Débat

Elections législatives : la « clarification » en question

Le géographe, Jacques Lévy, veut voir dans les élections législatives des 30 juin et 7 juillet prochains l’occasion d’une salutaire clarification des nouvelles frontières de notre vie politique. Thierry Pech, Directeur général de Terra Nova, considère au contraire que, par leur nature même, ces élections ne peuvent qu’obscurcir davantage ces clivages et que le seul véritable péril de ce scrutin, c’est d’amener le RN au pouvoir.

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Publié le 26 juin 2024

La tripartition politique française

Quel est l’enjeu des prochaines élections législatives ? Il s’agit de savoir si les partis nous contraignent à un retour à un ancien clivage gauche/droite dépassé ou si les électeurs peuvent clarifier le nouveau découpage idéologique correspondant aux enjeux de notre temps. Ce découpage qui oppose les progressistes aux conservateurs et aux réactionnaires a commencé à se mettre en place depuis 2017 et devrait à nouveau se vérifier dans le prochain vote des Français.
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Les enjeux politiques majeurs d’aujourd’hui se décrivent à partir d’une série d’opposés : Europe/anti-Europe, Ukraine/Poutine, coproduction de biens publics/redistribution publique de biens privés, politique migratoire européenne raisonnée /obsession nationale positive ou négative du migrant… Ces clivages engendrent sur notre continent une opposition logique entre progressistes et réactionnaires.

En France, la mouvance réactionnaire, animé par le Rassemblement national (RN) et La France insoumise (LFI), se retrouve sur ces enjeux. Il voudrait aussi revenir en arrière sur tous les points qui ont fait l’objet de réformes, plus ou moins récentes. Son atout est un populisme débridé fondé sur des simplismes, là où la complexité pourtant s’impose. Il ne se soucie pas de développement mais uniquement de redistribution mécanique illimitée, qui ruinerait au passage les finances publiques. En politique étrangère, en dépit de cache-sexe microscopiques, chacun sait que les connivences de Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon avec les pires despotes de la planète n’ont pas disparu. Leurs discours reposent enfin sur des communautarismes ethnoreligieux, celui des « souchiens » « judéo-chrétiens », pour l’une, de l’islamisme, pour l’autre. Ils espèrent que la somme de leurs clientélismes respectifs leur offrira une majorité. On retrouve cette forte convergence tant dans la similitude entre le projet législatif du RN et la contribution de LFI à celui du Nouveau Front Populaire. Tout cela, joint à leurs approches autoritaires dans des domaines touchant au caractère républicain de l’État (Etat de droit, séparation des pouvoirs, libertés civiles), laisse penser, que, au-delà des mesures réactionnaires, c’est une posture d’inspiration totalitaire qui se profile.

Simultanément, les mutations actuelles touchent les deux partis de gouvernement historique, PS et LR. Sur les grands sujets d’aujourd’hui, qui, pour certains, ont été pris à bras le corps par Emmanuel Macron depuis 2017, avec pour conséquences de créer contre lui de puissantes alliances corporatistes, les deux vieux partis n’ont clairement rien à dire et ils l’ont prouvé : la force actuelle du RN repose sur le fait qu’il est le seul parti d’opposition qui ait tiré parti de sept ans de continuité gouvernementale. Ni la gauche, ni la droite n’ont progressé depuis 2017. Pour espérer survivre, pensent les dirigeants de ces partis, être conservateur ne suffit pas : il faut être réactionnaire et compenser sur les marges ce qu’on perd au centre, d’où la très forte tentation pour le bloc PS-LR de se faire satelliser par les extrêmes. Olivier Faure, Sandrine Rousseau et leurs amis ont donné l’exemple en 2022 en faisant du PS et d’EELV des succursales ancillaires de LFI. Leur nouveau disciple, Éric Ciotti, s’est lancé dans un processus symétrique en se mettant au service de Marine Le Pen.

