Les secteurs agricoles français et européen traversent depuis plusieurs mois une période de tension marquée par des manifestations et des revendications multiples. Les agriculteurs expriment trois préoccupations majeures : leur difficulté à gagner décemment leur vie, le poids croissant des démarches administratives et les conséquences du changement climatique qui menacent leurs cultures et leur rentabilité. Bien que ces problèmes touchent tous les agriculteurs, il n’existe pas de solution unique : les réponses doivent être adaptées selon la taille de chaque exploitation, son type de production et sa situation géographique.
Des études récentes offrent un éclairage précieux sur la perception qu’ont les agriculteurs de la transition écologique et indiquent que la prise de conscience est largement partagée. Une enquête Elabe pour Veolia1, menée au printemps 2024 auprès de 801 agriculteurs exploitants, rappelait ainsi que 66% des agriculteurs considèrent que l’adaptation de leur exploitation au changement climatique est un enjeu vital. Ce constat émerge également des résultats de l’enquête réalisée fin 2023 par BVA Xsight pour Terra Nova, Parlons Climat et le collectif Nourrir2 : 62% des agriculteurs reconnaissaient la transition écologique comme une nécessité incontournable, et 23% y voyaient même une opportunité. Ils étaient nombreux à se sentir déjà engagés dans cette transition.
Toutefois, sans accompagnement, ces changements s’annoncent particulièrement complexes à opérer pour des agriculteurs qui restent souvent les acteurs les plus contraints de la chaîne de valeur alimentaire. Dans cette note, nous essaierons d’analyser le rapport des agricultures à la transition écologique et nous nous pencherons sur deux pratiques qui présentent d’importants bénéfices économiques et environnementaux : la réutilisation des eaux usées et le compostage des biodéchets.
1. Les agriculteurs au cœur de la transition écologique
A l’heure où la France doit accélérer sa politique de décarbonation, préserver et renforcer son puit de carbone, construire sans attendre des solutions d’adaptation et de résilience face à un climat qui se modifie rapidement, les tensions et enjeux autour de l’agriculture s’intensifient. L’agriculture représente aujourd’hui 19% des émissions de gaz à effet de serre en France et se classe comme le deuxième émetteur national après les transports, selon les données du Citepa (2022). Le secteur a également un rôle crucial à jouer dans la séquestration du carbone car les sols agricoles constituent des réservoirs de carbone essentiels. Aujourd’hui, 4 à 5 milliards de tonnes de carbone sont stockés par les écosystèmes terrestres français dans la biomasse et dans les 30 premiers centimètres de sol3. Pourtant leur capacité de séquestration se trouve de plus en plus menacée par la dégradation de la qualité́ des sols (pollutions, érosion, salinisation dans les zones littorales, diminution de leur teneur en matière organique), l’artificialisation et l’intensification des pratiques agricoles.
Cette double fonction, à la fois source d’émissions et puits de carbone potentiel, place l’agriculture dans une position stratégique pour lutter contre le changement climatique. Le rôle des agriculteurs ne se limite plus à la seule production alimentaire, mais s’étend à la gestion des écosystèmes, à la préservation de la biodiversité et à la lutte contre le changement climatique. La prise de conscience du secteur agricole est croissante quant à son rôle dans la transition écologique. Directement confrontés aux impacts du changement climatique et de la dégradation des écosystèmes sur leur activité, les agriculteurs sont souvent les premiers témoins de la perte de biodiversité, de l’érosion des sols et des effets des sécheresses récurrentes.
Une prise de conscience marquée
Les données de l’étude menée par Veolia battent en brèche l’idée reçue d’agriculteurs insensibles aux enjeux environnementaux. 75% d’entre eux reconnaissent la fragilisation de leurs exploitations par les catastrophes naturelles (inondations, sécheresses, tempêtes…) et sont conscients du coût de l’inaction climatique puisque 67% estiment que les pertes de rendement dues au dérèglement climatique et aux pollutions dépasseront, si rien n’est fait, les investissements nécessaires à la transition écologique.
Un rapport ambivalent aux normes environnementales
Si 74% des agriculteurs reconnaissent l’utilité des normes agricoles environnementales, 65% les jugent cependant inadaptées aux réalités du terrain. Les objectifs sont compris voire partagés mais c’est leur application qui est critiquée. Les normes environnementales représentent pour certains agriculteurs de fortes contraintes financières et techniques. L’adaptation aux nouvelles réglementations nécessite souvent des investissements conséquents, alors que leurs marges sont déjà fragilisées par la volatilité des prix agricoles et les aléas climatiques. Ces normes peuvent également remettre en cause des pratiques traditionnelles ou imposer des changements rapides dans leurs méthodes de production. Face à la multiplication des réglementations, certains expriment aussi une lassitude bureaucratique et un besoin d’accompagnement plus soutenu dans leur transition.
