La Fédération Envie et ses 52 entreprises sociales sont aujourd’hui l’acteur majeur du reconditionnement électroménager en France avec près de 150 000 appareils vendus en 2024.
C’est grâce à cette activité d’allongement de la durée de vie des produits et de réduction des déchets que le réseau Envie permet l’accompagnement vers la reprise d’activité professionnelle à 2 800 personnes par an pour un socle d’emplois pérennes d’un peu plus de 1 000 salarié(e)s.
La spécificité des emplois créés par Envie (et c’est pour cela que c’est un acteur reconnu et apprécié des collectivités locales) c’est qu’ils sont territorialisés et constituent une contribution à la dynamique des marchés de l’emploi local. Il n’y pas de délocalisation possible dans le réemploi solidaire !
Ainsi, un réseau entrepreneurial d’insertion par l’activité économique, engagé pleinement dans l’économie circulaire (reconditionnement, réparation, opérations de pré-recyclage) et …non-lucratif, fait la démonstration depuis 40 ans que l’on peut associer mission sociale, environnementale et équilibre économique sans pour autant recourir aux mécanismes capitalistiques (les gouvernances de dernier ressort sont toutes associatives et élues chez Envie), ni à la subvention publique massive (le réseau Envie est subventionné en moyenne de 12 à 15% du CA c’est-à-dire bien moins que certaines grandes entreprises privées d’autant que l’essentiel de ces subventions a pour objectif de compenser en partie les surcoûts de l’insertion : productivité, compléments de formations…
Pleinement inscrit dans les principes et les objectifs de l’économie sociale et solidaire, la transition écologique vers la circularisation de l’économie et la conjugaison des impératifs sociaux et environnementaux, le réseau Envie a particulièrement appuyé et œuvré pour l’édification de la loi Anti-Gaspillage et pour l’Économie Circulaire, votée par le législateur en 2020.
Cinq ans après cette innovation législative majeure et après les premières contributions à son évaluation au cours de l’année 24 (rapport Riotton-Delautrette, rapport du ministère de l’économie et des finances), il est temps de faire un bilan des conséquences de la loi Agec, tout en ayant conscience qu’en tant que dispositif de long terme, certaines de ses dispositions demandent encore à être entièrement déployées.
Du point de vue d’Envie, quelles sont les innovations majeures de la loi AGEC ?
Il ne s’agit pas ici de faire un rappel exhaustif de l’ensemble des mesures et règles contenues dans la loi mais d’énumérer rapidement celles qui ont changé le cadre d’action d’acteurs opérationnels comme les entreprises Envie :
- Une définition plus nette du cadre des R.E.P (responsabilité élargie du producteur)
La loi Agec a permis de mieux identifier le mécanisme « pollueur-payeur » et le rôle de l’éco-participation, les mécanismes de gouvernance (avec ses limites) des éco-organismes, les conditions d’agréement et la définition entre les filières de déchets. - Un appui encadré par les éco-organismes au réemploi/reconditionnement à travers le « fonds réemploi » et son fléchage exclusif vers les acteurs de l’économie sociale et solidaire.
- Un « fonds réparation » destiné à réduire les coûts de réparation en faisant le constat que l’activité de réparation est un impératif en termes d’allongement de la durée de vie des produits.
- Une meilleure cohérence de la concertation entre acteurs privés, publics et éco-organismes à travers l’officialisation d’espaces de concertation.
- Une forte incitation à des marchés publics ouverts au réemploi-reconditionnement.
- Et, bien sûr, la détermination d’objectifs chiffrés, notamment quant au réemploi des déchets.
Néanmoins, si la loi AGEC a fait faire d’incontestables progrès dans les mécanismes de lutte contre le gaspillage et le déchet, elle reste critiquable pour chacun des items précités dans son application et son ambition.
De fait, on peut surtout souligner que la loi AGEC a eu une importance politique et sociétale au-delà de son contenu concret : elle a avant tout été un signe puissant que la République française s’inscrit résolument dans la transition du productivisme aveugle à un régime économique sobre en termes de production et de consommation. Ce n’est pas inutile de le rappeler dans le contexte de la remise en cause des Accords de Paris, notamment Outre-Atlantique.
Mise en œuvre de la loi Agec : un pilotage public très insuffisant
Une loi n’est pas grand-chose sans son application réglementaire et surtout sa mise en œuvre concrète par les pouvoirs publics.
De ce point de vue, si les administrations d’État concernées ont globalement fait tous les efforts pour répondre à leurs obligations, que les collectivités locales, après un temps d’adaptation, semblent aujourd’hui accélérer leur contribution essentielle à la politique de réduction des déchets, le pilotage politique de la loi a été très absent et ceci pour plusieurs raisons identifiables :
Un prisme idéologique.
