De la vague verte à la vague brune ? La transition écologique sous tension
Avant de se projeter sur les élections à venir, souvenons-nous de l’édition précédente. Organisées en plein covid (le premier tour a eu lieu juste avant le confinement, le second tour juste après), les municipales de 2020 avaient été qualifiée de vague verte. Si l’ampleur de la vague ne doit pas être surinterprétée du fait d’une abstention record, la victoire de l’écologie était sans appel et allait bien au-delà du score électoral d’EELV. A l’époque, le mouvement climat battait son plein avec l’organisation des Marches pour le climat. A la demande du gouvernement, 150 citoyens tirés au sort se creusaient les méninges pour savoir comment « réduire les émissions carbone dans un esprit de justice sociale » sous le regard intrigué des journalistes.
Un an et demi après les Gilets jaunes, la transition écologique et sociale se retrouvait au cœur de la campagne, tous partis confondus, contribuant à structurer l’agenda de la mandature en conséquence (dans les quelques grandes villes gagnées par les écologistes et plus largement dans toutes les communes, urbaines comme rurales). La question écologique était loin d’être réglée mais elle était considérée comme un sujet essentiel.
Côté action publique, cette vague verte venait en effet conforter le coup d’accélérateur donné aux politiques de transition. La tendance était déjà amorcée au niveau européen avec l’élaboration du Green deal. Au niveau local, cela s’est traduit par une montée en compétence des intercommunalités sur les enjeux écologiques, avec le recrutement de nombreux chargés de mission (sur la mobilité, l’énergie, l’alimentation, la sobriété foncière…). 2020 apparaissait comme l’amorce d’un changement de cycle, avec la remise en cause des politiques d’attractivité et de compétitivité héritées des années 1990.
Six ans plus tard, changement de décor. C’est davantage la montée en puissance de l’extrême-droite qui structure le débat. Galvanisé par l’instabilité (géo)politique et le retour de l’inflation, le RN fait de la lutte contre l’écologie l’un de ses principaux chevaux de bataille au niveau local. Serions-nous en train de passer de la vague verte à la vague brune ? C’est sans doute un peu caricatural : les élections de 2020 n’ont pas été aussi rose/verte, les aspirations au « monde d’après » exprimés lors du confinement ont fait long feu, et la victoire en 2026 d’une liste RN concernerait un nombre limité de mairies.
Ce qui est sûr en revanche, c’est que la transition écologique cristallise les tensions. On est passé du greenbashing au greenblaming, comme l’écrit Pierre Charbonnier : après avoir été présentée comme une lubie d’écolo-bobo, la transition écologique se retrouve accusée d’être la source de tous nos maux. La crise agricole ? C’est la faute aux normes environnementales. Le retour de l’inflation ? La faute à la décarbonation. Même les inondations sont à mettre sur le dos de la renaturation des cours d’eau !
Un effet-backlash lié au changement de séquence des politiques de transition
Une expression se répand pour décrire la situation : le backlash écologique. Les pouvoirs publics ont voulu impulser une transition, et la voilà qui leur revient en boomerang. Visible lors de la campagne des européennes en pleine colère agricole, cet effet-backlash risque bien de structurer la prochaine campagne des municipales. Car c’est aux collectivités que l’Etat a délégué la mise en œuvre des politiques de transition. C’est vrai pour la décarbonation des mobilités, la lutte contre la pollution de l’air, la rénovation énergétique, comme la sobriété foncière.
C’est aussi à cette échelle que s’exprime la colère populaire, contre une écologie perçue comme injuste. Ce fut le cas lors du mouvement des Gilets jaunes avec les braseros sur les ronds-points, comme pour la colère agricole avec les panneaux retournés. L’image de ces noms de communes renversés s’avère d’ailleurs troublante. On peut y voir une façon malicieuse de dénoncer l’absurdité d’un monde qui marche sur la tête… ou un coup de pression adressé aux élus locaux qui passent devant tous les jours (« si vous ne nous soutenez pas, on fait la même chose avec vous »).
