Une cohabitation du troisième type

Une cohabitation du troisième type
Publié le 20 juin 2024
La Ve République a connu trois cohabitations : deux sous la présidence de François Mitterrand, la première avec Jacques Chirac de 1986 à 1988, et la seconde avec Edouard Balladur de 1993 à 1995, et une sous la présidence de Jacques Chirac, avec Lionel Jospin de 1997 à 2002. Les élections des 30 juin et 7 juillet 2024 risquent d’en provoquer une quatrième. Peut-on la comparer aux trois précédentes ou sera-t-elle d’un genre totalement nouveau ? Et sera-t-elle de nature, comme entre 1986 et 1988, à consommer le potentiel électoral de celui ou celle qui en sera le Premier ministre comme le croient ceux qui voient là une stratégie possible pour écarter le Rassemblement national de la course à la présidentielle en 2027 ?
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Les deux premières cohabitations (1986-1988 et 1993-1995) n’ont pas été provoquées par une dissolution mais par le jeu normal des institutions : le mandat présidentiel était alors de 7 ans quand le mandat parlementaire était de 5, et à deux reprises les Français ont choisi d’accorder une majorité de sièges au Palais Bourbon au parti d’opposition, le RPR d’abord, l’UMP ensuite. Aucune crise, aucune sidération, un Président socialiste respectant le choix du peuple français appelait les leaders du parti de centre droit pour conduire la politique de la Nation à Matignon. Et ce d’autant plus facilement que ces derniers disposaient d’une majorité absolue claire (et même écrasante en 1993).

La cohabitation de 1997 ressemble davantage à celle que pourrait connaître Emmanuel Macron, puisqu’elle fut provoquée par une dissolution de l’Assemblée nationale par Jacques Chirac, alors que rien ne l’y obligeait. Il y disposait en effet d’une majorité très confortable (484 sièges !) et aucune motion de censure n’était venue perturber l’adoption de ses projets de loi. On a parlé de « dissolution de confort » car Chirac voulait écarter, du sein de sa majorité, les députés balladuriens qui s’opposaient aux chiraquiens. Cette dissolution a provoqué la stupeur dans la classe politique et parmi les commentateurs car personne n’en voyait l’utilité. Et, encore moins, parmi les électeurs. Les Instituts de sondage se sont d’ailleurs beaucoup trompés (à part BVA) en prédisant une victoire de la droite, mais les Français ont déjoué les pronostics en sanctionnant une majorité divisée, et un changement de posture de Chirac qui, après avoir fait campagne sur « la fracture sociale », voulait une majorité pour redresser les comptes publics et mener une politique permettant la qualification de la France à l’adoption de l’euro. L’échec de cette dissolution a affaibli politiquement Chirac, et s’est conclu par l’arrivée de la gauche plurielle aux affaires, une alternance centre droit/centre gauche, et un respect scrupuleux des règles institutionnelles de la part de Jospin comme de Chirac, la bipolarisation jouant pleinement son rôle.

En quoi une hypothétique prochaine quatrième cohabitation serait-elle fondamentalement différente de celle de 1997 ?

Tout d’abord, contrairement à Chirac, Emmanuel Macron a dissous après une défaite cuisante aux élections européennes, c’est-à-dire au pire moment pour son camp. Si les Instituts annonçaient à tort une victoire de Chirac et Juppé en 1997, ils envisagent une déroute pour le camp présidentiel aujourd’hui. Les critiques à mots couverts de la part des députés sortants de la majorité, qui se retrouvent engagés dans des combats parfois impossibles à gagner, risquent de se transformer dès le soir du 7 juillet en un torrent de reproches, alimentés par la colère et l’amertume. Ce ne sont pas ses adversaires qui seront alors les plus durs avec Macron, mais ses partisans, et les règlements de comptes seront violents, laissant le Président plus seul que jamais. Avec cette décision solitaire, si les enquêtes d’intention de vote voient juste, Macron aura détruit son groupe parlementaire et son parti politique, et les possibilités de reconstruire seront quasiment nulles.