Nous nous sommes entendu dire par une ministre en charge que la philosophie d’action de l’État post-AGEC était que le cadre légal étant fixé, il fallait laisser jouer le marché, la concurrence et que l’on « régulerait après »
Une incapacité à saisir en profondeur les enjeux.
Les questions d’économie circulaire demandent une acculturation forte qui, la plupart du temps, n’est pas le fait des responsables politiques de l’exécutif ni de leurs cabinets. Il y a une difficulté réelle entre les agendas « court-termistes » ministériels et la prise en charge d’enjeux qui demandent de la planification de long terme.
De ce point de vue, des organes comme l’Ademe, le secrétariat général à la planification écologique ou la délégation interministérielle à l’ESS développent une compétence et un regard de long terme utiles mais dont les mobilisations restent évidemment soumises aux décisions ou non-décisions ministérielles.
Un « turn-over » ministériel préjudiciable
Depuis l’année de la loi AGEC, cinq responsables ministériels (au moins) se sont succédé ayant de manière plus ou moins claire la responsabilité de l’économie circulaire ou du traitement des déchets.
Il est évident qu’aucun pilotage public de long terme ne peut s’établir dans ces conditions et, évidemment, le deuxième semestre 2024 a été particulièrement catastrophique de ce point de vue.
Les conséquences d’un État qui déserte ses obligations a été particulièrement préjudiciable, en tout cas dans le domaine des Équipements Électriques et Électroniques.
La théorie du « marché d’abord » n’a aucun sens dans la filière DEEE (Déchets d’Équipements Électriques et Électroniques) qui est par nature industrialisante, demandant une prévisibilité à long terme, avec un équilibre économique encore à construire et stabiliser, notamment par une solvabilité encore à conquérir.
Le « marché d’abord » sans études prospectives sur la demande des consommateurs en produits reconditionnés électriques et électroniques, sans détermination du « gisement » de déchets réemployables, sans calcul des investissements nécessaires, sans réflexion sur la chaîne de valeur optimale, les complémentarités entre acteurs… Le « marché d’abord » n’a pas plus de sens sans les éclaircissements juridiques nécessaires pour bien comprendre les paragraphes obscurs de la loi AGEC et notamment certains aspects déterminants comme, par exemple, la question des détenteurs ou des propriétaires de ces déchets, la marchandisation potentielle de ces derniers , la question des dons ou encore des fiscalités applicables.
Bref, les acteurs ont été laissés à eux-mêmes, devant à la fois être compétiteurs sur le « marché » et trouver par eux-mêmes des espaces d’organisation et de régulation.
Un nouveau périmètre d’acteurs dans les D3E
La loi AGEC est également un « esprit » et s’il devait se résumer d’une formule, ce serait celui du « passage à l’échelle ». Ainsi, l’ensemble des acteurs du réemploi-reconditionnement, ceux existants et ceux aspirant à l’être ont été sollicités pour faire « plus et mieux ». De fait, entre conscience d’une mission environnementale et opportunité économique potentielle, de nouveaux acteurs se sont intéressés au reconditionnement EEE (Équipements Électriques et Électroniques), principalement l’électro-ménager.
On peut les catégoriser en deux familles : d’un côté, celle de « start-up », réceptacles d’investissements privés assez importants et de l’autre, celle des distributeurs ou, plus rarement celle des fabricants, d’électroménager.
De fait, face aux incertitudes juridiques dans l’application de la loi, notamment celles liées à la maturité du « marché » ou le manque de visibilité globale, les frictions entre ces nouveaux acteurs mais aussi avec les acteurs historiques non-lucratifs traitant la grande majorité des volumes, étaient peu évitables.
Aussi, tous ces opérateurs laissés à eux-mêmes, dont la Fédération Envie, oscillent-ils depuis plusieurs années, entre tensions, négociations et recherche de régulation.
Les éco-organismes se sont situées assez naturellement au cœur de ces contradictions. En effet, ils sont à la fois organisateurs des flux de déchets et arbitres entre les diverses destinations de ceux-ci dans l’économie circulaire (réemploi ou recyclage), soutiens aux opérateurs (logistiques, de tri, de réemploi, de recyclage), le tout avec des gouvernances qui prêtent le flanc à des soupçons de conflit d’intérêt puisque certains administrateurs sont eux-mêmes des acteurs, ou avec des velléités de l’être, du réemploi et de l’économie circulaire.
De fait, les pouvoirs publics ne jouant pas leur rôle, les éco-organismes, qu’ils le souhaitent ou non, sont vécus comme des espaces potentiels de régulation, alors que leur structure d’organisme privé (certes à but non-lucratif) avec une gouvernance composée de metteurs en marché, rend l’exercice peu confortable.