Un engagement marqué des jeunes agriculteurs
La nouvelle génération d’agriculteurs se distingue par un engagement plus marqué, même si, là encore, les différences sont prononcées selon le type d’exploitation. 70% des moins de 40 ans considèrent l’adaptation au changement climatique comme vitale, et seuls 7% des jeunes agriculteurs minimisent l’importance de cet enjeu, contre 14% chez les plus de 60 ans.
Les jeunes agriculteurs sont également plus enclins à développer des pratiques plus respectueuses de l’environnement : 45% des jeunes exploitants (moins de 40 ans) utilisent déjà les biodéchets pour fertiliser leurs sols, contre 37% des 50-59 ans. Les jeunes agriculteurs sont donc engagés dans la transition écologique et cherchent à allier bénéfices économiques et écologiques. Le syndicat Jeunes Agriculteurs promeut ainsi activement le dispositif des paiements pour services environnementaux (PSE). Mis en place par le Ministère de la transition écologique et les Agences de l’eau, ces dispositifs rémunèrent les agriculteurs pour des actions qui contribuent à restaurer ou maintenir des écosystèmes, dont la société tire des avantages et incite à la performance environnementale des systèmes d’exploitation agricole.
2. Des freins structurels à la transition
Des contraintes financières majeures
La situation économique des exploitations constitue un frein majeur à la transition : 78% des agriculteurs déclarent vivre difficilement de leur métier, et 35% d’entre eux ne parviennent même pas à dégager un salaire4 (45% des exploitations entre 20 et 49 hectares). Ils se retrouvent donc pris en étau entre l’impératif d’agir en faveur de la transition écologique, et le maintien ou l’amélioration de la rentabilité de leur exploitation. En effet, 66% reconnaissent la nécessité d’adapter leur exploitation aux changements climatiques mais peinent à financer ces adaptations. De plus, les investissements nécessaires apparaissent souvent hors de portée sans soutien extérieur. Or, si le taux d’endettement des exploitations agricoles est stable ces dernières années en France, il reste structurellement élevé5 (42,5% en moyenne). Selon l’Agreste, le service de la statistique et de la prospective du ministère de l’Agriculture, les emprunts à long ou à moyen terme, destinés à financer les investissements et le fonds de roulement des exploitations, constituent en moyenne 65,7 % de l’endettement total. C’est signe d’une grande dépendance mais aussi d’une moindre capacité d’investissements dans la transition.
Les revenus des ménages agricoles varient considérablement selon les années et selon les spécialisations de la production. Ils sont plus faibles dans les territoires d’élevage que dans ceux de production végétale et sont particulièrement bas dans les territoires d’élevage de bovins viande. En revanche, ils sont souvent plus élevés dans les territoires viticoles et dans ceux combinant diverses grandes cultures6. Les autres sources de revenus du ménage peuvent en partie atténuer la volatilité des résultats économiques tirés de l’activité agricole et les écarts entre spécialisations, mais une grande disparité de niveau de vie demeure parmi les ménages agricoles.
Les situations économiques des agriculteurs sont donc très hétérogènes et instables d’une année à l’autre, influencées par le climat, les prix des marchés internationaux, les charges d’exploitation, les investissements et les subventions.
Des normes parfois inadaptées
La complexité administrative et réglementaire constitue une source majeure de frustration pour les agriculteurs. Cette préoccupation est restée centrale lors des manifestations agricoles de 2024, particulièrement pour les principaux syndicats (FNSEA, Jeunes Agriculteurs, Coordination Rurale). Le slogan « On marche sur la tête » reflétait précisément ce ras-le-bol face aux contradictions administratives et au renforcement continu des réglementations françaises et européennes. Cette accumulation de normes agricoles s’explique par deux facteurs principaux7. D’une part, l’approche fragmentée des politiques rurales, où chaque aspect (foncier, commerce, aides économiques, fiscalité, énergie, environnement, urbanisme, santé) est traité séparément, créant un empilement de règles devenu parfois incompréhensible. L’exemple des haies est révélateur : malgré leurs bénéfices reconnus pour la biodiversité et contre l’érosion des sols, leur plantation est freinée par l’existence de 14 textes réglementaires différents. D’autre part, les filières agricoles elles-mêmes génèrent leurs propres normes, notamment à travers les organisations interprofessionnelles qui définissent les standards de commercialisation et cogèrent de nombreux labels avec les producteurs.