Cette montée des tensions constitue un avis de tempête qu’il ne faut pas prendre à la légère. C’est aussi le signe que la transition rentre (enfin) dans le dur, après une décennie de procrastination. Jusqu’ici, la planification écologique prenait la forme d’une « gouvernance incantatoire » (pour reprendre le terme du chercheur Stefan Aykut) dont le volontarisme des objectifs n’avait d’égal que la faiblesse des moyens engagés pour y parvenir. C’était le cas pour les Accords de Paris de 2015 comme pour ses déclinaisons : la Stratégie nationale bas carbone (SNBC) au niveau de l’Etat et les Plans climat air énergie territoriaux (PCAET) au niveau local.
Trois mesures inscrites dans la loi Climat et résilience de 20211 incarnent ce changement de séquence en matière de transition : les Zones à faible émission (ZFE), le Zéro artificialisation nette (ZAN) et l’interdiction de mise en location des passoires thermiques. Ces sigles bureaucratiques recouvrent des effets très concrets. Mises en place pour lutter contre la pollution de l’air, les Zones à faible émission viennent progressivement interdire la circulation des véhicules antérieurs à 2006 au sein des grandes agglomérations françaises. Destiné à préserver la biodiversité et à donner un coup d’arrêt à l’extension urbaine, le ZAN réduit de moitié les terrains ouverts à l’urbanisation. A travers l’interdiction de mise en location des logements classés G puis F, c’est plus de trois millions de logements qui devront faire obligatoirement l’objet d’une rénovation énergétique pour pouvoir continuer à les louer. Le déploiement de ces trois mesures reste embryonnaire, mais elles concentrent déjà les protestations. Et placent les défenseurs de l’écologie sous pression. Alors que faire ?
La tentation de la sourde oreille face aux sentiments d’injustice
La première réaction des porteurs de la transition face au backlash consiste à faire la sourde oreille. « Si les gens n’adhèrent pas aux politiques écologiques que l’on porte pour eux, c’est qu’il nous manque un récit désirable pour réussir à les convaincre » nous disent nombre d’acteurs publics. Quand d’autres s’interrogent sur la réalité du backlash annoncé : « ne nous laissons pas manipuler par la bollorisation des esprits et des commentateurs, tout ça est orchestré par les lobbies qui auraient tout à perdre à voir la transition devenir réalité. »
Il y a peut-être du vrai là-dedans, mais l’explication est un peu courte. Le mouvement des Gilets jaunes est là pour nous rappeler les risques d’une telle stratégie, et ce qu’elle comporte de mépris de classe. C’est maintenant qu’il faut prêter attention aux injustices qu’expriment ces contestations, pour éviter de laisser l’extrême-droite s’en faire l’unique porte-voix et s’en servir comme carburant. Car on y retrouve les deux ressorts du vote RN mis en lumière par le sociologue Félicien Faury : la crainte du déclassement et le sentiment d’injustice.
Si les zones à faibles émissions (aujourd’hui), le zéro artificialisation nette ou l’interdiction de mise en location des passoires thermiques (demain) suscitent autant de crispations, c’est qu’elles ont des conséquences majeures sur toute une partie de la population qui, sans être en situation de pauvreté, peine parfois à joindre les deux bouts. Employés, ouvriers, retraités : ces classes moyennes et populaires voient leur situation individuelle se détériorer d’un coup (même si le changement a été annoncé plusieurs années à l’avance). Et ce du fait d’une « simple » contrainte règlementaire directement imputable aux politiques publiques de transition, qu’il est alors tentant de rendre responsables de la situation. D’autant que si les perdants s’identifient rapidement, les gagnants de cette transition sont plus difficiles à repérer et à objectiver.
Vu du coté des personnes impactées, chaque contrainte écologique alimente une dynamique de déclassement, économique et symbolique. Sans rien avoir demandé, une infirmière dont l’hôpital se situe au sein d’une ZFE se voit par exemple interdite d’utiliser sa voiture au motif qu’elle est classée crit’air 4. On l’encourage à prendre les transports en commun, mais elle travaille en horaires décalés. La voilà donc obligée d’acheter un véhicule plus récent (et donc plus cher) et de subir la décote de sa voiture crit’air 4 à la revente. Le tout, en étant implicitement pointée du doigt : « On nous voit comme des pollueurs, alors qu’on veut juste aller bosser ».