Des conséquences dangereuses sur la pérénité des activités de réemploi/reconditionnement
Comme écrit précédemment, l’économie circulaire des D3E, particulièrement dans le réemploi/reconditionnement, est une filière « en construction » pour passer à l’échelle demandant du temps pour murir et faire advenir un « marché » solvable et utile pour l’économie circulaire.
De fait, l’intérêt nouveau pour le reconditionnement a suscité une concurrence accrue pour un « gisement » qui n’a pas grossi au même rythme que les desiderata des investisseurs et actionnaires.
Cette situation a eu plusieurs conséquences :
- Une pression sur les acteurs non-lucratifs pour qu’ils passent eux-mêmes à l’échelle et investissent, sans grande visibilité pour eux concernant la quantité et la qualité des déchets à traiter.
- Une difficulté pour les « Start-Up » à établir des modèles économiques crédibles alors que le coût d’accès au « gisement » est élevé et les marges potentielles faibles.
- Une politique d’internalisation du réemploi de la part des distributeurs centrée sur certains produits à forte valeur ajoutée alimentant un secteur de vente de « reconditionnés haut de gamme » par ces mêmes acteurs avec tous les problèmes de définition que cela peut entraîner et de difficultés pour leurs vendeurs peu habitués à ce marché de la seconde main. De fait, les distributeurs et certains fabricants tendent à chercher de la sous-traitance dans les opérations de réemploi auprès de « reconditionneurs » reconnus comme Envie ou certaines Start-Up, privant ceux-ci de la marge de vente d’appareils dont elles bénéficiaient précédemment et ceci pour des prix de prestation proposés qui ne compensent pas en totalité la perte de cette marge.
Le flou de la législation et de son application concernant le droit de détention des appareils issus de la collecte « distributeurs » (le « 1 pour 1 ») peut inciter aussi à ce que les distributeurs vendent ces déchets aux opérateurs de réemploi alors qu’ils leur sont aujourd’hui mis à disposition gratuitement, ce qui est évidemment destructeur pour l’équilibre économique des acteurs de réemploi actuels. - Une volonté par les entités lucratives de bénéficier du fonds « réemploi », soit par un changement de la législation, soit en modifiant leurs statuts pour « entrer dans les clous » des critères ESS sans que la nature lucrative et donc financée par du capital privé par ailleurs de leur entreprise ne soit réellement remise en cause. Cette situation pourrait amener à une baisse du financement des opérateurs de réemploi non-lucratifs et induire une iniquité : certains opérateurs ayant la possibilité d’un double-financement : par les éco-contributions et par des levées de fonds sur les marchés, fragilisant ainsi les modèles non-lucratifs à vocation sociale.
En définitive, le risque de la situation de concurrence quant au gisement de déchets EEE, sans que celui-ci ne s’élargisse significativement, pourrait avoir une conséquence inverse aux objectifs de la loi AGEC : menacée dans leur financement et dans l’accès à un gisement de qualité, les structures non-lucratives seraient (et sont déjà) dans l’obligation de réduire leurs capacités de production sans que pour autant celles-ci soient remplacées par d’autres : la fragilité du modèle économique des start-up due au manque de rentabilité fondamentale du reconditionnement de la grande majorité des déchets EEE réemployés est une donnée qui peut difficilement bouger et les grands distributeurs ne sont intéressés que par les appareils à forte marge, donc une faible quantité en volume.
Ainsi, en totale contradiction avec les objectifs affichés de la loi AGEC, la situation de désordre actuel dans la filière D3E fragilise le « passage à l’échelle » du réemploi/reconditionnement et même le volume existant de réemploi/reconditionnement !
Construire une filière solide de l’économie circulaire dans les D3E
Certes, les défauts d’application de la loi AGEC ne sont pas seuls responsables des fragilités existantes : la continuation d’une politique de libre-échange permettant un accès sans limite aux produits neufs d’Asie du Sud-Est dont les coûts minimes de production permettent des prix de vente très faibles (parfois inférieurs à ceux des appareils réemployés) est en contradiction majeure avec la volonté de circulariser l’économie française. De même, la baisse de consommation actuelle de biens et de service, générale et spécifique à certains EEE, n’a que peu à voir avec la loi.
Pour autant, il est nécessaire d’agir et de le faire vite si nous voulons assurer les progrès de l’économie circulaire dans les EEE.
Pour cela, il est absolument nécessaire (et cela vaut dans l’esprit pour toutes les filières, sans doute) qu’une action publique soit mise en œuvre et conduite à terme dans des délais courts.
Un processus de co-construction globale de la filière doit être initié au plus tôt, assurant la cohérence de l’ensemble du schéma de l’économie circulaire : sensibilisation à la consommation et à l’usage, maintenance préventive, usage partagé, reconditionnement/réemploi, recyclage et ceci avec l’ensemble des parties prenantes (entités non-lucratives, lucratives, éco-organismes, collectivités, experts, etc.)