Pour réussir la transition agricole, il sera essentiel de trouver un équilibre qui satisfasse à la fois les besoins des agriculteurs, les attentes de la société, les impératifs économiques et les exigences environnementales. Les deux dispositifs présentés ici visent à concilier ces différents objectifs.
3. La réutilisation des eaux usées : une solution d’avenir à développer
Un contexte de tension hydrique majeure
En France, on estime qu’environ 33 milliards de m³ sont prélevés chaque année8. Une partie seulement de cette eau est consommée et n’est pas restituée aux milieux aquatiques : il s’agit principalement de l’eau évaporée ou incorporée dans le sol, les plantes ou les produits. Elle est estimée à 4,1 milliards de m³ par an, soit 12 % des prélèvements. Cette part d’eau consommée varie selon les usages et les territoires : l’agriculture est la première activité consommatrice avec 58 % du total, devant l’approvisionnement en eau potable (26 %), le refroidissement des centrales (12%), les usages industriels et autres (4 %)9. Les cultures qui représentent le plus de surfaces irriguées sont le maïs (un tiers) suivi des légumes et fruits, du soja et des pommes de terre.
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Cette consommation significative soulève des questions cruciales de durabilité dans un contexte de changement climatique et de fortes tensions sur la ressource en eau, comme en témoignent les étés 2022 et 2023, particulièrement difficiles avec 93 départements placés sous restrictions et plus de 1000 communes confrontées à des ruptures d’approvisionnement. L’allongement des périodes sèches compromet gravement le rechargement naturel des nappes phréatiques, menaçant particulièrement des régions comme le Sud-Ouest où l’agriculture dépend fortement de l’irrigation. Tous ces phénomènes incitent les territoires à s’interroger sur les moyens de mieux préserver et optimiser leur usage de la ressource en eau.
La réutilisation des eaux usées traitées (REUT) : une solution encore peu exploitée
La réutilisation des eaux usées traitées reste encore très marginalement exploitée en France. Dans la réglementation française, la REUT désigne la valorisation, pour un ou plusieurs usages, des eaux résiduaires urbaines ou industrielles après leur traitement adapté en station de traitement des eaux usées (STEU). Selon les données du CEREMA, moins de 1% des eaux traitées est actuellement réutilisé, dont 40%pour l’agriculture, le reste étant principalement dédié au secteur tertiaire (arrosage d’espaces verts, nettoyage de voiries et arrosage de golf), alors que ce chiffre atteint 14 % en Espagne, 8 % en Italie, et même 90% en Israël10, autant de pays méditerranéens qui ont une longue expérience du stress hydrique.
Cette technique présente pourtant des avantages. Sur le plan environnemental, elle contribue à économiser la ressource en eau en se substituant à des prélèvements dans la nature et permet de préserver les ressources en eau douce. Sur le plan agronomique, ces eaux apportent également des nutriments essentiels (azote, phosphore, potassium) qui enrichissent naturellement les cultures et permettent de réduire l’utilisation d’engrais. Enfin, la disponibilité de cette ressource est particulièrement stable et offre une sécurité d’approvisionnement précieuse pendant les périodes de sécheresse. C’est pour ces raisons que le Plan Eau, présenté en 2023, prévoit la valorisation des eaux dites « non-conventionnelles » avec pour objectif de développer 1 000 projets de réutilisation sur l’ensemble du territoire d’ici 2027 et de multiplier par dix le volume d’eaux usées traitées réutilisées pour d’autres usages d’ici 2030. Sur les 53 mesures qui sont présentées dans le Plan, 4 concernent directement la REUT. Un décret qui simplifie les procédures pour la réutilisation des eaux usées traitées (REUT) a été publié dans la foulée du plan.
Pour autant, la situation actuelle n’est pas encourageante selon le panorama de la REUT en France11 publié en 2022. Deux chercheurs de l’INRAE, Rémi Lombard Latune et Margot Bruyère, ont constaté qu’entre 2017 et 2022 9 projets de REUT ont été abandonnés et que peu de nouveaux projets étaient entrés en fonctionnement (13 projets)12. Ils observent également une baisse de la part des usages agricoles dans la REUT en raison à la fois du manque de nouveaux projets de nature agricole et de l’arrêt de certains projets en fonctionnement.