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A cela s’ajoute l’impossibilité de se représenter à la présidentielle de 2027, contrairement à Mitterrand qui gagnera la présidentielle de 1988 après 2 ans de cohabitation, et à Chirac qui gagnera celle de 2002, après 5 ans de cohabitation. Au lendemain d’une défaite dont il sera regardé comme le seul responsable, Macron le « transformateur » sera paralysé et entrera dans un long crépuscule en forme de pré-retraite, négligé par ses pairs à l’international – et peut-être même méprisé, tant sa décision a provoqué l’incompréhension à Bruxelles, Washington ou Berlin – et sans poids politique à l’intérieur où les grandes manœuvres de la présidentielle 2027 commenceront dès le 8 juillet, et le marginaliseront encore un peu plus.

Enfin, et surtout, la cohabitation qui se dessine ne se fera pas avec un parti de gouvernement dans un jeu d’alternance classique, mais avec un parti populiste et extrémiste, qui a des velléités de remise en cause de l’Etat de droit, et qui défend des positions à l’international sur l’Ukraine ou sur l’Otan très différentes de celles des partis de l’arc républicain et en rupture avec la longue tradition gaullo-mitterrandienne. La question de l’ingérence russe se posera avec acuité, et les escarmouches avec le Conseil d’Etat et le Conseil constitutionnel se multiplieront, ne serait-ce que pour justifier les renoncements auxquels sera contraint le Rassemblement National. Et au Parlement, ce ne sera pas le « parti du Président » qui sera le principal adversaire du gouvernement de cohabitation, mais une coalition de gauche, très critique à l’égard du macronisme. Cette bipolarisation ressuscitée sera, elle aussi, d’un genre nouveau, puisque dans au moins un des pôles, c’est le parti extrême qui dominera, et peut-être dans les deux. Elle aura pour effet d’accentuer la marginalisation du Président.

C’est donc une cohabitation du troisième type qui pourrait émerger du scrutin des 30 juin et 7 juillet, une cohabitation entre un Président démonétisé et sans soutien politique, et un parti politique novice, dont le programme est un défi à l’Etat de droit et aux traités européens. Une cohabitation qui ne ressemblera à aucune des trois autres, et qui risque de faire entrer le pays dans une zone de tempêtes.

Des esprits subtils voient là cependant une occasion idéale d’affaiblir durablement le Rassemblement national, considérant que l’exercice du pouvoir et l’épreuve du réel ont toujours usé voire consumé la popularité de ceux qui l’occupent. Ils mettent en avant en particulier l’exemple de la première cohabitation dont les chiraquiens étaient sortis « lessivés ».

Le problème est que cet effet n’a rien de mécanique. La cohabitation de 1993-1995 n’a pas empêché la droite de gagner la présidentielle en 1995. Celle de 1997-2002 a débouché sur la défaite de Lionel Jospin à la présidentielle mais bien davantage du fait de la division de la gauche que de l’usure liée à l’exercice du pouvoir. Rien dans ce répertoire d’expériences passées ne prouve que le RN sortirait lui-même « lessivé » d’une cohabitation de trois années.

Surtout que le Rassemblement national est parfaitement instruit des risques. Il a même d’ores et déjà annoncé qu’il n’accepterait Matignon qu’à la condition de disposer d’une majorité absolue (« Pour nous essayer, il nous faut la majorité absolue », a déclaré Jordan Bardella au Parisien le 18 juin), c’est assez dire qu’il se méfie de ce rendez-vous. Ensuite, il y a fort à parier qu’une fois installé à Matignon, Jordan Bardella mènerait une politique prudente et soucieuse de ne pas compromettre l’avenir de Marine Le Pen en 2027. Il a déjà annoncé qu’il renoncerait à un certain nombre de projets comme la retraite à 60 ans. Appelé à Matignon, nul doute qu’il prendrait argument de la dégradation (réelle) des comptes publics hérités de la mandature précédente pour abandonner d’autres propositions. Nul doute non plus qu’il mettrait en avant le fait d’être empêché pour justifier une politique très en-deçà des folles promesses faites durant les récentes campagnes : empêché par le Président de la République, le Conseil constitutionnel, l’Europe, etc. Ne croyons pas que le Rassemblement national serait assez sot pour courir tête baissée vers une usure prématurée.

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Thierry Pech

Jean-Louis Missika