Le problème de cette stratégie est que, si elle présente une certaine rationalité pour des politiciens cyniques, elle ne convient pas forcément aux citoyens, qui comprennent depuis un moment que le deal qui a organisé l’opposition gauche/droite pendant un siècle et demi, la liberté contre l’égalité, n’a plus de sens. La scène politique se partage donc non en trois blocs : (extrême) gauche, centre, (extrême) droite, mais en trois mouvances : progressiste, conservatrice et réactionnaire.

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Ce qu’on appelle clarification est donc la réponse à la question suivante : voulez-vous revenir à un rapport gauche/droite, malgré son obsolescence et valider les contorsions et les brouillages que cela implique ou voulez-vous assumer un autre type de découpage, fondé sur des orientations plus pertinentes ?

La mutation s’est déjà produite en douceur dans la plupart des pays occidentaux, notamment ceux qui, grâce à la proportionnelle s’ajustent en permanence à la dynamique du débat public. Si cette configuration se mettait en place dans la vitesse de croisière de la vie politique française, cela se traduirait par le renvoi dans les cordes du bloc réactionnaire et une alternance entre conservateurs et progressistes sur la base de coalitions variables. Les partis peuvent eux aussi, en effet, se déplacer sur cet axe. En Allemagne, le SPD, les Verts et les Libéraux ont ainsi conclu une alliance de gouvernement sur un programme qui s’inscrit dans un progressisme contemporain. Deux ans et demi après sa constitution, elle a obtenu aux dernières Européennes 31% des voix, contre 29% pour l’opposition conservatrice CDU-CSU.

En France aussi on peut imaginer, surtout bien sûr si la proportionnelle finit par être adoptée, une palette d’alliances possibles qui proposeraient différentes manières de combiner une part de progressisme et de conservatisme, sachant que les partis peuvent évoluer : ainsi les Verts français, qui ont réussi à se faire rejeter par les électeurs alors que la conscience écologique n’a jamais été si forte dans la société, pourraient fort bien se libérer des TOC de l’extrême gauche et devenir un parti progressiste comme les Grünen ont su le faire en Allemagne.

La dynamique de clarification est bien en cours. Il y a au moins quatre moments pour la faire avancer à l’occasion de ces législatives : les alliances électorales, le vote du premier tour, le vote du second tour et les coalitions à l’Assemblée. Le premier acte se termine dans une certaine confusion, avec un LR fracturé et, d’après les sondages, seulement la moitié des sympathisants socialistes ou écologistes prêts à voter pour le Nouveau front populaire. Le scrutin reste ouvert. Si, par exemple, les électeurs de Raphaël Glucksmann et de Yannick Jadot ou des modérés de LR-canal historique sont cohérents, ils écarteront les extrêmes et renforceront, non tant le « camp » présidentiel que la possibilité d’un gouvernement, aux contours à définir, qui échappe au bloc réactionnaire constitué par RN et LFI. Et s’ils envoient au parlement suffisamment de députés capables de se situer dans cette perspective, la dissolution aura bien fait progresser la vie politique en la mettant au diapason de ce que les citoyens demandent.

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Publié le 26 juin 2024

Alliances politiques et modes de scrutin

La clarification idéologique que Jacques Lévy appelle de ses vœux aura-t-elle lieu les 30 juin et 7 juillet prochains ? Pour Jacques Lévy, l’obstacle principal à la recomposition nécessaire de la scène politique tient au manque de lucidité ou de courage des responsables d’appareils politiques qui se trompent d’alliance. Mais il sous-estime ici la force contraignante de notre mode de scrutin, qui contribue puissamment à organiser les rapprochements politiques. En outre, le parallèle entre extrêmes, qu’il tient pour évident, doit tenir compte des rapports de force, qui rendent aujourd’hui prédominant le péril de l’extrême droite.
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Le soubassement théorique du point de vue défendu par Jacques Lévy se trouve dans un texte publié par Terra Nova il y a un peu plus de deux ans : « Les métamorphoses du politique en Occident ». Présentées dans le contexte actuel sous forme de tribune, ces réflexions bruissent de nombreux échos à l’actualité politique et elles se chargent d’une résonnance très « présidentielle ». Comme le Président de la République, Jacques Lévy semble croire que ces élections législatives pourraient être l’occasion d’une salutaire « clarification ». Mais le sens qu’il donne à ce mot n’est, me semble-t-il, pas du tout celui que le Président lui prête.