Obstacles structurels au développement
Le retard français dans l’adoption de la REUT s’explique par plusieurs facteurs interconnectés.
La dimension réglementaire constitue un premier frein. Malgré les avancées apportées par la directive européenne13 entrée en vigueur 2023 et le décret relatif aux usages et aux conditions d’utilisation des eaux de pluie et des eaux usées traitées14, le cadre administratif et les procédures d’autorisation restent complexes. Les contraintes techniques sont également importantes. La mise en place d’une solution REUT nécessite une proximité géographique entre la station d’épuration et les zones agricoles, ainsi qu’une infrastructure de distribution adaptée. Le contrôle constant de la qualité de l’eau et la maintenance des installations requièrent une expertise technique. La gouvernance multi-acteurs implique en outre une coordination fine entre collectivités, associations environnementales, agriculteurs, services de l’État et autres parties prenantes, ce qui complexifie la mise en œuvre des projets.
Sur le plan économique, les infrastructures de traitement et de distribution exigent des investissements initiaux importants, une technicité et une diversité d’acteurs à mobiliser. Les technologies de traitement complémentaires, indispensables pour garantir la qualité sanitaire de l’eau, représentent également un coût significatif. La mise en œuvre de toutes ces infrastructures a donc un coût qui impacte le prix au m3, environ cinq fois supérieur aux prélèvements traditionnels (hors subventions)15. Ces coûts peuvent être directement pris en charge par les collectivités ou refacturés en partie aux utilisateurs de l’eau : agriculteurs et industriels notamment. Les modèles économiques varient selon les projets, en fonction des bénéfices de chacun des usagers. De nombreux projets de réutilisation sont ainsi accompagnés par les Agences de l’eau (avec des taux de subvention allant de 50 à 70%), et peuvent également bénéficier d’aides du département et de l’Europe. Il est à noter que la plupart de ces projets sont multi-usages et les coûts répartis entre usagers.
La réutilisation ne peut être compétitive face à un prélèvement direct dans le milieu naturel à coût quasi nul. Ce type de projet a par contre toute sa place dans des situations de tension hydrique sur un territoire où la REUT peut être une des solutions alternatives et parfois la seule pour couvrir les besoins en eau des cultures et ainsi pérenniser l’activité agricole et toute l’activité économique du territoire qui en dépend.
Ces projets étant longs et complexes à monter, il est nécessaire d’anticiper ces situations de stress extrême et donc parfois d’anticiper les projets, avec le soutien des pouvoirs publics en termes de financement.
Récapitulatif des données d’irrigation
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Expérimentations prometteuses et perspectives
Certaines expériences de REUT en France ont démontré la pertinence de cette approche. L’île de Noirmoutier, par exemple, pratique depuis 40 ans l’irrigation des cultures de pommes de terre avec des eaux usées traitées. A Gruissan, le projet IRRI-ALT’EAU développe cette technique en viticulture et, enfin, la station de Rennes-Beaurade l’applique à la céréaliculture sur 75 hectares.
Focus sur le projet SmartFertiReuse
Ce projet, porté par Veolia et la FNSEA avec des partenaires académiques (AgroParisTech, Inrae…), des PME et start-up, avait pour objectif de développer un service complet, depuis la conception d’un système de traitement tertiaire jusqu’au déploiement et au pilotage à la parcelle (tenant compte de la production, la distribution d’eau, le pilotage de l’irrigation en fonction des besoins de plantes en suivant la qualité de l’eau) grâce à un outil d’aide à la décision pour la gestion intelligente d’irrigation et de ferti-irrigation.
Concrètement, l’eau usée en sortie d’usine était à nouveau traitée via un système complémentaire afin d’assurer une qualité d’eau respectant les critères exigés par l’arrêté du 2 août 2010 relatif à l’utilisation d’eaux issues du traitement d’épuration des eaux résiduaires urbaines pour l’irrigation de cultures ou d’espaces verts. Un suivi agronomique au niveau des plantes et du sol a permis d’ajuster la dose de fertilisant selon le besoin des cultures et le stade de développement. Parallèlement, les prévisions météorologiques permettaient d’évaluer la nécessité d’irrigation en fonction des futurs événements pluvieux.
Cette expérimentation a été conduite sur des parcelles de plusieurs hectares cultivées en maïs, irriguées à partir d’eaux usées traitées issues de la station d’épuration d’Aureilhan. Le bilan est positif : une économie d’eau de 30 % et de 10 % d’engrais.Ce projet a reçu le soutien du Fond Unique Interministériel, et des Régions Sud et Occitanie.
