec d’autant plus d’acuité qu’elles sont contemporaines d’une inquiétude croissante sur le pouvoir d’achat des ménages. C’est au moment où il faut investir que les perspectives

financières paraissent s’assombrir pour beaucoup d’entre eux. Or, comme l’a montré le récent rapport de Jean Pisani-Ferry et Selma Mahfouz, la transition climatique, ce sont d’abord des coûts, puis, seulement plus tard, des bénéfices.

Cette réalité pénètre progressivement dans les esprits. La bonne nouvelle est que nombre de personnes interrogées se déclarent prêtes à changer, à modifier leurs habitudes, à adopter de nouveaux comportements, voire prétendent avoir déjà engagé le changement. Toutefois, beaucoup – et parfois les mêmes – sont également tentés de rejeter la responsabilité des efforts sur d’autres…

Dans ce contexte, si l’on ne veut pas laisser prospérer une forme de « mauvaise conscience climatique », deux impératifs s’imposent à nos yeux :

  • Dire la vérité : de même que le diagnostic scientifique sur les mutations du climat et ses causes ne doit faire l’objet d’aucune euphémisation, les efforts à relever à la fois pour atténuer le réchauffement et pour s’y adapter doivent être clairement décrits. Les enjeux climatiques nécessitent de profondes transformations de nos choix quotidiens, de nos façons de produire et de consommer. Bien sûr, à terme, ils déboucheront sur des bénéfices et il est indispensable de les faire connaître aussi : des maisons où il fera mieux vivre, une meilleure qualité de l’air, de moindres coûts énergétiques, etc. Mais, d’ici là, la transition se traduira d’abord par des coûts. Il vaut mieux l’assumer clairement. Confrontées à l’urgence, la population a montré qu’elle est prête à se mobiliser, comme ce fut le cas cet hiver pour modérer ses consommations d’énergie.
  • Faire preuve d’équité dans la répartition des efforts : cette enquête sur la question climatique dessine les contours d’un nouvelle question sociale européenne et rappelle la nécessité de mettre en œuvre une transition la plus inclusive possible. Parmi les conditions citées par les personnes interrogées pour que les changements liés à la transition énergétique soient acceptés, figure au premier chef le fait « qu’ils soient partagés de façon juste entre tous les membres de notre société » : c’est la première condition citée par le panel (37%), un peu plus d’un cinquième du panel (22%) demandant toutefois à ce que ces efforts « restent dans des proportions modérées » et déclarant ne pas être « prêt à accepter des changements radicaux dans [leur] mode de vie » (22%).

Pour que le coût social et économique de la décarbonation soit accepté, l’effort devra donc être équitablement réparti. Outre les changements de comportement, la décarbonation va requérir des investissements que les ménages modestes sont rarement à même de financer (changer de système de chauffage, isoler sa maison, changer de voiture). Comment éviter que ces derniers soient confrontés à la double peine de devoir payer plus cher une énergie plus difficile à économiser, au moins à court-terme ?

L’Etat a déjà proposé des réponses à cet impératif de transition juste et des moyens significatifs y sont alloués, à hauteur de 8,5 milliards d’euros en 2023 pour les seuls soutiens budgétaires nationaux (Bonus écologique, prime à la conversion, MaPrime Rénov, Certificats d’économie d’énergie, Eco-PTZ, baisse de TVA). De nombreuses mesures de redistribution ont ainsi été créés pour que la répartition des efforts soit plus juste et mieux acceptée.

Mais il va falloir aller plus loin dans les années qui viennent. Or le cadre européen risque d’exercer une pression contraire en exigeant des Etats qu’ils réduisent leurs déficits et le niveau de leur endettement à un rythme difficilement compatible avec les exigences d’investissement dans la transition climatique. C’est pourquoi il serait souhaitable qu’au moment où elle fixe des objectifs toujours plus ambitieux aux Etats-membres en matière de réduction des émissions de gaz à effet de serre, l’Union européenne ne leur impose pas les mêmes contraintes selon qu’il s’agit de « bonnes » et « mauvaises » dettes publiques. Les dettes contractées en vue de lutter contre le réchauffement climatique font assurément partie de la première catégorie et devraient être traitées avec beaucoup plus d’indulgence.

La transition juste

L’Organisation Internationale du Travail (OIT) définit une transition juste comme le « verdissement de l’économie d’une manière aussi équitable et inclusive que possible pour toutes les personnes concernées, en créant des opportunités de travail décent et en ne laissant personne de côté ».

Historiquement, le concept de « transition juste » a émergé dans les années 1970 aux États-Unis au sein des syndicats des secteurs de l’énergie et de la chimie, particulièrement touchés par la création de nouvelles régulations environnementales. Le terme a ensuite été repris dans les Accords de Paris en 2015 : « Tenant compte des impératifs d’une transition juste pour la population active et de la création d’emplois décents et de qualité conformément aux priorités de développement définies au niveau national ».

L’Union européenne, dans le cadre du Pacte vert européen est devenu un acteur clé de la transition juste avec la mise en place d’un fonds de transition juste, d’un montant de quarante milliards au total pour la période 2021-2027. Ce fonds fait partie du Mécanisme de transition juste qui doit permettre de lever mille milliards d’investissements publics et privés d’après la Commission pour contribuer à faire face aux effets sociaux et économiques de la transition, en portant une attention particulière aux régions, secteurs et travailleurs qui seront confrontés aux plus grands défis.

Comme le rappelle M. Frans Timmermans, vice-président exécutif de la Commission européenne, « Nous devons faire preuve de solidarité envers les régions les plus touchées en Europe, notamment les régions charbonnières, afin d’assurer que le pacte vert recueille le soutien de tous et qu’il ait une chance de se concrétiser. »

Depuis, les initiatives se multiplient à l‘image de la coalition Business for Inclusive Growth (B4IG) lancée par la Présidence française du G7 en août 2019. L’objectif est de placer les travailleurs, les consommateurs et les communautés locales, au cœur de l’action climatique en rappelant que le changement climatique ainsi que les stratégies et politiques climatiques sont susceptibles d’avoir des répercussions sociales majeures, qui doivent être traitées de manière systématique, en s’assurant que personne n’est laissé sur le bord du chemin.

En France, l’épisode des gilets jaunes a montré que pour avancer sur le chemin de la transition, il fallait associer très étroitement transition écologique et justice sociale.  

Plus récemment, lors sommet pour un nouveau pacte financier, le sujet de la transition juste a de nouveau été au centre des discussions. Dans un communiqué commun, Joe Biden, Emmanuel Macron, Olaf Scholz et Ursula Von der Leyen rappellent ainsi : « Nous sommes convaincus que des transitions écologiques justes ne laissant personne de côté peuvent constituer un facteur important de réduction de la pauvreté et de soutien à un développement durable et solidaire. Il faut pour cela investir partout à long terme dans le monde entier pour donner à tous les pays l’occasion d’en bénéficier. »

Envie de contribuer à La Grande Conversation ?
Venez nourrir les débats, contredire les études, partager vos analyses, observations, apporter un éclairage sur la transformation du monde, de la société, sur les innovations sociales et démocratiques en cours ou à venir.