Jacque Lévy espère une « clarification » de la recomposition du champ politique : il plaide pour qu’il ne soit pas décrit comme un tri-pole bloc de gauche / centre / bloc de droite, mais comme un tri-pole réactionnaires / progressistes / conservateurs ; les « réactionnaires » rassemblant, selon lui, le RN et LFI. Pour cela, il faudrait que les progressistes de gauche se séparent clairement des « réactionnaires » d’extrême-gauche, et que les conservateurs de droite ne tombent pas dans les bras des « réactionnaires » d’extrême-droite.

Le Président, de son côté, appelle de ses vœux une clarification d’une autre nature : la formation à l’Assemblée d’une majorité de gouvernement nette et cohérente qui mette « les extrêmes » en minorité. On notera que, dans les résultats des élections européennes que le Président a mis en avant pour justifier sa décision de dissoudre l’Assemblée nationale le 9 juin dernier, les extrême-droites rassemblent aujourd’hui 40% des suffrages exprimés et l’extrême-gauche représentée par LFI près de 10%, soit au total pas loin d’un électeur sur deux…

Emmanuel Macron ne s’embarrasse pas ici des distinctions que propose Jacques Lévy entre progressistes et conservateurs : la summa divisio qu’il met en avant sépare « les extrêmes » et le reste. Il ne s’embarrasse pas non plus d’un souci de juste représentation à l’Assemblée nationale des différentes sensibilités qui traversent la société française : il attend d’abord des élections qu’elles donnent à un gouvernement centriste (mais plus certainement de centre-droit) les moyens de gouverner, conformément à l’obsession des pères de la Ve République. Le scrutin majoritaire uninominal à deux tours étant l’instrument de prédilection de cette stratégie, contrairement à ce que propose ici Jacques Lévy.

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Car enfin, qu’on y adhère ou qu’on les rejette, les alliances actuelles ne sont pas le fait de petites lâchetés accumulées ou d’une quelconque faiblesse de cœur de la part de ceux qui refuseraient de poser le nouveau cadre des affrontements politiques « pertinents ». Elles résultent essentiellement d’un système électoral qui promet les petits et les solitaires au tombeau pour parvenir à sa seule et unique fin : construire de fortes majorités de gouvernement. Cet étau met toutes les formations de l’arc républicain, devant un même dilemme : le compromis compromettant ou la pureté stérile. A ce compte, ce sont des agrégations confuses qui sont encouragées. C’est à ce prix que peuvent se former, dans notre régime, ce que l’on qualifie ensuite de « majorités claires » et qui, en général, révèlent rapidement dans l’exercice du pouvoir de nombreuses ambiguïtés et de profonds désaccords !

Le phénomène n’est d’ailleurs pas très nouveau : en 1981, François Mitterrand a gagné la présidentielle (et les socialistes, les législatives qui ont suivi) grâce à une « union de la gauche » qui rassemblait des orientations idéologiques très hétérogènes et qui n’a pas survécu longtemps à sa victoire. En 1993, le triomphe de la droite républicaine a envoyé à l’Assemblée des familles de conservateurs qui se sont fait rapidement la guerre deux ans plus tard et dont les tensions ont justifié la calamiteuse dissolution de 1997 (calamiteuse pour celui qui en avait pris l’initiative : Jacques Chirac). La même année, la victoire de la « gauche plurielle » portait assez bien son nom : elle s’est finalement débandée en une multitude de petites candidatures qui ont conduit à l’élimination de Lionel Jospin au premier tour de la présidentielle de 2002. Bref, nous ne découvrons pas aujourd’hui les dynamiques propres à nos institutions et au mode de scrutin législatif. Mais, aujourd’hui, la fragmentation du paysage politique et sa polarisation croissante donnent un caractère tragique à cette vieille mécanique. Nous n’avions tout simplement pas imaginé qu’elle finisse par profiter à ceux qu’elle avait si longtemps permis de marginaliser !