Leviers d’action pour un développement
Avec 31% des agriculteurs qui envisagent ou ont déjà recours aux eaux usées recyclées pour irriguer leurs cultures face aux risques de sécheresse, la REUT apparaît comme une des réponses pertinentes face au changement climatique. Les réticents invoquent des contraintes réglementaires ou des doutes sur la qualité sanitaire.
La généralisation de ces initiatives nécessite cependant un engagement coordonné des acteurs publics et privés, ainsi qu’une évolution des règles formelles qui encadrent son fonctionnement et qui doivent encore se stabiliser pour permettre aux acteurs de se projeter dans le dispositif sur le long terme. Sur le plan réglementaire, une simplification administrative s’impose, tout en maintenant des standards sanitaires élevés. C’est par exemple l’objectif du dispositif France Expérimentation qui vise à simplifier le développement de projets innovants au service de la filière agricole en levant les freins juridiques et en autorisant la réalisation d’expérimentation sur le terrain.
L’aspect économique requiert des dispositifs de soutien renforcé, tels que des incitations financières plus importantes, notamment pour l’investissement initial, une mutualisation systématique des infrastructures entre plusieurs utilisateurs pour optimiser les coûts, et une meilleure valorisation des bénéfices environnementaux dans les modèles économiques. Un système de tarification progressive pourrait également être envisagé pour rendre la REUT plus compétitive par rapport aux prélèvements traditionnels. Au-delà, une profonde réflexion est à engager en France sur le prix de l’eau et des redevances que paye chacun des acteurs, ainsi que sur l’accompagnement à mettre en place pour soutenir les coûts d’entretien et de distribution, au-delà des coûts initiaux des infrastructures.
Enfin, l’organisation territoriale doit être repensée pour faciliter l’émergence des projets. L’accompagnement technique des porteurs de projet doit être renforcé, en soutenant l’expertise des chambres d’agriculture pour coordonner et animer des initiatives. Une communication efficace sur les bénéfices et la sécurité de la REUT est également cruciale pour améliorer l’acceptabilité des consommateurs.
Il est néanmoins essentiel de rappeler que ce dispositif doit s’intégrer dans une démarche plus globale de sobriété. La REUT fait partie d’un ensemble de solutions et ne substitue pas aux indispensables réflexions concernant les choix d’assolement, de systèmes culturaux, des choix de matériel et le développement d’infrastructures d’irrigation (retenues d’eau, goutte à goutte…), ou encore des dispositifs de pilotage pour une irrigation de précision16 .
4. Le compostage des biodéchets : une pratique en plein essor
Un contexte favorable
Le compostage des biodéchets devrait franchir une nouvelle étape avec la mise en œuvre progressive de la Loi Anti-Gaspillage pour une Économie Circulaire (AGEC). Depuis le 1er janvier 2024, cette loi impose aux collectivités locales de mettre en place des solutions de tri des déchets alimentaires pour leurs habitants. Si certaines collectivités ont anticipé cette obligation, les solutions de collecte mises en place restent encore très hétérogènes et de nombreux usagers sont aujourd’hui sans solutions. Mi-2024, selon l’ADEME, seulement 40% des Français disposaient d’une solution. Les volumes collectés sont donc encore faibles aujourd’hui mais devraient progressivement augmenter. Des filières de valorisation des biodéchets ont émergé depuis la loi Grenelle II17, qui a obligé en 2012 les gros producteurs de biodéchets à trier et à faire valoriser ces déchets dans les filières adaptées. Des solutions plus durables se généralisent comme le compostage ou la méthanisation. Le compostage est un procédé de recyclage qui stabilise de la matière organique pour la transformation d’intrants variés en un substrat riche en matière organique et en éléments fertilisants. Cette obligation représente donc une opportunité majeure pour l’agriculture, permettant de transformer ces déchets en ressources précieuses, sous réserve du respect d’une réglementation sanitaire rigoureuse.
Cette ressource devrait être d’autant plus précieuse qu’on observe une érosion de l’élevage en France qui engendre une réduction de la quantité de fumier et de lisier disponible, qui sont des engrais organiques riches pour les cultures. En 7 ans, le cheptel français laitier a perdu 409 000 têtes pour atteindre 3,37 millions de vaches laitières et le cheptel français allaitant a perdu 564 000 têtes pour atteindre 3,47 millions de vaches allaitantes en décembre 202318.