Ce coût financier et moral provoque un vif sentiment d’injustice. « Pourquoi moi ? Alors que d’autres polluent bien plus. C’est toujours les mêmes qui trinquent ! » Ceux qui sont les plus dépendants à la voiture, qui s’estimaient déjà pénalisés à la pompe, se retrouvent mis à l’amende pour pollution. Alors quand elles apprennent que les voitures de collection ont obtenu une dérogation à la ZFE, on vous laisse imaginer leur réaction… Ce qui suscite la colère, c’est moins la contrainte en elle-même que la conviction qu’elle est inégalement répartie. C’est aussi ce qu’ont mis en évidence les études sur les Gilets jaunes, en matière de fiscalité écologique.
Il ne faudrait pas se tromper de backlash : ces protestations sont le contrecoup de l’injustice, et non de l’écologie. C’est donc sur ce terrain qu’il faut les aborder, en mettant la question redistributive au centre du débat concernant les politiques de transition. Dans un article consacré aux sentiments d’injustice provoqués par les ZFE, nous faisions le rapprochement entre consentement à l’impôt et acceptabilité de la contrainte écologique. Dans le monde de l’action publique locale, on gagnerait à aborder la transition juste comme la justice fiscale : qui doit supporter le coût des dérèglements écologiques et de leur atténuation ? Qui sont les gagnants et les perdants de chaque politique de transition ? Et comment faire pour rééquilibrer le partage de l’effort ?
Les effets (anti)redistributifs des politiques de transition commencent à faire l’objet de travaux scientifiques, mais ils sont encore insuffisamment pris en compte par les pouvoirs publics. C’est tout l’enjeu de la prochaine campagne électorale, face à une administration qui a trop souvent tendance à traiter la transition écologique comme un problème technique et désincarné, sans aucune lecture sociologique.
La tentation de l’abandon face aux contestations croissantes
L’autre réaction face au backlash serait de battre en retraite, d’abandonner toute forme de contrainte écologique pour s’éviter de se prendre le bâton en retour. D’autant que l’Etat a une fâcheuse tendance à abandonner les élus locaux en rase campagne. C’est ce qu’il s’est passé sur les ZFE : après les avoir rendus obligatoires, le gouvernement a fini par faire machine arrière neuf mois avant l’échéance. « Il faut arrêter d’emmerder les français » affirme le Président.
C’est vrai que vu du côté des (futurs) élus locaux, il n’y a que des coups à prendre. La transition écologique serait-elle en train de devenir une machine à perdre ? Le problème, c’est que le backlash vaut aussi pour l’inaction. Par exemple en cas d’inondation, quand ceux qui râlent contre la sobriété foncière vont venir accuser leurs élus d’avoir empêché l’infiltration des eaux en validant l’extension du centre commercial. Ou en cas de canicule, quand les habitants seront excédés de ne pas avoir ni ombre ni fraicheur dans le quartier. Plus les dérèglements écologiques deviennent tangibles, et plus ils suscitent d’injonctions contradictoires.
Là où ça devient encore plus angoissant, c’est que les populistes qui engrangent les effets du backlash seront encore bien là pour récolter à leur profit la colère semée par les dérèglements climatiques. La campagne présidentielle américaine en avait été une parfaite illustration : Donald Trump en campagne en Géorgie juste après le passage de l’ouragan Helene, avait multiplier les déclarations et les fake news pour dénoncer l’abandon de la population par « Sleepy Joe » et le deep state à Washington.
Ce backlash de l’inaction s’observe aussi par temps calme. Car ce qui génère le retour de bâton ce n’est pas seulement l’injustice des contraintes écologiques, c’est aussi l’impuissance et/ou l’absurdité des politiques de transition qui se limitent au greenwashing. Il y a deux ans, nous avons accompagné le projet de territoire d’une communauté de communes dans l’Aisne. Nous avions été marqués par les réponses reçues au moment d’aborder les politiques de transition écologique : « si c’est pour jeter l’argent par les fenêtres en construisant des aires de covoiturage au milieu de nulle part et une appli que personne n’utilise, merci mais non merci. » Depuis, on ne cesse de croiser ces « aires de covoiturage » inaugurées en fanfare mais désespérément vides, qui n’ont d’autres fonctions que d’apporter la preuve que « votre collectivité agit pour le climat ». Qu’est-ce que ces politiques produisent chez les électeurs et leur regard sur l’action publique ?