Le plaidoyer de Jacques Lévy en faveur de la proportionnelle, que je partage, trouve là sa meilleure justification. Mais alors il faut être conséquent : ce ne sont pas les acteurs qu’il faut accabler pour leur supposée faiblesse, ce sont les règles du jeu qui les avilissent qu’il faut changer. Du même coup, on peut difficilement leur demander de se sacrifier pour imposer la clarification d’un jeu politique dont ils auraient aussitôt disparu.

Au total, les 30 juin et 7 juillet prochains, il y a fort à parier que nous n’aurons ni la première clarification – celle que Jacques Lévy appelle de ses vœux – ni la seconde – celle dont le Président semble encore caresser l’espoir. La première n’aura pas lieu précisément parce que, pour les raisons susdites, le scrutin majoritaire pousse à des rassemblements où se brouillent les identités idéologiques.

La seconde clarification risque de n’être pas davantage au rendez-vous. D’une part, parce qu’il est tout à fait possible que, comme en 2022, aucune majorité claire ne se dégage de ce scrutin. Le « fait majoritaire » qui marqua notre vie politique pendant plus de 60 ans s’en est retiré il y a deux ans. L’exécutif a tenté de faire comme s’il ne s’était rien passé alors que cet événement traduisait une décomposition plus profonde des pôles qui structuraient notre espace public. Une décomposition telle que même ce mode de scrutin si puissamment agrégateur ne parvenait plus à la contenir.

D’autre part, parce que, si une majorité claire venait malgré tout à se dégager de ce scrutin, elle ne serait sans doute pas au profit des centristes ni même de la gauche unie dans le Nouveau front populaire, mais au profit de l’extrême-droite. S’il est hasardeux de faire des projections en sièges à partir des enquêtes d’opinion disponibles à ce jour, les rapports de force ne laissent cependant guère de chances au bloc présidentiel ni même au Nouveau front populaire.

Enfin, l’équivalence supposée entre extrême-gauche et extrême-droite manque une réalité pourtant très simple à comprendre. Le parallèle LFI/RN consiste à rapprocher dans une belle symétrie deux formations jugées « réactionnaires » pour leur orientation idéologique. Je n’entre pas ici dans la discussion sur les similitudes et les différences entre ces deux mouvements. Mais, si on se préoccupe sérieusement du drame politique en cours, on est obligé d’introduire une nuance de poids entre les deux : d’un côté un parti qui pèse un tiers de l’électorat et devient le principal pôle d’attraction de son camp, de l’autre un parti qui pèse à peine 10% des suffrages et qui n’est plus hégémonique dans le sien. Versons au moins cela au crédit de la campagne de Raphaël Glucksmann aux élections européennes : le leadership à gauche a changé de main depuis 2022, si tant est d’ailleurs que le score de Jean-Luc Mélenchon au premier tour de la dernière présidentielle puisse s’interpréter comme un vote d’adhésion aux thèses de La France insoumise. Et reconnaissons que les menaces ne sont pas du tout de même intensité. La probabilité d’un gouvernement LFI demain dans notre pays est infime : c’est le RN qui est aujourd’hui aux portes du pouvoir. Disant cela, je ne conteste pas les critiques adressées contre LFI que j’ai moi-même souvent portées, mais la mise en perspective suggérée par la rhétorique des périls jumeaux. Le péril historique, ce n’est pas la montée de ces deux blocs qui menaceraient le reste de la scène politique dans une lutte à mort contre les progressistes et les conservateurs, mais l’apothéose du RN.

Une élection ne peut pas tout régler. Le principal problème qui est aujourd’hui soumis aux Français peut se résumer en une phrase : voulez-vous un gouvernement d’extrême-droite ?