Le compostage des biodéchets : Des bénéfices pour l’agriculteur
Sur le plan agronomique, l’apport de matière organique améliore significativement la structure et la fertilité des sols. Les sols enrichis en compost montrent une capacité accrue à retenir l’eau, les rendant naturellement plus résistants aux périodes de sécheresse. L’activité biologique du sol s’intensifie, avec une prolifération des microorganismes et des vers de terre qui contribuent à sa santé globale. Les éléments nutritifs sont libérés progressivement, assurant une fertilisation naturelle et durable. Cette amélioration de la structure du sol renforce également sa résistance à l’érosion.
D’un point de vue économique, l’utilisation des biodéchets offre une réponse stratégique à l’augmentation prévue du coût des engrais azotés, conséquence directe de l’intégration du secteur dans le Système d’Échange de Quotas d’Émission (SEQE) européen19, et renforce ainsi l’attrait économique de la fillière biodéchets. Face à l’augmentation programmée du coût des engrais azotés, les biodéchets représentent une alternative économiquement viable. La réduction des besoins en irrigation, grâce à une meilleure rétention d’eau, permet également de réaliser des économies substantielles.
Cette approche globale de l’utilisation des biodéchets en agriculture répond donc simultanément aux enjeux économiques et environnementaux tout en améliorant la résilience et la durabilité des systèmes agricoles.
Comment les agriculteurs perçoivent-ils cette pratique ?
L’état des lieux de l’adoption de cette pratique révèle une tendance positive. Selon l’étude Elabe pour Veolia, 72% des agriculteurs sont favorables à cette pratique : 44% ont déjà recours à l’utilisation du compost de biodéchets pour fertiliser les sols, tandis que 28% prévoient de le faire prochainement.
L’infrastructure existante offre déjà un potentiel considérable avec de nombreuses unités de compostage réparties sur le territoire français. Des initiatives locales, comme celle des agriculteurs Composteurs de France se multiplient. Cette structure regroupe aujourd’hui plus de 60 agriculteurs qui collectent, trient et traitent les déchets organiques pour les transformer en matières fertilisantes ou énergies renouvelables. Néanmoins, un quart des agriculteurs restent encore réticents à ce dispositif. La préoccupation dominante concerne la qualité sanitaire, citée par 56% des agriculteurs. La lourdeur réglementaire constitue le second frein majeur (34%), suivie par des inquiétudes liées à la conformité aux labels et aux risques de perte de rendement (26% chacun). La perception négative des consommateurs, bien que moins prégnante (20%), reste un facteur non négligeable dans la prise de décision des agriculteurs.
La situation actuelle met en lumière le décalage entre les infrastructures disponibles et leur utilisation optimale. Des unités de compostages existent, des filières se structurent mais les ressources sont encore insuffisantes. Leur exploitation pourrait être davantage optimisée, notamment en élargissant les zones de collecte des biodéchets. Il faut continuer à massifier en multipliant les points d’apport volontaires. L’enjeu principal réside désormais dans la mise en œuvre d’une stratégie de sensibilisation et d’information efficace, visant à dissiper les appréhensions, à encourager une adoption plus large de ces pratiques durables par les citoyens et à améliorer la qualité du tri. Il faut des volumes de biodéchets supérieurs à ceux récoltés aujourd’hui, et de meilleure qualité.
Conclusion
La transition écologique du secteur agricole représente un défi majeur qui nécessite une mobilisation coordonnée des acteurs privés et publics à tous les niveaux. Si la prise de conscience est réelle, particulièrement chez les jeunes agriculteurs, les obstacles restent nombreux, notamment financiers. Des solutions innovantes comme la réutilisation des eaux usées traitées et le compostage des biodéchets démontrent qu’il est possible de conjuguer bénéfices environnementaux et économiques. Le succès de cette transition reposera sur une action publique ambitieuse et cohérente. Celle-ci doit s’articuler autour de plusieurs axes essentiels : la mise en place de dispositifs de soutien financier adaptés aux réalités des exploitations, la simplification du cadre réglementaire tout en maintenant des exigences environnementales et sanitaires élevées, le renforcement des mécanismes d’accompagnement à l’innovation et à l’expérimentation, ainsi que le soutien aux actions de sensibilisation des consommateurs pour valoriser les pratiques vertueuses. Cette transformation profonde ne pourra réussir qu’avec des politiques nationales et territoriales coordonnées, offrant une vision claire et des moyens d’action à long terme.