Dépasser le clivage action/inaction pour politiser l’adaptation
Pour sortir de l’impasse, il faut sortir du clivage entre action et inaction dans lequel les débats sur la transition écologique se sont progressivement laissés enfermer. Comme si l’alternative était entre agir ou ne rien faire, entre le volontarisme ou la défense du statu quo. Cette lecture nous semble à la fois fausse et néfaste.
Elle est fausse, car il ne s’agit pas de savoir si on est pour ou contre la transition. Les transformations auront lieu quoi qu’il se passe, car les dérèglements écologiques sont en cours, et qu’ils sont plutôt partis pour s’amplifier. Le défi des pouvoirs publics et des élus locaux, c’est de voir comment s’adapter à cette nouvelle donne. Autour principalement de deux questions : comment en atténuer le coût ? Et surtout comment le répartir ? Au fond, la question démocratique reste toujours un peu la même : qui va payer l’addition collective ? En l’occurrence, qui va supporter les frais (financiers mais aussi humains) des dérèglements climatiques à venir comme des politiques de transition pour y faire face ?
Ce clivage action/inaction est aussi politiquement néfaste. D’un côté, il alimente le greenblaming en rendant les défenseurs de l’écologie responsables de toutes les injustices des politiques de transition… ou de leur impuissance. D’autre part, il conforte les adversaires de l’écologie dans la posture confortable de défenseur du statu quo. Mais face aux dérèglements climatiques, le statu quo n’existe pas !
Laisser faire est déjà une action, qui s’avère souvent (plus) coûteuse et (plus) inégalitaire. Le déni face aux dégradations écologiques en cours et à venir est une stratégie en tant que telle ! Elle nécessite d’être particulièrement pro-actif pour passer sous silence les signaux d’alerte. Elle conduit à engager des investissements massifs pour maintenir « quoi qu’il en coûte » des pratiques perturbées par la dégradation du vivant et les dérèglements du climat. Les élus qui refusent de diffuser les prévisions du risque inondation ou les analyses sur l’état alarmant de la ressource en eau pour « ne pas effrayer les habitants » sont aussi ceux qui débloquent des millions d’euros pour interconnecter les réseaux d’eaux et qui clament la nécessité de réautoriser l’usage de pesticides classés comme cancérogènes.
Notons d’ailleurs que le principal conflit écologique de la décennie (la contestation des méga-bassines) porte justement sur une action mise en œuvre par les acteurs de l’agro-industrie pour s’adapter aux effets du dérèglement climatique et sécuriser leur approvisionnement en eau. Le clivage n’est donc pas sur la transition, mais sur son mode de régulation.
La diffusion du terme de mal-adaptation témoigne de ce changement dans la façon d’aborder les enjeux de transition. En devenant une réalité tangible aux effets bien concrets, la gestion des dérèglements climatiques cesse d’être un défi faussement consensuel pour devenir une ligne de clivage où s’affrontent différentes visions de la société et de l’action publique. S’il y existe une mal-adaptation, c’est bien qu’il ne s’agit pas d’un impératif uniforme mais d’une diversité de stratégies possibles, qui ont chacune leurs avantages et leurs inconvénients. On pourrait appliquer le même raisonnement à la décarbonation, en parlant de mal-atténuation pour dénoncer les politiques inefficaces ou injustes.
Tout l’enjeu démocratique pour les élections à venir consiste alors à donner à voir la pluralité des stratégies d’adaptation possibles (qu’elles soient ou non présentées comme telles) et à organiser leur confrontation pour en comparer les effets. Lorsqu’elle est détachée de sa gouvernance incantatoire faite d’ambitions fantasmées, la transition écologique apparaît enfin pour ce qu’elle est : un conflit sur l’allocation de ressources naturelles sous pression. A commencer par l’eau et les sols, dont la régulation appartient au local.
La campagne des élections municipales à venir n’aura donc pas grand-chose à voir avec celle de 2020. En 2026, cela ne servirait plus à grand-chose d’exiger la déclaration l’état d’urgence écologique ou de faire signer un énième pacte avec les 10 mesures indispensables pour amplifier la transition. La question à poser aux candidats est d’une autre nature : comment allez-vous organiser le partage de ressources en tension ? En matière écologique, l’effet-backlash n’est pas forcément un handicap. Il peut aussi être un levier pour faire bouger les lignes et obliger les candidats à clarifier leur position.