Le terme de « Schéma Directeur du Réemploi » voté par le Conseil national de l’Économie Circulaire pourrait être élargi à l’ensemble de l’économie circulaire.
L’État ou son mandataire doit piloter ce processus (périmètre réemploi ou périmètre économie circulaire) avec un calendrier d’études, de concertation et de propositions au législateur.
Dans ce cadre ou à défaut sans celui-ci, la Fédération Envie tout comme l’Union du Réemploi Solidaire à laquelle elle adhère et qui rassemble les organisations non-lucratives du réemploi-reconditionnement propose :
- Que le « fonds réemploi » soit réservé aux entités non-lucratives qui ne peuvent se financer autrement et qui portent des missions sociales et citoyennes.
- D’agir sur les changements de comportement
Par une orientation d’au moins 2 % du budget général des éco-organismes (en sus des fonds réemploi) vers le financement d’actions de sensibilisation des citoyens à la prévention des déchets. - De garantir l’accès à une offre de Réemploi Solidaire pour toutes et tous à moins de 15 minutes de chez soi.
Pour démocratiser encore plus l’acte d’achat d’objets de seconde main, il est indispensable de garantir un maillage suffisant du territoire par la présence de structures locales accessibles en moins de 15 minutes à chaque consommateur. - De déployer des moyens financiers à la hauteur des enjeux écologiques et sociaux
L’Union pour le Réemploi Solidaire identifie au moins quatre leviers pour donner les moyens aux acteurs du Réemploi Solidaire de développer leurs activités à la hauteur des enjeux :
- Fléchage ambitieux (500 millions d’euros) des crédits France 2030 vers les activités de Réemploi Solidaire.
- Redirection d’une partie de la TGAP (taxe générale sur les activités polluantes) vers les acteurs du Réemploi Solidaire pour leurs actions de prévention de la production de déchets.
- Mise en œuvre de politiques publiques donnant la priorité au réemploi en privilégiant des soutiens par subvention publique.
- Définir les barèmes de soutien au Réemploi Solidaire par l’État dans le cadre d’une vision de filière prospective et ambitieuse
L’Union pour le Réemploi Solidaire demande que l’État porte une vision de filière ambitieuse et puisse fixer les barèmes de soutien aux activités de Réemploi Solidaire pour garantir une prise en charge à 80 % des coûts engagés tel que préconisé par la Directive cadre Déchets européenne de 2018. Plus largement, l’Union pour le Réemploi Solidaire demande une meilleure régulation de l’État sur les dispositifs de Responsabilité Élargie du Producteur afin de garantir le bon respect du cadre réglementaire et une ambition forte de réemploi pour chacune des filières, en s’appuyant sur une réelle application des sanctions prévues par la loi.
- De garantir aux structures de l’ESS un accès à des gisements d’objets de qualité
Il est essentiel de garantir aux structures du Réemploi Solidaire de continuer à accéder à des gisements de qualité leur permettant de maintenir leurs activités de réduction des déchets et les emplois afférents. Cela pourrait notamment passer par l’obligation faite aux distributeurs de remettre l’intégralité de leurs gisements collectés auprès des particuliers aux structures de l’ESS spécialistes du réemploi, tant que les besoins de celles-ci l’exigent. Il est indispensable de s’assurer que ce gisement ait la qualité nécessaire pour contribuer à l’équilibre économique des structures de Réemploi Solidaire et que la mise à disposition reste gratuite. - Il est indispensable de réguler la distribution des gisements de produits de qualité selon des critères objectivés entre les structures de l’ESS non-lucratives et les autres structures ayant une activité de réemploi ou de reconditionnement.
- De créer l’École du Réemploi Solidaire
L’Union pour le Réemploi Solidaire propose que ce projet d’école soit soutenu à hauteur de 5 millions d’euros dans le cadre du programme France 2030 car elle répond à au moins deux des six leviers d’action proposés par ce programme : sécuriser l’accès aux matières premières et soutenir l’émergence de talents en construisant les formations de demain. - De faire de la réparation un réflexe pour chaque citoyen qui soit source d’économies et de réduction de son empreinte environnementale
L’Union pour le Réemploi Solidaire propose de donner la priorité aux acteurs de l’Économie Sociale et Solidaire et aux petits réparateurs sur les montants dédiés à la formation au sein des fonds réparation. L’Union pour le Réemploi Solidaire préconise de fixer l’objectif de multiplier par trois le nombre de structures locales proposant des services de montée en compétences des citoyens aux techniques d’auto-réparation d’ici 2030 en le finançant via les fonds réparation des filières concernées.